Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 






REPONSES A UNE ENQUETE SUR LA GUERRE

 

(Anthinea, Revue d'études historiques, n° double 4-5, Avril-Juin 1973)

 

 

I - Quelle est la signification et la fonction de la guerre dans l'activité humaine, dans le système des activités humaines ?

 

Dans nos sociétés, la guerre est un sujet de pensées et un objet d'études qui ne se laisse pas "dépassionner" en profondeur. L'affectivité se trouve placée dans un champ magnétique fort, ce qui entraîne une perte de sang-froid intellectuel. "Nous n'avons pas pu, dit un psychanalyste anglais, trouver une explication adéquate des aspects les plus désagréables de la nature humaine, parce que nous nous sommes cantonnés dans l'espoir utopique que la cruauté et l'hostilité pourraient être éliminées par une modification suffisante de la société". Ici perce une des difficultés spécifiques de la sociologie de la connaissance (et de tout ce genre d' unexact science, que j'ai appelée autrefois (dans Les Faits sociaux ne sont pas des choses) "une résistance sui generis de l'objet de la connaissance à l'entreprise de connaître". Le "gros temps" affectif dévie la boussole intellectuelle. On projette sur la guerre la "dominante diabolique". C'est qu'on n'étudie pas le diable, même quand on croit le faire ; on l'exorcise. Tout se passe comme si on voulait échapper à la généralité du phénomène guerre, qui nous apparaît jusqu'à présent consubstantiel à l'histoire, en suggérant une conception lacunaire du monde, où on oublierait la généralité de ce phénomène. De même que le marxisme est un messianisme contreplaqué de science, nos prétendues polémologies sont trop souvent des pacifismes contreplaqués de sociologie. On y considère la guerre moins comme une constante - jusqu'à présent - de l'histoire humaine, que comme une sorte de kyste, de cancer de l'humanité, sur lequel le sociologue progressiste fait peser un regard lourd de préoccupations morales.

 

L'antidote à cette attitude qui, dans le meilleur des cas, nous fait perdre du temps, serait le point de vue d'un sociologue conscient du fait que la sociologie est un chapitre de l'éthologie. Que font les éthologues ? Ils posent en principe, nous répond Konrad Lorenz, que "les lois fondamentales qui gouvernent le comportement inné ne deviennent perceptibles que sur la large base d'induction d'une étude comparative". Ayant observé des espèces très différentes, oies, poissons, babouins, non plus au zoo comme on faisait avant eux, mais dans le biotope, chez eux, en liberté, ils sont arrivés par induction à discerner un certain nombre de formes, disons des modèles de modèles de conduite très largement distribués par toute l'étendue du règne animal. L'éthologie recherche quelle est la fonction de ces conduites dans et pour la vie et la survie de l'espèce (il faut bien avoir une hypothèse directrice). Les éthologues - surtout Lorenz - ont montré comment ce que nous appelons suivant notre terminologie instinct guerrier, ou tendances agressives, fait partie du même système que les autres tendances animales, forme un tout avec elles, ne constitue en aucun cas une anomalie , opérable comme un kyste. Une telle mutilation n'est pas possible. Pour Lorenz, par exemple, un des facteurs du lien social est l'agression "rituellement réorientée". Autrement dit, l'agressivité est un des ingrédients qui entre dans la composition du tissu social.

 

Alors, qu'est-ce que la guerre ? La guerre est une institution culturelle, comme par exemple la famille ou le marché, c'est comme la famille ou le marché une institution qui exprime plus ou moins et satisfait plus ou moins un éventail très varié d'instincts et pulsions humaines. La condition nécessaire mais non suffisante de l'institution culturelle est l'existence des pulsions agressives.

 

Refuser de constater ces pulsions mène au type de déni de réalité qui rend insignifiante une grande partie de la littérature pacifiste, mais à l'inverse, expliquer les particularités diverses et variables du phénomène culturel guerre, uniquement par ces pulsions agressives, est tomber dans un défaut symétrique, qui mène également mais par des voies opposées, à l'inintelligence du réel.

 

Les sociétés sont faites d'hommes, mais pour l'observateur il y a une immense distance, une véritable hétérogénéité entre, d'une part, les manifestations de la psyché humaine quand on les rapporte à des individus, qu'on les examine pour ainsi dire à l'échelon moléculaire, celui de la "psychologie" comme nous disons, et les manifestations de la même psyché lorsqu'on les constate à l'échelon "molaire", celui du social. Peu de cas ici sont plus frappants que celui de la guerre. La complexité des sociétés humaines dans lesquelles nous vivons, non seulement rend la matière première du social fournie par l'affectivité humaine pratiquement méconnaissable à ce degré d'élaboration sociale, mais encore introduit dans notre perception même une différence qui n'est pas seulement de quantité et de niveau, mais aussi de qualité (cela est comparable aux différences entre le macrophysique et le microphysique). Durkheim avait raison du point de vue phénoménologique de considérer le social comme réalité sui generis, mais il était fasciné par un "effet de distance" qui l'entraînait vers l'hypostase et la mythologie. Avec la société, c'est encore de nous qu'il s'agit. Le social introduit en effet des phénomènes nouveaux où l'on ne se reconnaît plus. Dans nos sociétés, par exemple, un chef ne surgit pas de la situation comme il en surgit dans le monde animal, lorsque le poisson alpha se met à diriger ses congénères dans le péril. Non, le chef militaire pour nous est un produit des grandes écoles, et d'un certain nombre de paramètres, économiques, sociaux, religieux, politiques, situés et datés. Il est souhaitable que l'image du chef sociologique crédité par la société et l'image du chef naturel issu de la situation, coïncident dans la psyché des usagers, et c'est une question de pédagogie de les faire coïncider. Aujourd'hui, c'est particulièrement facile, si les mass media se mettent à nous persuader de l'excellence d'un personnage; dans la mesure où la confiance suffit pour qu'il accomplisse son office, "c'est gagné".

 

Il peut s'y ajouter la compétence. Mais à la limite, grâce au crédit social, cette formidable avance que lui consent l'affectivité collective, le chef sociologique, par opposition au chef naturel, peut théoriquement se passer d'"autorité naturelle".

 

La distance, disons l'hétérogénéité, entre la base affective humaine de la guerre et le phénomène guerre, est du même ordre. La complexité de nos systèmes sociaux transmute la matière première psychologique des guerres. Cette hétérogénéité qualitative abuse les très incertains théoriciens de la guerre que produisent les sociétés à formule politique démocratique. Ils en arrivent à sous-estimer la matière première du social, l'affectivité humaine, et ils se meuvent alors sans le savoir, dans les abstractions utopiques rigides. Cela revient à refuser de constater comment l'homme est fait, à traiter l'éthologie par prétérition, à méconnaître que la guerre, dans ses formes et variétés historiques, doit être examinée en tant que manifestation, qu'expression de pulsions humaines qu'on peut déceler aussi dans des situations autres que des situations de guerre.

 

Ainsi, toutes les théories sur la guerre qui partent du principe qu'il s'agit d'un mal qu'il faut guérir, sont viciées à la base. Avec la guerre, il s'agit en fait de ce que deviennent dans des situations historiques données, des pulsions humaines dont seul le dévergondage affectif d'esprits déréglés par une panique intellectuelle peut méconnaître le caractère normal. C'est un courant très difficile à remonter. A la suite des psychanalystes, toute une école de psychologues, de sociologues, ont répandu l'idée que l'agression était toujours consécutive à la frustration. Nous n'avons pas de peine à retrouver les utopies rousseauistes derrière cette façon de voir. Celui qui n'a jamais été frustré ne saurait être agressif. Qui ne reconnaît la bonté originelle de l'homme, reconduite par des ethnographes "progressistes" dont, du reste, la naïveté ressemble beaucoup à un tour de force intellectuel ?

 

Si on se trompe au départ sur l'objet, le chemin qu'on prend ne peut être celui de la connaissance.

 

Une des causes majeures de troubles dans nos sociétés complexes est en effet la distance, se manifestant comme hétérogénéité, du social au naturel, et le fait que le social devienne une manifestation, une expression - il faudrait dire une traduction - trop précaire, trop incertaine, trop déviée, du naturel. Telle est la signification du célèbre essai de Freud Das Unbehagen in der Kultur, et même si l'on doit en récuser ou en discuter partiellement ou totalement le contenu, il faut reconnaître que la question avait à être posée, et que Freud a bien fait de la poser. La distance acquise par notre civilisation entre le "naturel" et le "culturel" - dans plusieurs directions - ne devient-elle pas une distance critique ? Le fil trop long et trop embrouillé peut-il se rompre ? La guerre, indépendamment de sa fonction destructrice de vies humaines qui jusqu'à présent n'est pas susceptible d'avoir des effets létaux sur l'espèce, la guerre moderne, celle que Freud a connue, et la deuxième , qu'il n'a pas connue, ne ferait-elle pas souffrir les instincts humains -les instincts guerriers précisément, l'agressivité - par trop de détournements, comme l'organisation sociale des années 1920 et 1930 faisait trop souffrir, de l'avis de Freud, la sexualité humaine (je ne sais si Freud, s'il avait pu vivre jusqu'aujourd'hui, serait du même avis sur ce dernier point). Les mouvements de "retour à la nature", tant ceux du XIXème siècle que les nôtres, sont en effet des protestations du "naturel" contre les exigences du "social". La guerre, à la phase de son histoire où elle semblait être arrivée après la deuxième guerre mondiale du XXème siècle, se mit à apparaître comme une institution culturelle qui, à la fois par son extension, par son gigantisme, et par les moyens sans précédent qu'elle met en œuvre, signifie de plus en plus une affreuse déception pour l'individu et une menace de mort pour l'espèce. Les inquiétudes qu'inspirent pour le compte de l'espèce le développement, et en généralité de participation, et en moyens de destruction, de la guerre, depuis la révolution française, obnubilent nos théoriciens et les détournent de considérer des ressemblances et des analogies pourtant capitales.

 

Ici encore nous devons aux éthologistes une observation irremplaçable. La distance, la véritable hétérogénéité qu'il y a entre les pulsions humaines dans leur expression naturelle, individuelle, psychologique, et les phénomènes sociaux à qui cette affectivité humaine, ces pulsions naturelles servent de matière première (l'hétérogénéité entre la base pulsionnelle de la guerre et la réalité collective et organisée de la guerre) appelle toute notre attention sur une différence spécifique entre d'une part l'homme, et d'autre part toutes les autres espèces animales.

 

Dans les espèces vivant socialement, observées par les éthologues, il ne règne pas, semble-t-il, d'incertitude quant à la taille de la société, quant aux dispositions démographiques à prendre, et même quant aux dispositions politiques, si l'on appelle politique l'action des individus les uns sur les autres (par exemple l'action du chef d'une harde de loups menant sa harde) ou plutôt , si les questions semblent se poser, elles sont aisément résolues : la concurrence sexuelle entre mâles est réglée par la soumission des omegas devant les alphas; ceux-là évitent la violence par des conduites de soumission rituelles envers ceux-ci. Le monopole de la reproduction laissé aux alphas qui ont un patrimoine génétique plus efficace, maintient le groupe en nombre et en force. Les autres mâles consentent souvent à une castration de fait. La délimitation et le maintien des territoires se fait grâce à des conduites agressives ou sexuelles, ou plutôt ex-agressives et ex-sexuelles, qui, ritualisées deviennent de véritables conduites sociales. Les problèmes d'une démographie, d'une extension d'un groupe donné, sans autre limite que la catastrophe, ne sont pas des problèmes animaux, mais des problèmes humains. Tout se passe comme si ces espèces animales étaient régies par de grandes régulations naturelles et comme si l'espèce humaine était, de ce point de vue, une espèce animale déréglée, comme si dans l'histoire du règne animal, l'homme était le lieu d'une grande défaillance de régulation. Il saute aux yeux que quant à la taille des agglomérations urbaines, quant à la taille des communautés humaines, quant à la taille des régimes politiques (et quant à la puissance des moyens mis en œuvre pour atteindre ces fins) l'infaillibilité instinctive fait totalement défaut à l'homme. Il fait preuve d'une carence remarquable quant à la recherche de la taille optima. C'est un des cas où la fausseté de la puérile philosophie du progrès par addition saute le plus aux yeux : une des préoccupations dominantes d'Aristote dans sa Politique est la taille des "unités politiques". La recherche politique d'Aristote quant aux dimensions territoriales, quant aux régimes, quant aux forces armées, quant aux richesses, est la recherche d'optima. L'impératif de l'augmentation pour l'augmentation, de l'agrandissement pour l'agrandissement, n'est pas grec. Il semble que la signification biologique de ces prescriptions esthétiques ait assez vite échappé aux héritiers de leur civilisation, c'est-à-dire à nous-mêmes. D'une manière générale ce qu'on peut appeler l'infinitisme humain, ou d'une manière moins romantique, la carence du sens de la mesure dans le règne humain, n'a pas encore fait l'objet des études qu'elle mérite. Il semble que le souci principal qu'ont donné avant nous les guerres aux hommes du XXème siècle ait été la crainte d'une augmentation quantitative des guerres en extension et en moyens de destruction, et ils voyaient l'espèce menacée d'extinction par la croissance de la guerre (comme d'ailleurs par la croissance des agglomérations urbaines et par sa propre croissance numérique, une sorte de suicide par multiplication).

 

Mais s'il est indéniable que l'homme de notre temps et de notre civilisation est comme une victime exemplaire de ce mal spécifique qu'est le dérèglement, il n'en faut pas moins que nous nous opposions une fois de plus à nos contemporains qui, cette fois-ci pèchent par excès de pessimisme. Nous devons d'abord remettre la guerre à sa place : une institution culturelle universelle qui a pris des proportions et une intensité aberrantes, par une réalisation particulière à notre XXème siècle de cette loi du dérèglement qui régit l'espèce humaine. Il n'en va pas des guerres autrement que des villes, autrement que (dans certaines conditions de situation et de date, aux Indes par exemple) de la démographie, c'est-à-dire de l'autoreproduction de l'espèce humaine. Des éthologues, notamment Konrad Lorenz, voient dans ce dérèglement de l'agressivité et de la sexualité organisées, une caractéristique de la domestication. L'hypersexualité et l'hyperagressivité sont des "conduites de zoo", et ce genre d'effet dans l'espèce humaine seraient des "effets d'autodomestication". L'espèce humaine se serait en quelque sorte mise elle-même en "zoo", et l'hypertrophie de la guerre relèverait d'une sorte de pathologie de la domestication. Dans une telle vue du monde, les commandements moraux apparaissent comme des tentatives de corrections de défaillance de l'instinct. Mais ce n'est pas notre sujet.

 

Et il y aurait au départ de la théorie de Freud une sorte d'illusion d'optique culturelle. Mais ce n'est pas non plus notre sujet.

 

II - Au XXème siècle, s'il y a pour nous des mutations de la guerre, en quoi consistent-elles essentiellement ?

 

La guerre étant une institution culturelle est fonction de la culture, au sens allemand, en français, de la "civilisation" dont elle est la guerre. La guerre, telle ou telle forme, telle ou telle variété de guerre, traduit une société, un complexe ou une pluralité de sociétés; elle la traduit sur un certain registre, comme la littérature ou l'économie, la mathématique ou la musique peuvent la traduire sur d'autres registres. Nous ne pouvons faire des remarques à propos de la deuxième question -"mutations de la guerre à notre époque" - remarques et non réponses, que de façon très schématique et très incomplète. Et encore nous bornerons-nous à "soulever des points" qui le sont insuffisamment, ou, à notre avis, ne le sont pas comme il le faudrait.

Comme "Anthinea" me le rappelle, j'ai publié en 1951 La Guerre en question. Titre à double sens : celui des deux sens qui m'importait le plus était "mise en question de la conception qu'alors, en 1951, on se faisait de la guerre". Il s'agissait d'une discussion sur les principes stratégiques qu'il aurait convenu alors d'accepter ou d'adopter. Je dis bien "alors". Car c'est le genre d'ouvrage qu'il convient de refaire à partir du moment où un nombre suffisant de paramètres a varié depuis la dernière fois, et c'est évidemment le cas.

 

Une particularité de notre époque m'avait frappé dès la fin des années 1940, qui n'a cessé de devenir de plus en plus frappante. C'est que les spéculations, les théories, les livres sur la guerre - un genre littéraire - avaient, presqu'en général, cette particularité d'être des livres sur la guerre qu'on ne fait pas, et les théories américaines sur l'escalation n'échappent pas à cette critique. L'idée de " Troisième Guerre mondiale", une guerre mondiale conçue suivant le modèle des deux premières, mais "en plus grand", prend sous cet éclairage l'allure d'une dérobade intellectuelle et d'une fuite psychologique quant à la guerre qu'on faisait, ou plutôt qu'on se laissait faire. Il y a un mot anglais qui exprime cette attitude mieux qu'aucun mot français, escapism. A quoi tentait-on d'échapper ? A la réalité perceptible et constatable d'ores et déjà d'une véritable mutation de la guerre, beaucoup plus avancée aujourd'hui.

 

Une brève plongée en arrière, dans l'histoire, est ici nécessaire. C'est dès le XVème siècle, c'est avec les "guerres de religion" qu'apparaissent dans notre monde historique ces haines collectives épidémiques jetant les uns contre les autres des membres d'une même population. L'Européen voue à la destruction organisée son semblable, celui qu'un observateur vraiment extérieur ne distinguerait pas de lui-même. Ces guerres n'ont rien de biologique. Ni la recherche de terres nourricières, ni la "vis a tergo" qui résulte d'une implacable transformation climatique, ni les excédents de population ne sont en cause. Ce sont les membres d'une même société, et d'une même civilisation qui, à tous les étages de cette société et de cette civilisation, s'entretuent. Le caractère encore peu développé des techniques de recrutement et des techniques d'extermination permet seul à l'Europe d'échapper à une diminution massive de population. Encore que la dernière des guerres de religion, qui est aussi déjà autre chose, la guerre de trente ans, n'y échappe pas. L'Allemagne est dévastée et diminuée pour longtemps. Cette injection nouvelle de zèle meurtrier dans l'institution culturelle "guerre" après une rémission qui devient particulièrement clémente au cours du XVIIème siècle, se manifestera de nouveau avec la révolution française. Le phénomène désormais massif va gagner alors une généralité, une intensité et une profondeur sans précédent. Plusieurs facteurs se combineront pour produire les premières très grandes guerres européennes, celles de la Révolution et de l'Empire. Le zèle meurtrier du type religieux, épidémique et collectif, qu'on peut appeler si l'on veut à partir de cette époque, fanatisme idéologique. Des théories stratégiques préconisant la guerre par grandes masses; des changements politiques permettant la mise en application de ces théories; c'est la rencontre de certaines des idées exprimées notamment par Guibert en 1772 dans son Essai général de tactique , avec l'exécution réussie des décrets révolutionnaires sur la levée en masse. Les progrès de l'armement et de la puissance de feu d'une part, les premières grandes poussées de sentiment national en Europe d'autre part, permettent d'indiquer les principales dominantes du tableau. On aurait tort de sous-estimer la connexion qu'il y a entre la haine collective et la levée en masse. Pour placer un peuple entier sous les armes, il a fallu qu'il croie que l'ennemi était méchant intrinséquement, qu'il projette sur cet ennemi la "dominante diabolique", et qu'en même temps il s'identifie, lui, au Bien. Nous voyons apparaître une fois de plus parmi les "meneurs", la race des soi-disant porteurs de vérité qui ne se sentent plus le droit de faire grâce : la vérité doit règner, et ils sont les instruments de cette puissance suprême. Mais désormais quelle que soit la composition du doping idéologique, il faut des doses de haine susceptibles de dynamiser passionnellement des masses compactes.

 

Nous pouvons considérer de ce point de vue (en dépit d'un certain nombre de présages ou même de prodromes alarmants) le XIXème siècle jusqu'à la guerre de 1914, comme une période, sinon de rémission, du moins de relative latence. Les deux philtres de haine collective - appelons-les le "national" et le "socialiste" - n'avaient cessé tout au long du XIXème siècle d'être de plus en plus habilement distillés - je parle des idéologies - tandis que l'évolution même des sociétés occidentales mettait au point "inconsciemment", avec la vitesse des communications, de l'alphabétisation, des mécanismes de contagion collective d'une efficacité sans précédent.

 

En survolant l'histoire d'assez haut, on peut, dans la partie occidentale de l'ancien continent, discerner trois grandes coulées de haine collective. La première se nomme "guerres de religion", la seconde, "révolution française" (la continuité entre les deux est manifestée par un phénomène plus "local", la révolution anglaise), la troisième grande coulée de haine collective part de la révolution russe : aux termes de l'interprétation du marxisme qu'adoptent les bolchevics, il n'y a pas de composition possible avec l'adversaire. Ce qui transpose assez exactement la dualité irrémissible dans la manière d'adorer Dieu, bref l'antagonisme duel de valeurs qui caractérise d'entrée de jeu la guerre de religion. Elle est ici, comme eût dit Hegel, "dépassée et conservée", aufgehoben. Les valeurs promues ou défendues sont exclusives et correspondent à une logique binaire de l'action.Tout pluralisme est d'abord exclu. Le Bien doit règner. Il n'y a d'autre hiérarchie des moyens que celle de leur efficacité par rapport aux fins. Le "manichéisme" de la levée en masse n'est plus national. Il est transposé en principe à l'échelle mondiale. Il y a partout des "exploiteurs" et des "exploités".

 

L'originalité du phénomène qui se laisse examiner alors, c'est bien cette "intention" de généralisation à l'échelle mondiale de la haine collective qui jusqu'à présent avait été limitée. Ce germe d'universalisation existait, certes, dès les guerres de religion, mais à partir de la guerre de trente ans il s'est combiné avec des soucis d'impérialisme dynastique et la nouvelle philosophie politique de la Raison d'Etat , jusqu'à disparaître tout à fait au XVIIIème siècle. Lors de la Révolution française, ce genre d'universalisation apparaît plus clairement, on parle de "genre humain", de droits de l'Homme. On déclare même qu'on ne déposera pas les armes tant qu'il restera des rois. Ces dernières années un ouvrage du professeur israëlien Talmon, Les Origines de la Démocratie totalitaire, qui d'ailleurs doit beaucoup à Taine, a traité de ce sujet. Si à partir de la révolution française se lève l'ère des guerres nationales où il importe, à des fins d'efficacité, d'enflammer d'un zèle meurtrier tous les "citoyens", il ne s'agissait encore que d'un seul peuple à la fois. A partir des Bolcheviks, cette haine de principe n'a plus ni frontières sur la carte, ni limites dans le cœur humain. L'idée de l'Homonoia , de la paix de concorde, apport propre de la pensée hellénistique au patrimoine occidental, n'a plus de sens. L'accord n'est pas possible. La fin de la lutte - fin au double sens du mot - ne pouvant être que la victoire, la distinction officielle entre guerre et paix, avec son cortège de conventions que l'on avait pu croire inhérent à toute civilisation, la distinction entre civils et militaires, les signes extérieurs permettant d'isoler les combattants des non-combattants, etc…si elle n'est pas abolie, du moins n'a pas l'adhésion profonde des nouveaux religionnaires qui ne l'admettent que sur le plan tactique parce qu'ils ne peuvent faire autrement, et ne désarment pas moralement dans les intervalles de temps séparant deux "guerres" limitées : la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens, dirons-nous, inversant Clausewitz. C'est alors que cet assemblage des deux mots "guerre" et "politique" prend la signification que nous lui connaissons maintenant. Nous verrons les conflits du travail prendre un double sens, ce sont aussi des actions de guerre. Les conflits du travail sont toujours des conflits du travail et de ce fait ressortissant toujours au droit. Ils sont surdéterminés comme disent les psychanalystes par des actes de guerre. La limite de cet état de choses serait ce phénomène que le bon Sorel n'avait pas prévu : la grève généralisée (ou seulement chronique) à bénéficiaire extérieur. De la force thermonucléaire à la mine sociologique la panoplie militaire contemporaine est pour ainsi dire continue.

 

A partir du bolchevisme, et sur ce point le bolchevisme a fait école, le terme de démobilisation ne saurait s'appliquer à un révolutionnaire. Il ne s'agit et il ne s'agira jamais que de passer d'une forme de lutte à une autre, et, en ce sens, il n'est pas d'état de paix, ni de résultat obtenu susceptible d'arrêter l'action révolutionnaire. L'état d'esprit de guerre de religion est passé dans le sang comme un microbe. L'homonoia est exclue par principe, le pluriel est ramené au duel. La satisfaction de la dernière en date des demandes formulées n'apaise pas la revendication mais l'exaspère. Une telle dialectique n'a de "social", de "national" ou de "syndical" que l'apparence.

 

Cet état d'esprit est une des dominantes de psychologie historique du XXème siècle. Le fascisme italien, mais plus encore le national-socialisme allemand, ont repris l'absolutisme bolchevik en en changeant le contenu, et à cet absolutisme se manifestant dans chacun de ces deux camps en présence est liée la férocité sans précédent de la deuxième guerre mondiale qui, s'essayant au génocide et à la destruction de villes entières, donne une modeste idée de ce qu'il est désormais possible de faire dans ces domaines.

 

La morosité propre aux political scientists de notre temps qui traitent de la guerre, tient avant tout à leur tendance à l'extrapolation. La dépendance mutuelle qu'ils n'ont pas tort, ou de pressentir ou de postuler en principe, entre les progrès de l'efficacité organisatrice de la guerre possible (qui sont seulement un des aspects des progrès de l'organisation économique des pays développés) les progrès de la démographie et en même temps les progrès de l'art d'y mettre un terme radical (par la guerre thermonucléaire et l'emploi des fusées notamment) la non-disparition du fanatisme idéologique n'admettant pas la pluralité, et tendant à l'unification par tous les moyens, du globe sous un même étendard idéologique, l'obstacle que certaines divisions idéologiques mettent à la résolution des problèmes, notamment ceux du droit international, qui intéressent tous les hommes, cette dépendance mutuelle postulée, de facteurs, tous de très mauvais augure, portent nos political scientists à des imaginations de "troisième guerre mondiale".

 

Il semble que leur soucis humanitaires, et peut-être quelqu'engourdissement conformiste, leur interdise de discerner d'autres présages, peut-être d'autres prodromes. Si nous prenons en compte certains faits, nous pouvons nous demander si nous ne sommes pas en présence d'un tournant dans l'histoire de la guerre, d'une mutation de la guerre, comparable à celle qui est intervenue au déclin de l'Ancien Régime et que nous appelons grosso modo : passage des guerres dynastiques aux guerres nationales.

 

Que s'est-il passé de ce point de vue ? Aux guerres peu prodigues de vies humaines de la fin de l'Ancien Régime, où triomphaient la convention et la combinaison, où les gains et les pertes étaient limités ainsi que les efforts consentis pour atteindre chaque type d'objectif, ont succédé les guerres nationales, les grands massacres de la période 1792-1815, repris avec plus d'ampleur, à un siècle de distance, par les deux guerres mondiales du XXème siècle. Depuis l'avènement de l'URSS, l'union du fanatisme religieux et des moyens techniques est à l'ordre du jour, et les contre-préparatifs se doivent de dépasser les préparatifs.

 

Regardons de très haut, dans une perspective très cavalière, le phénomène guerre depuis la deuxième guerre mondiale. Il s'agit après 1945 de guerres limitées quant au nombre des combattants et quant à l'intensité destructive des moyens, guerres qui seraient inintelligibles sans les rivalités "idéologiques" et "impérialistes" des "Grands", guerres qui ne sont pas menées directement par ces "Grands" (Grèce, Perse, Philippines, Birmanie, Malaisie, Indochine, Corée, Moyen-Orient, Algérie). Un leit-motiv, la plupart du temps implicite, de mon livre La Guerre en question était : les anxiétés, les prédictions et les considérations sur "la troisième guerre mondiale", ne témoignent pas seulement d'un certain manque d'initiative intellectuelle, elles témoignent aussi d'"escapism" (d'une certaine tendance à échapper aux situations réelles en se fixant mentalement à des situations imaginaires). Je disais à ceux qui se targuaient en 1951 de représenter le"monde libre" : il y a un rapport psychologique entre le fait que vous "théorisez" la guerre qu'on ne vous fait pas (la "troisième guerre mondiale") et que vous ne faites pas la guerre qu'on vous fait. Je donnais comme exemple schématique le fait que le "sommet communiste" dirigeait dans tous les pays non-communistes une sorte de conspiration permanente à ciel ouvert pour la justice, et qu'en théorie il ne tenait qu'à la partie adverse de diriger dans tous les pays communistes une sorte de conspiration permanente symétrique pour la liberté. Cet avis n'avait rien d'utopique. On me répondit souvent que les communistes, furieux, choisiraient dans ce cas de prendre l'initiative de la troisième guerre mondiale, ce qui ne m'a nullement convaincu. La vérité est plutôt que les formules politiques, la forme et la réalité des régimes occidentaux, dits démocratiques, ne se prêtaient pas du tout à ce type d'action. Il eût fallu pour le mener, transmuer la nature de l'alliance occidentale et lui adjoindre un Ordre mondial (dans le sens d'"ordre religieux" combattant) symétrique au bolchevisme, et qui fût encore plus distinct des Etats occidentaux que le communisme mondial l'est de l'Etat soviétique. Ce sont là des irréels passés qui deviennent des utopies lorsqu'on refuse d'agir. Mais je ne suis pas hégélien, et tout fait accompli ne m'inspire pas, du fait seul qu'il est accompli, une révérence bestiale.

 

Pour nous en tenir comme le veut la règle de cette réponse au descriptif et au non-politique, les symptômes de limitation de la guerre, dont témoignaient déjà, de 1945 à 1961, la série de conflits citée plus haut, n'ont fait que se préciser. On a vu apparaître des formes de guerre encore bien plus économes de vies humaines et bien plus sélectives que même le plus limité des conflits armés de la période 1945-1961. Les "hauts faits" palestiniens (mise en condition de l'opinion mondiale par des actions d'éclat démontrant la fragilité de la civilisation en face de quelques hommes décidés : détounements d'avions, meurtres et destructions spectaculaires) et anti-Palestiniens (raids de commandos israëliens exécutant les chefs adverses au cœur d'une grande ville affairée et pacifique) ces actions sont extraordinairement plus limitées que les guerres locales de la période précédente. Ainsi la guerre, immanente à la paix, devient un élément de la vie troublée du corps social, et ceci peut se passer à peu près n'importe où. De préférence chez les neutres. Seule l'opportunité de frapper choisit. Les nouvelles stratégies de guerrilla urbaine, apparues dès la fin des années 1950 vont dans le même sens. Il s'agit par des actions de harcèlement (enlèvements spectaculaires) d'excéder la capacité des forces de l'ordre et des forces armées, en raison de la multiplicité même des tâches auxquelles ces dernières doivent faire face. C'est la théorie de la saturation. Il est escompté que le désir d'ordre et de tranquillité finira par jouer en faveur de la subversion. En principe pour produire de tels effets dans un pays comme l'Uruguay par exemple, quelques milliers, voire quelques centaines, voire quelques dizaines d'hommes actifs et disposant de complicités, suffisent. Dans le même ordre d'idées - stratégique - des grèves tetanos et des grèves thromboses comme on en a vu pour la première fois en Angleterre et en France en 1968 et 1969, visent à paralyser toute la production d'une entreprise ou d'un groupe d'entreprises en arrêtant le travail dans un atelier ou un type d'atelier situé en un point stratégique du processus de production. A la limite, du fait qu'il n'y a pas de mort, il ne faudrait pas inférer qu'il n'y a pas de guerre. De telles actions s'insèrent parfaitement dans le dispositif d'une stratégie générale.

 

Mais la stratégie n'est pas mon sujet. Je voulais seulement montrer qu'en fait les grands conflits en cours peuvent s'exprimer par des actions très limitées, menaçant encore moins l'espèce, encore plus économes en vies humaines que les "guerres en dentelles" du XVIIIème siècle.

 

Il est trop tôt pour dire qu'il s'agit effectivement d'une mutation de la"guerre", et pour bannir la perspective "d'une troisième guerre mondiale". Un certain nombre de facteurs (il en est d'autres que ceux dont j'ai parlé) m'inciteraient plutôt à regarder dans cette direction. Selon moi, la tendance à la guerre hyperbolique qui va de la révolution française à la deuxième guerre mondiale, est en voie de renversement. La guerre devient ultra sélective. Peut-être - rien ne nous interdit de finir sur une note optimiste - est-ce déjà la voie d'un retour à des réalités éthologistes trop méconnues. L'Uomo è forte.

 

 

Post scriptum

 

Des amis et lecteurs m'ont signalé une omission portant sur le fond. Dans ma deuxième remarque sur la guerre, il leur semble que je soutiens, au moins par prétérition, que l'activité intellectuelle des "politistes" ou politologues occidentaux, lorsqu'elle s'exerce sur le sujet des armements, de la politique d'armement, est vaine. Je n'ai rien voulu dire de tel.

 

Au contraire, la très forte improbabilité de la "troisième guerre mondiale" tient, comme personne ne l'ignore, au "super-armement" des "super-Grands", qui paraissent pratiquement d'accord pour ne plus souhaiter le type de massacre organisé que le fait des systèmes d'alliances rendait déjà sensiblement absurde en 1914-1918. La paix mondiale des années 70 repose directement sur un équilibre de fait où chaque très grand protagoniste a, en principe, les moyens de provoquer chez l'autre des dommages tels que, en face de cette perspective, aucune guerre ne se justifie et aucune idéologie ne tient. Un haut niveau d'armement, outre l'intérêt économique , scientifique et technique de la chose, est une déterminante majeure de l'actuelle "paix mondiale". S'il est ruineux que ce niveau monte, il est périlleux qu'il descende; certaines limites supérieures et inférieures sont implicitement données. Plus ces moyens virtuels sont efficaces, plus cette efficacité garantit que ces moyens ne deviendront pas réels. C'est à l'intérieur du monde historique défini par ce paradoxe réalisé qu'on assisterait à la "mutation de la guerre" que j'ai estimée "conjecturable" dans ma deuxième remarque. Ceux qui se serviront le mieux des méthodes de destruction et de neutralisation sélectives (j'en ai signalé quelques-unes) - méthodes qui sont le contraire des tueries massives organisées à l'échelle mondiale - ont des chances d'être les bénéficiaires de la période qui vient.

 

Des phénomènes aussi destructeurs que les deux guerres mondiales du XXème siècle n'ont été possibles que parce que les protagonistes d'alors, du moins les principaux, pensaient qu'il s'agissait d'une sorte de pari qu'il n'était pas impossible de gagner. Si chacun des grands protagonistes des deux guerres mondiales avait été persuadé "en gros et en détail" qu'il n'avait absolument rien à gagner à une guerre, il n'y aurait sans doute pas eu de guerre (je sais que la thèse contraire est soutenable, la place me manque ici pour la combattre). Je me borne à remarquer que le jeu où l'on ne peut pas s'imaginer qu'on peut gagner, n'est pas joué. Le suicide collectif sans phrases, sans "vernis" logique, dirait Pareto, est improbable.

 

Aujourd'hui, les moyens de la guerre, par leur existence seule, ont ruiné en chacun des protagonistes possibles, même le plus favorisé, l'idée de victoire, en ont fait disparaître la perspective. Victoire et réalité s'excluent. Or l'idée de victoire était constituante de l'idée de guerre telle qu'elle pouvait être pensée avant nous. La certitude absolue de non-victoire pour tous les protagonistes et pour chacun, réagit nécessairement sur l'idée de guerre. Nous sommes donc conduits à examiner des hypothèses plus modestes que la guerre mondiale, mais n'excluant pas, comme la guerre mondiale aujourd'hui, l'idée de victoire.

 

Les définitions sont ce qu'elles sont par les conventions. Usant d'un certain langage nous pouvons dire que nous sommes entrés dans une ère de paix générale. Mais comme le héros de L'Education sentimentale , notre humanité ne reconnaît pas quand ils adviennent les bonheurs qu'elle a souhaités. Quand la terre promise est atteinte, ce qui disparaît ce sont les couleurs de la promesse.

 

L'idée de la guerre mondiale comme correcteur thermonucléaire radical d'une démographie galopante est un mythe des années 1950. C'est de l'irréel passé. Mais l'ère de paix générale où nous sommes peut-être entrés, n'exclut ni la défaite générale ni diverses actions extrèmement destructives mais limitées. Ce qui est à "repenser" de toute urgence, c'est l'idée de victoire. Il ne serait pas prudent de compter sur les intellectuels occidentaux pour mener à bien cette tâche historique

 

Cette parenthèse fermée, il nous reste à remarquer qu'il convient de redéfinir et la matière et le sujet d'une victoire possible - à l'usage des générations montantes d'Europe, secouées par ce qu'on nommera peut-être la grande crise d'identité de la fin de ce siècle, dont nous avons déjà ressenti les premières secousses.

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Jules Monnerot



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