Le Site de Jules Monnerot

 

Deux conférences données à Sciences Po (13 et 20 Avril, 1959 - inédites )


I - CLASSE  POLITIQUE,  FORMULE  POLITIQUE et TECHNIQUES  D'IDENTIFICATION DES  REGIMES  POLITIQUES

II - GENESE et CLASSIFICATION des REGIMES POLITIQUES
 
____________________



I


CLASSE  POLITIQUE,  FORMULE  POLITIQUE et 
TECHNIQUES  D'IDENTIFICATION DES  REGIMES  POLITIQUES


      
On peut étudier la fonction respiratoire chez les êtres vivants en examinant comment cette fonction est assurée dans les différentes espèces, par quels appareils (poumons, branchies) : des connaissances certaines sur la fonction découlent de la comparaison de ces appareils entre eux. D'une manière comparable, il y a des fonctions économiques telles que la production, la répartition des produits parmi les consommateurs, le mode de distribution par lequel s'effectue cette répartition. Quelle que soit la société en question, quelle que soit l'idée que cette société a ou veut avoir d'elle-même, il est inévitable que ces fonctions soient assurées, et la théorie peut toujours comparer la manière dont elles sont assurées dans les différentes sociétés. Pareto dans son Cours d'économie politique comparaît l'économie de marché et l'économie planifiée (il disait : socialiste) à deux méthodes différentes de résolution d'un même système d'équations.

      Je ne sors pas de mon sujet : les régimes politiques. J'y entre. Comme il y a des fonctions économiques, il y a des fonctions politiques. On peut les distinguer dans tous les régimes politiques qui de ce fait deviennent comparables entre eux, ce qui permet d'étudier par la méthode comparative ces fonctions, comme la biologie générale étudie la fonction respiratoire ou la fonction circulatoire, chez les mammifères et chez les poissons, ou comme la théorie économique peut étudier la fonction distribution et les circuits de distribution aux Etats-Unis ou en U.R.S.S. L'étude comparée des fonctions politiques rend plus aisée celle des régimes politiques et réciproquement, comme en biologie générale, l'étude des fonctions organiques à travers les différentes espèces, et l'étude de chaque espèce prise en particulier, se rendent des services réciproques. Il n'est pas de société politique, de corps politique doté de tous ses attributs essentiels, comme un corps adulte, où l'on ne puisse distinguer ces fonctions politiques, et où l'on ne puisse déterminer plus précisément les fonctions, par la manière dont elles sont accomplies dans ce régime, en même temps que l'on détermine plus précisément ce qu'est ce  régime ( et, éventuellement, sa place dans une classification des régimes) par la manière dont y sont accomplies ces fonctions.

      Quelles sont ces fonctions politiques ? Bien que la comparaison avec l'économie soit très éclairante, qu'on ne s'attende point à un parallélisme rigoureux entre fonctions politiques et fonctions économiques.

      Préambule : quelques définitions
      
      Avant de parler des régimes, et pour le faire, je dois rappeler brièvement quelques définitions indispensables : pouvoir, Etat, constitution, système de gouvernement.

      Dans tout corps politique, tout au moins jusqu'à présent, il y a un pouvoir. Ce n'est que très tard, au  XVIIIe siècle, que s'effectue chez les observateurs et théoriciens, la distinction entre la société et l'Etat. Par Etat on a coutume d'entendre l'ensemble de la fonction politique dont l'axe est le pouvoir, par opposition aux autres fonctions sociales, l'économique par exemple. Ce n'est, dis-je qu'au XVIIIe siècle que l'Etat est conçu comme n'étant que l'une des fonctions de la société. Une tendance de plus en plus forte de la pensée économique au XIXe siècle a été d'estimer que l'Etat était une fonction hypertrophiée de la société et qu'il fallait s'employer à la réduire. Cette tendance réagissait contre toute la théorie politique occidentale dont les maîtres ont tenu, jusqu'au XVIIIe siècle, l'existence, la présence du pouvoir politique, pour la caractéristique différentielle des sociétés humaines, par opposition aux sociétés animales, du moins de celles des sociétés humaines qu'un développement suffisant de tous leurs organes essentiels rend conformes à cette définition et dignes de ce nom.

      Aristote a décidé du sort du mot politique, qui vient de Polis. La Polis, la cité grecque, est tout ensemble et indistinctement une unité sociale et une unité politique. Pour Aristote comme pour Hobbes et le XVIIe siècle européen, c'est seulement quand nous sommes en présence d'un pouvoir politique que nous sommes sûrs d'être en présence d'une société humaine complète. Bien des sociétés explorées et étudiées par nos ethnographes leur eussent semblé être à ce qu'ils nommaient société - Polis, civitas ou commonwealth - à peu près ce que la velléité est à la volonté. Par "pouvoir" la théorie politique occidentale entend "quelque puissance supérieure et générale qui puisse contraindre les particuliers de garder entre eux la paix établie" : c'est Hobbes qui parle. Le signe que nous avons bien réellement affaire au pouvoir, sa différence caractéristique, c'est qu'il peut exercer la coercition dans une ère territoriale donnée, et qu'en matière de coercition dans cette aire territoriale, il a le dernier mot. La souveraineté est la quantité de pouvoir nécessaire à ce qu'il y ait une unité politique distincte et autonome, dans toute la rigueur du terme : Universitas superiorem  non recognoscens, selon l'expression des romanistes du XIVe siècle. A l'intérieur la souveraineté emporte le monopole des coercitions déterminantes. La présence et l'usage de la contrainte est la différence caractéristique du pouvoir pour l'observateur extérieur ; elle n'en épuise pas la signification ; ce n'en est, pour ainsi dire, que l'aspect négatif. Le pouvoir n'est pas seulement répression, mais utilisation, canalisation des pulsions humaines. Auguste Comte exprime bien l'aspect positif du pouvoir (note : op. C.I.P.S., page 257) lorsqu'il dit : "L'existence durable de toute association réelle suppose nécessairement une influence constante, tantôt directrice, tantôt répressive, exercée entre certaines limites (variables avec le temps) par l'ensemble sur les parties, pour les faire concourir à l'ordre général dont elles tendent toujours, par leur nature, à s'écarter plus ou moins, et dont elles s'écarteraient indéfiniment s'il était possible qu'elles fussent abandonnées à leurs impulsions propres".

      A l'intérieur de cette tendance à l'"unité de domination des actes", comme disaient les scolastiques, la pensée politique occidentale nous a formés à concevoir cette autorité qui à la fois exprime la société et s'exerce sur elle, comme répartissant son exercice en un certain nombre de fonctions : contrôle du pouvoir, délibération, législation, exécution des décisions prises et administration. Une parenthèse de quelques mots sur le rôle du contrôle par rapport au pouvoir. Il s'agit d'un contrôle en quelque sorte interne au pouvoir et non pas de la méfiance organisée qui harcèle le pouvoir. Quand je dis que le contrôle du pouvoir est inhérent au pouvoir, c'est seulement en ce sens que le contrôle est inhérent à tous les organismes, à toutes les machines réellement achevées, accomplies. Il n'y a pas de pouvoir adéquat à sa notion sans un système d'avertissements et d'avertisseurs qui permettent au pouvoir de ne pas agir à côté, de ne tenter que le possible et de mettre de son côté toutes les chances d'efficacité.

      Notre sujet n'est pas de traiter des différentes fonctions du pouvoir, mais nous devons parler des régimes politiques, et pour ce faire, nous ne pouvons faire autrement que de rappeler quelques définitions. Le régime c'est ce par quoi un pouvoir historique donné diffère d'un autre, étant bien entendu que le pouvoir existe dans tous les régimes, le pouvoir étant une fonction vitale des sociétés ayant acquis un certain degré de développement et de complexité. En ce sens le pouvoir politique peut être considéré pour ainsi dire économiquement comme un simple phénomène de division du travail social.

      Pour en finir avec les définitions que suppose préalablement notre propos qui est de vous parler de la méthode et de la technique d'identification des régimes politiques, nous sommes accoutumés depuis la mi-XVIIe siècle où l'Instrument of government de Cromwell a inauguré l'âge des constitutions écrites, à recourir, pour connaître les régimes, à leur constitution. Rappelons cette évidence que les  constitutions ont un mode d'emploi qui s'appelle le système de gouvernement, et que ce mode d'emploi peut modifier la chose employée jusqu'à la rendre totalement illusoire, comme on a vu par exemple dans la constitution russe de 1936, qu'il eût été peu sérieux de considérer comme exactement superposable au régime russe de 1936. Le système de gouvernement constituait ici la différence - forte - entre "la constitution la plus démocratique du monde", disait Staline, et la réalité à laquelle convient un tout autre nom.

     Pour identifier grâce à la méthode comparatiste un régime politique, il faut, après l'avoir situé dans l'histoire universelle (Est-ce un Etat-Cité, un Etat de type national, un empire multinational, etc…?) répondre aux questions suivantes (on peut n'y pas répondre complètement, il faut y répondre suffisamment, et avec un minimum de précision) :

      1°- Quelles sont la classe dominante, la classe dirigeante, la classe politique de ce régime ? Se confondent-elles ? Il faut indiquer les rapports possibles d'inclusion, d'exclusion ou d'implication réciproques de ces trois termes. Il faut donc examiner le mode d'action des gouvernants.

      2°- Quelle est la formule politique en vigueur ? (La formule politique étant ce qui rassure l'ensemble du corps politique quant au fait que les gouvernants soient les gouvernants, et que les gouvernés soient les gouvernés). Quelle est la formule politique en vigueur qui justifie cette stratification de fait, fût-ce en la niant ?

      Ce sont ces deux questions, classe politique et formule politique, que j'estime capitales, que je vais traiter. Les autres, je ne peux guère, dans le cadre de temps qui m'est imparti, faire plus que les énumérer. Je préciserai plus loin suivant quelles directives de méthode elles pourraient être examinées. Je ne fais pour le moment que les nommer :
      Quels sont les rapports dominants ?
      Quelles sont les occupations dominantes ?
      Quels sont les procédés dominants ?
      Quels sont les principes dominants ?
      Quels sont les mobiles dominants ?
      Quelles sont les idées dominantes ?
      Quelles sont les valeurs dominantes ?

      On peut y ajouter quelques questions annexes et variables selon les régimes considérés, telles que : quel est le statut et quel est le rôle des minorités, des éléments minoritaires ? Il peut être intéressant le cas échéant de déterminer quel est le rôle politique respectif de chacun des deux sexes. Et enfin quelles sont les connexions de tous ces facteurs les uns avec les autres, comment a joué et comment est susceptible de jouer l'appareil complexe qu'ils constituent.

      Je n'étudierai avec vous que deux fonctions politiques, celles qui sont le plus utiles à l'identification et à l'analyse de n'importe quel régime politique donné : la classe politique et la formule politique. Après quoi je ne pourrai faire que définir les têtes de chapitre qui viennent après.

      La classe politique

      Dans toute unité politique observable jusqu'à présent on peut distinguer une classe - je prends ce mot dans le sens le plus général, celui des logiciens et des naturalistes - une classe d'hommes qui ont un rôle politique actif, ou tout au moins un rôle plus actif que le reste. Avec toutes les nuances nécessaires on peut dire que dans toute unité politique existante l'esprit a la faculté d'introduire une distinction dichotomique, de ranger d'un côté ceux qui dans la politique de cette unité ont un rôle actif, et de l'autre, le reste, qui a un rôle moins actif (cela peut aller de l'activité moindre jusqu'à la passivité complète). Dans toute société il y a des hommes qui sont plutôt artisans de la politique, et des hommes qui vivent leur vie sociale dans les limites, les cadres, les divisions et subdivisions politiques tracées, réalisées, perpétuées, on pourrait dire "agies", par les premiers. Pour fixer les idées, rappelons la distinction - outrancièrement schématique - des gouvernants et des gouvernés. Si nous considérons le phénomène politique globalement comme un panorama inscrit dans l'objectif d'un appareil de prises de vues aériennes, nous voyons ceci : chaque participant réel d'une société a ses affaires propres. La conduite politique de la respublica est l'affaire - et tout compte fait - particulière, d'un certain nombre de personnes. La théorie n'engendre pas la réalité, et aucune théorie dite démocratique ne peut faire que tous les citoyens s'occupent de politique. C'est là un fait de structure. En ce sens en quelque sorte arithmétique, tous les régimes sont oligarchiques. Par exemple, dans le dernier en date  des régimes que nous avons eus, celui de la IVe République, le citoyen qui n'était ni fonctionnaire d'autorité, ni permanent, ni même militant ou adhérent d'un parti politique, était appelé à agir politiquement seulement à l'occasion et au moment des différentes élections. On lui demandait alors de déléguer le pouvoir politique que lui reconnaissait la théorie en tant que membre du peuple ou du souverain, en libellant un chèque en blanc au nom d'une personne qui lui était en général désignée, recommandée par telle ou telle investiture. Bien que l'idéologie officielle fît de chaque citoyen une parcelle de souverain, l'observation, qui n'est qu'une observation, voyait en ce citoyen un gouverné et non un gouvernant. Dans tous les régimes modernes qui se nomment eux-mêmes démocratiques, il est observable que le peuple n'a pas - et comment structurellement pourrait-il l'avoir ? - le peuple n'a pas l'initiative dans le choix des personnes gouvernantes. Le citoyen, l'électeur, peut dire : "On me donne à choisir entre des candidats, on ne me donne pas à choisir les candidats ; les forces ou concours de forces, de quelque nom qu'on veuille les appeler, dont l'action a comme résultat cette courte liste, celle des vrais candidats, ont beaucoup plus de pouvoir politique que nous. Elles jouent un rôle politique plus actif que nous". Qu'il s'agisse d'un système qui se dit démocratique ou d'un autre, des personnes sont désignées au suffrage du citoyen "qui ne fait pas de politique". Cela résulte d'un phénomène de division du travail social. Notre citoyen ordinaire peut choisir sur la liste des candidats proposés. Il ne fait pas cette liste, son choix est donc prédéterminé assez étroitement du dehors, par tout ce qu'exclut le choix extrêmement étroit et limité qui lui est proposé. Dans la procédure électorale la détermination décisive se situe en fait antérieurement à l'intervention de l'électeur. L'électeur doit la plupart du temps répondre à une question posée en dehors de lui en des termes dont il ne peut pas traduire la valeur historique. L'électorat est seulement, en tant que nombre, indispensable, mais son intervention n'est pas créatrice. Le choix par la classe politique, ou plus vraisemblablement par ses éléments dirigeants, du cadre étroit de la question posée, du petit nombre des personnes entre lesquelles l'élu sera choisi, prédétermine à coup sûr négativement les réponses, et dans une large mesure positivement aussi, contrairement à ce que suggère l'importance donnée à l'étude des circonstances électorales, l'étude détailléee des élections. Les mobiles de la classe politique, et surtout de sa classe dirigeante qui propose les listes et pose les questions, seraient plus utiles à étudier encore, que la manière dont les électeurs répondent. Les électeurs se trouvent dans une situation dont ils n'ont pas choisi les termes. En fonction de leurs préoccupations dominantes, ils essaient seulement d'y répondre le moins mal possible.

      Notre citoyen ordinaire, notre "common man" de la IVe République, n'appartenait en fait ni à l'élite politique, ni à la classe politique, et il importe de distinguer ces deux notions dont la coïncidence totale ne se produit pas nécessairement. Elles peuvent ne coïncider que partiellement, une partie de la classe politique ne faisant pas partie de l'élite politique, et une fraction de l'élite politique pouvant être écartée de la classe politique.

      Définition des élites suivant Pareto : en droit il y a ou il peut donc y avoir élite de tout. Les élites politiques sont les élites de ceux qui dans une société donnée s'occupent de politique. Il est aisé de comprendre que d'une part tous ceux qui font de la politique leur profession, la source directe ou indirecte, ou les deux, de leurs revenus, n'appartiennent pas nécessairement à l'élite politique suivant la définition que nous venons d'en donner : les agents électoraux des grandes démocraties représentatives n'appartiennent pas nécessairement à l'élite politique. Dans la mesure où ils sont économiquement spécialisés dans la politique, sans appartenir à l'élite, ils constituent la partie de la classe politique qui n'appartient pas à l'élite politique. Tels sont par exemple en général les agents électoraux dans les démocraties représentatives :  les capitaines de circonscription (precinct) aux Etats-Unis, les agents électoraux de notre IIIe République, le simple miles des cohortes prétoriennes sous l'Empire Romain à certaines périodes, le janissaire sous l'Empire Ottoman des XVIIe et XVIIIe siècles, le plus modeste "permanent" du parti communiste ou d'un syndicat, le petit fonctionnaire d'autorité dans la plupart des unités d'aujourd'hui. Toutes ces personnes et les classes et les collectivités qu'elles forment pour l'observateur, appartiennent à la classe politique sans appartenir à l'élite politique. Quand il y a éloignement et rupture de fait entre l'élite politique et la classe politique, alors il suffit d'un choc des évènements historiques  pour qu'il y ait crise de régime. S'il ne peut pas entrer suffisamment de membres de l'élite politique dans la classe politique, le régime ne peut pas survivre. Il y a donc mise en question révolutionnaire du régime.

       Les prétoriens à Rome, les janissaires dans l'Empire Ottoman, les petits permanents directs  ou indirects des machines de parti  ou de syndicats, les secrétaires indispensables qui entourent les responsables des grands services publics, n'appartiennent ni à l'élite politique ni à la classe dominante, ni à la classe dirigeante, mais ils appartiennent à la classe politique, par position, du fait de la place déterminante qu'ils occupent. Les prétoriens ou les janissaires ou, autour des principaux personnages d'un régime, les secrétaires, sont une classe indispensable. Leur occupation n'est pas dominante. Ils ne sont pas, en tant que tels, dirigeants. Mais ils sont situés aux points névralgiques et stratégiques qui peuvent commander l'histoire. Dans le cas des prétoriens et des janissaires, c'est "l'armée dans le palais".

      A l'inverse , les hauts spécialistes et techniciens qui ont dirigé le développement économique de l'U.R.S.S. sous Staline appartenaient, sans aucun doute, aux clans dirigeants de l'U.R.S.S. mais ceux d'entre eux, souvent les plus efficaces, qui n'étaient pas membres du parti communiste, n'appartenaient pas à la classe politique. A la fois très déterminants et très vulnérables, ils offraient une singularité de situation caractéristique.   

      L'élite politique est l'une des élites sociales. Elle ne se confond pas absolument en droit avec la classe politique, puisqu'une partie des membres de la classe politique n'appartiennent pas à l'élite politique.  De même, si l'on définit précisément la classe dirigeante, on voit qu'elle ne comprend qu'une partie de la classe politique et même, paradoxe apparent mais qui existe dans certains cas, qu'elle ne se confond pas nécessairement avec l'élite politique . Par exemple dans certaines ploutocraties (Carthage dans l'Antiquité) les riches thalassocrates qui sont la classe dominante  -encore un distinguo - sont aussi, ne serait-ce que par leur poids, la classe dirigeante. Mais ils peuvent ne l'être que par leur poids.

      Serrons les choses de plus près. Qu'est-ce que la classe dominante ? On nomme ainsi les groupes de personnes qui s'adonnent aux occupations ou à l'occupation dominante.  Cette occupation, ces occupations, varient suivant le type de société et la phase de son histoire que traverse cette société. Exemple : sans remonter jusqu'à la tripartition indo-européenne chère à M. Dumézil, voyons les occupations dominantes dans l'Europe    médiévale : guerriers et classe sacerdotale. Le maniement pacifique ou relativement pacifique des richesses devient une occupation de plus en plus dominante en Europe au début des temps modernes. Il se dégage alors une nouvelle classe dominante au cours d'un cycle de convulsions sociales qui s'échelonnent des agitations urbaines du XVe siècle aux révolutions constitutionnelles du XIXe siècle. Il y a d'abord le partage de la domination avec les anciennes classes dominantes (classes guerrière et sacerdotale). La classe qui représente la nouvelle occupation dominante, l'acquisition non belliqueuse des richesses, finit par renverser le rapport à son profit; l'industriel prend le pas sur le militaire comme disait Saint-Simon. La nouvelle classe dominante tendra à s'incorporer les anciennes classes dominantes. Depuis la fin du XIXe siècle, en termes de classe sociale, la noblesse européenne fait partie de la bourgeoisie (nous employons ce terme ambigu de bourgeoisie parce qu'il est rapidement compris et que cette ambiguité n'est pas ici gênante ). Mais dans le cas de la bourgeoisie ploutocratique, le propre de l'occupation dominante, l'acquisition des richesses par les voies non violentes du calcul ou par la rationalité, la ruse et l'art de tourner les lois, est telle qu'elle se distingue de l'occupation politique proprement dite. La classe de l'acquisition des richesses n'est pas aussi distinctement que les classes sacerdotale ou guerrière, ou même que la haute bureaucratie de l'Etat centralisé, une classe de pouvoir. C'est ce qui échappe à Saint-Simon et à Auguste Comte malgré leur pénétration à laquelle nous devons tant. D'où certaines caractéristiques propres à la domination de ces classes de complexion plus possédante que dirigeante, et notamment ce qu'on peut appeler la politique des fondés de pouvoir. Quand une classe dominante répugne par la nature des occupations qui l'ont formée et l'absorbent, à être une classe politique, elle n'en perd pas pour cela son poids politique spécifique, mais il se crée une classe politique d'intermédiaires, et ces fondés de pouvoir de l'Amérique capitaliste qui étaient en général les politiciens des Etats-Unis au XIXe siècle, en sont un exemple.

      Par ailleurs, et nous ne pouvons pas y consacrer plus qu'une parenthèse, il peut arriver qu'une classe dominante refuse bien plus nettement encore d'être une classe politique. Exemple : la désaffection pour les fonctions publiques, la désertion de la classe dominante romaine en Occident sous le Bas-Empire, à quoi tentent de remédier une série de mesures dont les  célèbres Edits de Dioclétien ("Le régime des castes", comme l'appelle Ferdinand Lot) qui visent à river des classes entières de citoyens à des fonctions administratives et politiques, constituent le point culminant.

      Dans le cas particulier des Etats-Unis au XIXe siècle, la quasi totalité de la classe politique peut être distinguée en droit de la classe dominante qui se consacre à l'industrie et aux affaires, et ici (c'est un cas limite) on peut, ou plus exactement on a pu au XIXe siècle, considérer comme moins inexacte aux Etats-Unis qu'ailleurs, la formule de Marx : l'Etat est le fondé de pouvoir de la classe la plus forte. Mais c'est un cas extrême, et cela n'est, n'a été, relativement vrai, même dans ce cas extrême, que pour un temps donné. Marx interprétant le mouvement de l'histoire de l'Angleterre au milieu du XIXe siècle dans la ligne de l'économie politique anglaise, extrapolait : il voyait l'Angleterre, le pays capitaliste le plus avancé, évoluant vers le régime des fondés de pouvoir. A vrai dire, ce cas limite ardemment escompté par Marx, ne s'est pas produit en Angleterre où la révolution industrielle et capitaliste n'a pas détruit au XIXe siècle les structures politiques préexistantes, mais a composé avec elles d'une manière très souple. Mais plutôt aux Etats-Unis, où il n'y avait pas de structures politiques préexistantes, où elles étaient lâches et de toute manière très récentes (Charte des colonies anglaises) et où les phénomènes économiques sont pour ainsi dire de fondation. Le politique y a donc été beaucoup plus qu'ailleurs au XIXe siècle une superstructure de l'économique, ce qui au XXe siècle se corrige de plus en plus par adaptation réciproque. Marx a élevé au rang de loi générale un fait beaucoup plus limité qu'il ne le pensait. Dans le type idéal que Marx a formé sous l'influence de l'économie politique classique sous sa forme manchestérienne, les politiques sont de simples employés des dominateurs économiques.

      Dans le cas des Etats-Unis intervient la géopolitique, la situation géographique des Etats-Unis ayant fait que l'existence de ce pays en tant qu'unité politique n'a jamais été sérieusement menacée au XIXe siècle, n'a pas rendu vital pour ce pays le fait de se donner une structure politique forte et centralisée, ce qui était une question de vie ou de mort pour la France exposée par ses frontières béantes à toutes les invasions de l'ancien continent. La géopolitique a joué en France dans le sens d'une structure politique forte (centralisation monarchiste, pouvoir fort disposant d'impôts permanents et d'armée permanente et d'une administration bureaucratique) alors qu'aux Etats-Unis elle a joué d'abord dans le sens d'une structure politique lâche ; mais par l'effet convergent de ce que Daniel Halévy appelle l'accélération de l'histoire et de ce que Frobenius nommait l' encerclement du globe, c'est-à-dire le rétrécissement relatif de la planète par la facilité des communications, autant d'ailleurs que la croissance économique qui crée de nouvelles classes moyennes, la structure politique tend à se renforcer aux Etats-Unis. On peut voir là superficiellement le simple effet de la menace soviétique. Le rétrécissement du globe fait que les Etats-Unis et l'U.R.S.S. se trouvent maintenant (en 1959) aussi proches que l'étaient la France et l'Angleterre au XIXe siècle.
 
      Les strates supérieurs de la classe politique constituent ce qu'on a coutume d'appeler le personnel politique. Dans tous les régimes historiquement connus le personnel politique tend à se recruter par cooptation ou par hérédité, en usant des armes du pouvoir pour persévérer dans l'être. Les classes dirigeantes rétribuées en biens-fonds comme dans l'ancienne Egypte à partir de la IIIe dynastie, tendent à l'hérédité des charges. Elles finiront par former un corps propre qui tâche d'exister pour soi et de filtrer les impulsions du pouvoir central, amplifiant celles qui leur sont favorables, freinant celles qui leur sont défavorables, faisant d'un régime caractérisé par un appareil d'Etat monarchique centralisé, un régime seigneurial comparable au régime féodal du Moyen-Âge occidental où l'on observe un phénomène comparable. Le résultat historique du paiement en terres et de l'hérédité des charges est que le fieffé peut acquérir une très grande indépendance par rapport au pouvoir qui l'a doté d'un fief, tandis que la rétribution régulière en espèces garantit mieux l'obéissance du fonctionnaire.

      Autre exemple : le personnel régicide de la Révolution Française tend à persévérer dans l'être jusqu'à la Restauration en changeant d'attitude politique à propos ; certains membres de ce personnel régicide, après avoir échappé à Robespierre, prospèrent sous le Directoire, se retrouvent autour de Sieyès préparant le 18 brumaire. Et l'on retrouvera certains d'entre eux parmi les dignitaires du Ier Empire. Certains même passeront le cap des deux Restaurations. Autre exemple d'auto-perpétuation d'un personnel politique : lors de la fondation de la IIIe République, la constitution portait qu'un tiers des sénateurs devaient être nommés à vie ;  devaient siéger au Sénat les illustrations de la France : en fait, les partis s'entendirent pour y mettre à peu d'exceptions près, dont Victor Hugo et Chalmel-Lacour, certains politiciens de carrière les plus âgés, et les soustraire ainsi définitivement à ce qu'il pouvait y avoir dans le nouveau régime d'aléas électoraux. Circonstance significative, ces politiciens de carrière sortaient pour la plupart des rangs des partis républicains qui avaient lutté contre l'institution de sénateurs inamovibles.

      Il y a une sorte de loi d'inertie qui fait qu'une force tend à aller jusqu'au bout de son pouvoir. C'est ainsi qu'une classe dirigeante ayant acquis une existence pour soi, tend à diriger (c'est une sorte de pesanteur humaine contre laquelle l'indignation morale est bien superflue) dans son intérêt privé. C'est pourquoi un problème cardinal de la théorie politique, qui ne peut comporter d'ailleurs que des solutions approximatives valables seulement pour un temps donné, est de solidariser l'intérêt des gouvernants et celui des gouvernés.

      Il y a toujours un personnel politique. Dans certains régimes autoritaires, une camarilla ou une clique a en fait la haute main sur les nominations. C'est le phénomène de la politique du Palais dans les monarchies. Qu'on songe au rôle des eunuques et des intrigues de harem à Byzance ou dans l'Empire Ottoman ; ou même à la manière dont, si l'on en croit Tacite, Séjean modifia le haut personnel de l'Empire sous Tibère, conformément à ses plans secrets. Dans les démocraties représentatives, les groupes plus ou moins visibles qui sont les plus déterminants dans l'établissement des candidatures, des modes de scrutin et la validation des candidats élus, jouent un rôle d'importance analogue. C'est souvent le personnel supérieur des partis, et les forces moins apparentes qui influent sur leur comportement. Les partis se soucient nécessairement de la position des forces réelles et non seulement des forces réelles situées à l'intérieur des nations, mais des puissances étrangères (exemple : les rapports bien connus de l'Union Soviétique et des partis communistes).

      Nous ne pouvons pas ici parler des partis , mais seulement indiquer leur place par rapport à la classe politique dont il fournissent, surtout dans la démocratie de partis, le Parteienstaat, les cadres inférieurs et une partie des cadres supérieurs.

      C'est au hiatus possible entre classe politique et classe dominante, entre classe dirigeante et élite politique qu'est due l'apparition des partis politiques, vraisemblablement phénomènes de transition. Les classes dirigeantes de fait ayant admis la formule politique de la démocratie représentative, ont dû admettre l'apparition de cadres politiques, membres indispensables de la classe politique mais non de l'élite politique, mais non nécessairement de la classe dirigeante. Sans ces cadres, les membres supérieurs de la classe dirigeante n'avaient pas plus de pouvoir que dans une armée des généraux et des officiers supérieurs qui n'auraient pas d'officiers subalternes et de sous-officiers. Dans la Rome républicaine on voit naître, pour le compte des optimates, des organisations destinées à faire voter dans le bon sens, et les clans dirigeants s'appuient sur de telles organisations une fois qu'elles ont rempli ce rôle important d'organismes extra-constitutionnels qui font marcher la constitution. Les partis en tant qu'organisations tendent à une existence pour soi et l'atteignent. Ils commencent à devenir des formations sociologiques spécifiques dont le rapport avec l'Etat pose des problèmes. Il faut attendre à la fin du XIXe siècle les partis de masse (le parti travailliste anglais, les partis socialistes continentaux, puis les partis communistes) pour qu'il y ait vraiment des militants qui deviennent députés. Encore les lois de la formation des oligarchies ont-elles joué, et jouent-elles à l'intérieur des partis et des syndicats, comme le prouve l'expérience socialiste (V. Michels), l'expérience communiste (V. toute la littérature valable sur le communisme), et celle des machines américaines (V. Bryce et Ostrogorski pour le XIXe siècle, Sieurin pour le XXe), et l'expérience syndicale à peu près partout. Au bout du processus la dichotomie des gouvernés et des gouvernants réapparaît.

      En fait le personnel politique d'un régime fondé sur les partis, d'un Parteienstaat, ne comprend que le personnel supérieur des partis, le personnel supérieur des fonctionnaires d'autorité, et aussi des personnes qui dans le privé, par les moyens dont elles disposent, sont politiquement influentes. Elles dominent par leur influence sans se placer sur le devant de la scène politique.
     
      La formule politique

      Un régime représentatif tient dans la mesure où les représentés croient suffisamment que les représentants les représentent. Au-delà d'un certain seuil de scepticisme, le régime représentatif est précaire.

    Cela nous donne une idée de ce qu'est cette réalité vécue : la formule politique. Cette rencontre des mots : réalité vécue, et formule, est paradoxale, mais je m'explique.

      L'élément essentiel de la formule politique est une acceptation assez générale par les hommes qui participent de l'unité politique intéressée, portant sur la formule elle-même. On pourrait dire que dans la formule  politique, la teneur en idées de la formule lui est moins essentielle que le fait que ces idées, que l'ensemble qu'elles forment, soit reçu. En effet, si on réduisait la formule politique à ce contenu idéel ou intellectuel, elle ne serait qu'une idéologie. L'existence en tant que formule politique, c'est-à-dire en tant que réalité historique, psychologique et sociologique, ne lui est conférée que par l'adhésion des usagers, par ce que les Latins nommaient fides, que traduit parfaitement l'irremplaçable vieux mot français créance, qui signifie à la fois croyance et confiance. Aristote disait que les sociétés étaient fondées sur l'amitié : nous dirions plutôt qu'elles sont fondées sur certaines formes de créance ; nous dirons même un certain rapport fiduciaire. Dans nos sociétés les citoyens consentent continuellement des avances sociales de toutes sortes parce qu'ils ont confiance dans la suite normale du jeu et du système d'échanges, du commerce continu auquel ils participent. Le restaurateur croit que le dîneur le paiera, le dîner pris ; le fonctionnaire croit qu'il sera payé à la fin du mois, et l'ensemble du corps civique, même si y est répandu le travers condamnable de dénigrer ses gouvernants, croit qu' "il y a tout de même du vrai" dans la formule politique régnante. Dans les gouvernements représentatifs, les représentés croient que les représentants les représentent au moins dans une certaine mesure.

      Nous avons déjà donné cet exemple : une formule de démocratie représentative aboutissant à un régime d'assemblée ou à un mixte de régime parlementaire et de régime d'assemblée (par exemple notre IVe République) peut être dite en vigueur quand on croit communément (note : moins du côté des spécialistes que dans le reste des citoyens : le fait de faire les élections ne peut guère s'accompagner chez un homme d'intelligence moyenne que de quelque chose comme un certain scepticisme) que le représentant représente réellement le représenté, et que dès lors, la procédure qui va de l'élection des représentants à l'acte gouvernemental, n'est pas une production abstraite sans rapport avec les faits, qui tient de la fantasmagorie et de la prestidigitation. Il en est de même mutatis mutandis, pour toutes les autres formules politiques connues : elles existent si l'on y croit. Une formule politique pour être en vigueur doit être l'objet de ce que nous appelons un rapport fiduciaire, par comparaison avec la confiance qu'éprouve le consommateur dans la valeur d'achat des billets.

      La remarque d'ordre psychologique qu'on a coutume (je parle dans un pays où, qu'on désire ou non l'avouer, l'enseignement subit depuis 1945 une emprise marxiste) de faire en premier lieu sur les formules politiques, c'est qu'elles sont justificatrices. Les formules politiques justifient la domination du groupe dominant dans une unité ou un ensemble d'unités politiques. Mais cette justification est exprimée et conçue en termes valables pour les gouvernés, en fonction même des valeurs qui sont les leurs à eux, gouvernés : par exemple, pendant l'époque médiévale et le temps des anciens régimes, en termes d'"ordre" voulu par une puissance supérieure, supra-humaine, ordre fondé sur la divinité, continuité entre l'ordre humain et l'ordre divin, dans les grandes variétés de la formule politique du Moyen-Age en Occident (cela est incomparablement exprimé par Saint-Thomas). A d'autres phases historiques où l'aspiration religieuse et le lien religieux ne sont plus ce qu'ils étaient, la formule politique tend à s'exprimer exclusivement en termes de bien public, ou davantage en termes faisant ressortir uniquement le bien des gouvernés auxquels les gouvernants se dévouent (se dévoueraient).

      La formule politique tend donc à rassurer les gouvernés, à leur présenter leur consentement à l'état de choses politique dans lequel ils vivent, comme fondé sur les ultimes valeurs sur lesquelles tout se fonde en dernier ressort : soit un ordre qui dépasse l'homme, le comprend et le soumet, soit les valeurs suprêmes de l'ici-bas. Dans l'Occident post-médiéval, valeurs renvoyant à une conception positive du bien de l'être humain tel qu'il est dans l'ici-bas. (De ce genre d'idéal il y a des versions utilitaristes, individualistes, et des versions collectivistes, humanitaires ; et conciliations et formes intermédiaires sont possibles entre les deux groupes). Quant à ce qu'est ce bien, la question sort de notre sujet. La validité  de toute formule politique est fondée en métaphysique, et je prends métaphysique au sens le plus simple et le moins ambitieux du mot : il s'agit de croyances qui échappent au vérifiable (même si les intéressés croient qu'elles n'y échappent pas).

      La formule politique est la justification d'une société politique par elle-même, telle qu'elle (cette justification-là) a cours dans cette société politique-ci. Quand une formule politique est réellement en vigueur, elle exerce une influence régulatrice, normalisatrice dans l'ensemble de l'unité politique intéressée. L'expression typique d'une formule politique complète c'est un principe de légitimité exprimé par des personnes qui y croient (V. Ferrero, Pouvoir). Mais Ferrero n'a pas su se maintenir dans une perspective impartiale. Pour lui , la légitimité à laquelle il croit est légitime ; en dehors d'elle il y a des quasi-légitimités ou des illégitimités. Il ne tend pas à mesurer objectivement l'intensité d'une croyance dans une aire territoriale et démographique donnée, mais il y mêle ses préférences. De sorte que ses idées ne peuvent être utilisées sans un "mode d'emploi". Ce mode d'emploi, Gaëtano Mosca, qui est d'ailleurs très antérieur à Ferrero qui ne le cite pas, Gaëtano Mosca complété à la lumière de Pareto et de quelques autres, peut le donner, mais il reste encore quelques confusions qu'il importe de dissiper.

      Nous nous y sommes employés jusqu'ici. La notion de classe politique que Gaëtano Mosca a eu le mérite de dégager n'est pas tout à fait exempte, dans ses Eléments de Science Politique, de confusion avec celle de classe dirigeante. Son livre a été traduit en anglais sous le titre Ruling Class, ce qui solidifie en quelque sorte la confusion et diminue beaucoup la valeur de ce que disent de Mosca ses commentateurs anglo-saxons, et ceux qui, ailleurs, procèdent d'eux. La confusion entre élite politique, classe dirigeante, classe politique, stérilise absolument tout ce qu'on peut dire sur le sujet.

      L'idéal pratique auquel tend une formule politique, c'est de faire croire aux intéressés qu'ils ont voulu ce qu'on (et cet on représente la classe dirigeante et la classe politique) ce qu'on a voulu pour eux. Beaucoup de formules politiques sont éclairées par d'illustres ouvrages de philosophie politique. On songe au De Regimine  Principum, à la Politique tirée de l'Ecriture Sainte, ou aux Discours sur le Gouvernement Civil de Locke, plus près de nous, à Marx. Mais ces ouvrages ne peuvent, au maximum, qu'éclairer une formule politique ; ils n'en rendent pas compte. Les passages politiques de la Somme Théologique et le De Regimine Principum n'expliquent pas Saint-Louis, n'en rendent pas compte. Marx ne rend pas compte intégralement de Lénine, à plus forte raison de Staline ou de Khrouchtchev. Les grands philosophes politiques de l'Occident sont des transformateurs intellectuels et des sources futures de législation. Mais la théorie politique telle que nous l'entendons : élaboration précise et rigoureuse des notions à partir desquelles il peut y avoir science politique, doit partir inductivement des données objectives. Autant l'apport que lui apporte le grand philosophe politique est précieux et irremplaçable, autant il serait fallacieux de considérer son œuvre comme l'exposé en forme d'une formule politique. La formule politique est une réalité psychologique collective : elle ne se promulgue pas, elle se constate ; et ce qui lui donne son sens particulier, c'est la manière dont les idées ont été accommodées. Pour quoi il est utile de connaître les idées dans leur teneur intellectuelle, mais aussi l'usage qu'en a fait l'histoire.

      Une démarche sceptique dans l'analyse des idées humaines, qu'on trouve parfaitement exprimée déjà dans les œuvres philosophiques, les essais et les œuvres historiques de David Hume, a été à la fois favorable et défavorable à la recherche ; favorable parce qu'elle a permis de considérer les formules politiques avec le détachement de l'objectivité, donc de les voir en face de soi, et défavorable à cause d'une vue trop limitative de l'être humain. C'est sur la base de cette attitude que devient historiquement possible le type de critique des formules politiques dont la critique marxiste telle qu'elle est exprimée dans La Lutte des classes en France, ou dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, a donné l'exemple le plus déterminant historiquement, sinon le plus parfait intellectuellement. Sans Hume, pas de Marx, mais pas de pensée conservatrice du XIXe siècle non plus. Les justifications idéalistes des tenants de la Révolution Française ont été critiquées par les conservateurs avant que celles des conservateurs ne l'aient été par les marxistes. Le principe directeur de la critique de Marx, erronée parce qu'incomplète, est que la classe dominante, ou secrète, ou suscite, une formule politique dans le but d'assurer sa domination. En sorte que, vue du point de vue du reste des membres du corps politique, la formule politique est une mystification dont les mystificateurs sont les bénéficiaires. Pour mieux étayer cette façon de voir, ceux qui se réclament de Marx dans ce sens, font appel à certaines idées qu'on peut faire remonter à Machiavel, et qu'ils n'approfondissent pas suffisamment. De fait, si la formule politique satisfait aux intérêts du  groupe ou des groupes dominants (ce qu'elle fait) il ne faudrait pas en inférer la présence de machiavélisme vulgaire chez les différents individus qui composent le groupe dirigeant. Il ne faudrait pas en inférer non plus la présence d'un machiavélisme collectif, d'une sorte de "fourberie de classe" dont les porteurs pourraient n'être pas conscients ; et ici les marxistes utilisent l'idée hégélienne venue de Vico, de "ruse de la raison", au terme de laquelle le génie, si l'on peut dire, de la classe dirigeante (au sens où Schopenhauer disait : le génie de l'Espèce), usant, comme d'instruments, d'individus croyant en général faire autre chose que ce qu'ils font, tend à tromper la classe dirigée pour l'exploiter. Des marxistes d'aujourd'hui pourraient présenter cette partie de l'œuvre de Marx comme le projet au moins d'une sorte de psychanalyse avant la lettre des classes dirigeantes.

      Quoiqu'il en soit, il est frappant qu'une caractéristique de toutes les formules politiques connues est qu'elles satisfassent l'intérêt des classes dominantes ou dirigeantes, qu'elles tiennent, par leur teneur même, au maintien de la situation supérieure de ces classes dans l'Etat et dans la société. Mais l'analyse qui s'en tient là est incomplète. Elle omet un autre trait, et même si elle ne l'omet pas, elle n'en perçoit pas exactement la signification. Cet autre trait est que la formule politique - qu'elle se réfère à un ordre qui dépasse le plan humain, ou qu'elle se contente de notions telles que le bien public, l'intérêt général, les intérêts supérieurs de la race humaine ou d'un groupe plus restreint - satisfait l'intérêt des classes dirigeantes sans l'évoquer, c'est-à-dire sans faire appel, dans sa teneur intellectuelle, à l'intérêt de ces classes. Il faut noter d'ailleurs que la notion d'intérêt (les intérêts sont des rationalisations des besoins et des passions) est ambiguë. Plus on est proche de l'élémentaire et plus on  peut convenir que les hommes ont conscience de leurs intérêts. Mais quand il s'agit d'intérêts à long terme, la conscience devient de la connaissance, et dès lors, même disposant d'un niveau élevé de connaissance, les hommes sont soumis à de nombreux facteurs d'erreur. En fait, si les classes dirigeantes bénéficiaires d'une formule politique ne croient pas ou ne croient plus à la validité de cette formule politique, elles perdent par là le bénéfice de la bonne conscience, et par là la formule politique. Et le régime qu'elle exprime se trouve frappé d'un mal insidieux, une sorte de leucémie politique qui mine ses défenses contre les chocs historiques. La vigueur d'une formule politique est liée à un type de bonne foi moyenne régnant à l'intérieur des groupes dirigeants qui la professent : toute atteinte à ce sentiment traduit des contradictions internes et les aggrave. En fait, quand la fides, la créance dans la formule politique, est sérieusement atteinte, une partie, et en général non la moins brillante, passe à l'ennemi, et fournit ses cadres supérieurs à la révolution. Pareto attribue la pérennité de la domination oligarchique à Venise, au fait que les oligarques avaient su par des institutions solidariser à ce point les membres de l'oligarchie entre eux, qu'un tel passage à l'ennemi était pratiquement impossible. Et même ainsi il y eut des conspirations, comme celle de Marino Faliero, ou celle qui fournit son thème à la célèbre "Venise sauvée" d'Otway.

      Ce caractère : la croyance effective à la validité  de la formule politique et la bonne conscience de ceux qui en bénéficient, ce caractère permet de comprendre pourquoi lorsqu'une formule politique est réellement en vigueur, l'histoire nous montre qu'elle jouit pendant le temps où elle l'est, d'une sorte d'immunité par rapport à des critiques qui, le temps de cette vigueur passé, apparaissent à l'homme d'une autre société et d'une autre histoire, évidentes et décisives. C'est que la fides portant sur la formule politique et liant les dirigeants aux dirigés, revêt la formule politique d'une armure protectrice psychologiquement apparentée à celle qui protège le sacré à l'intérieur de la religion, de la foi et du credo de ceux dont c'est le sacré. Pour la théorie politique, qui place les formules politiques sous son regard analytique comme on fait dans les laboratoires, ces formules sont - celles du moins qui ont jusqu'à présent existé - en partie irrationnelles; le rationaliste dira qu'elles sont entachées d'irrationnel. Que signifie objectivement le mot irrationnel ? Il qualifie  ce dont il n'est pas possible de rendre compte exhaustivement en usant de nos instruments intellectuels analytiques et discursifs ; cela n'implique aucune décision sur l'irrationnel que le croyant estime suprarationnel et le rationaliste du type négateur, infrarationnel. Il y a dans toute formule politique un élément de ce genre, qui fait directement appel à la fides,à la créance. Le desservant d'une formule politique admet implicitement et bien souvent à son corps défendant, cet élément, et n'en admet pas la critique. C'est pourquoi celui qui vit en dehors d'une formule politique, soit qu'il soit d'une autre société et d'une autre époque, soit que, vivant dans l'ère où règne et où se diffuse cette formule, il ne l'admette tout de même pas, ne peut exposer cette formule sans la trahir. En effet tout ce qu'il dira peut être exact, mais il n'en exposera et n'en expliquera que le contenu idéal : il y manquera le liant qui fait tenir ensemble toutes ces idées et qui est la foi, sans laquelle l'exposition de cette formule sera à la formule elle-même ce que toutes les pierres entassées d'un édifice sont à cet édifice effectivement érigé avec son armature et son ciment.

      Rien n'éclairerait mieux cet exposé de ce qu'est une formule politique que l'exposé, donc la critique logico-expérimentale d'un certain nombre de formules politiques. Il n'en saurait être ici question faute de temps.

      La formule politique est donc le liant qui fait tenir en une sorte de tout ce qu'un régime pense de lui-même et ce qu'il est. Elle est ce qui fait que pour le gouverné, qui, par rapport à la politique de la Civitas dont il fait partie, est à la fois un usager, un patient et souvent un acteur, l'action d'un régime et sa justification n'apparaissent pas scandaleuses et subversives l'une par rapport à l'autre. Pour le communiste, Marx explique l'Union Soviétique, et l'Union Soviétique confirme Marx. La formule politique est pleinement en vigueur - ç'en est le signe - quand la pratique du régime peut s'exprimer en termes de théorie, quand il n'y a pas entre la pratique et la théorie un hiatus par lequel font irruption l'indignation, la colère, la douleur, l'ironie, et lorsque les circonstances s'y prêtent, la révolte. Quand le fait, pour un régime donné, d'énoncer la pratique en termes de théorie apparaît assez généralement soit comme une affabulation plutôt comique, soit comme une véritable provocation, alors c'est signe qu'une formule politique est frappée dans ses œuvres vives, et que le régime dont elle est la mise en forme mentale et psychologique l'est aussi.

      La formule politique répond à une sorte de créance moyenne (au sens statistique du mot). La foi en la formule n'est pas égale et semblable chez tous les individus et dans toutes les couches de la population. Considérons une société politique comme une sorte de corps dont le centre est solide, compact, parfaitement homogène, et qui à mesure qu'on va vers la périphérie, devient moins homogène. On peut admettre que la créance maxima dans la formule politique coïncide avec la zone de plus grande homogénéité (le centre). Plus on va du centre vers la périphérie, et moins est dense la créance à la formule politique. Dans les régions périphériques, la répartition de cette créance est moins forte, et elle est remplacée par des mythes et des idéologies dans lesquelles communient plus ou moins fortement des groupes minoritaires de structure plus ou moins lâche : ce que deviennent par exemple les partisans des anciens régimes sous les régimes qui leur succèdent. Les idéologies politiques les plus complètes sont candidates au rôle de formule politique liant les citoyens à la collectivité et les uns aux autres par un rapport fiduciaire : l'idéologie communiste en France par exemple.

      Du point de vue d'une critique du contenu idéel, il n'y a pas de différence entre une idéologie et une formule politique; c'est une simple différence de fait : une formule politique peut être une idéologie qui a réussi, et une idéologie se présente comme une formule politique possible et souhaitable. Les idéologies comme les mythes où le noyau passionnel, imaginatif et moteur, laisse tomber les raisonnements, se caractérisent par leur élément non-logique. L'idéologie est l'acceptation d'une offre intellectuelle par une demande affective. C'est un ensemble d'idées dont la production est déterminée par le besoin que l'affectivité en a. Elles répondent au besoin : elles sont un compromis entre l'affectivité et le besoin logique et expérimental de vérité. En cas de conflit grave, celle-là l'emporte toujours. L'idéologie d'ailleurs ne doute de rien : là où la science ou la philosophie s'arrêtent, elle continue ; elle a réponse à tout, révélant par là son caractère anti-scientifique. Les apparences scientifiques que l'idéologie tente de se donner depuis un siècle rappellent invinciblement la définition bien connue que La Rochefoucault a donnée de l'hypocrisie : l'hommage du vice à la vertu. Le  vocabulaire pseudo-scientifique des idéologies, c'est l'hommage de la passion à la science.

      Il serait souhaitable que des Instituts de Science Politique tinssent un fichier à jour de la distribution des idéologies dans les différentes couches de la population - dans les couches sociales et parmi les divers types psychologiques de chaque couche sociale. Ce n'est pas facile. Cela ne va pas sans graves risques d'erreur. Mais c'est faisable.

      Le programme politique est souvent l'utilisation hâtive d'éléments idéologiques à des fins pratiques immédiates (par exemple aux fins d'être élu député). Le programme républicain  de Gambetta de 1869 stipulait l'instauration du mandat impératif, l'élection de tous les fonctionnaires au suffrage universel et la suppression des armées permanentes. Il ne semble pas que les amis de Gambetta et Gambetta lui-même, une fois au pouvoir, aient jamais songé sérieusement à mettre à exécution ce programme. Républicains opportunistes et radicaux se sont conduits comme si ce pouvait être des choses à dire, mais non des choses à faire.

      Une dernière remarque : le pire ennemi des sciences politiques, c'est le mélange de ces deux éléments qui ne se mélangent pas : la description et la justification. Confondre ce qui est dans la formule politique avec un fait historique, c'est un peu confondre ce qu'il y a sur l'écran avec ce qui se passe dans la salle.

      Une des erreurs les plus fréquemment commises risque d'embourber la recherche en matière politique, c'est la confusion entre la formule politique et les faits beaucoup plus prosaïques dont elle donne une représentation transfigurée. Par exemple, la souveraineté du peuple ressortit à la formule politique : c'est si l'on veut un grand mythe régulateur, ce n'est pas un fait observable. Mais si l'on confond cette représentation, ce grand mythe régulateur, avec un fait observable, on considère le peuple comme un souverain et l'on veut expliquer les actes du pouvoir de l'Etat, du gouvernement ou de l'entité nationale, par les états d'âme du souverain. D'où ces recherches minutieuses et un peu fallacieusement arithmétiques sur les élections, destinées à déterminer la psychologie du comportement du souverain, qui est censée éclairer et expliquer ses prétendus actes. Ces études, en général sérieuses reposent sur une base qui l'est beaucoup moins, quelque chose comme une illusion d'optique. En fait, comme la classe dirigeante et la classe politique, en choisissant les candidats et en traçant étroitement les cadres où s'exprime l'électeur, ne lui laissent que peu de liberté et peu de jeu, cette science politique risque d'être illusoire et fallacieuse. Une recherche des motivations de la classe dirigeante et de la classe politique, et des motifs pour quoi l'électorat accepte ses décrets, nous en apprendrait sans aucun doute bien davantage. On pourrait dire que l'étude pour soi des scrutins, que la géographie électorale, quelqu'exactes qu'elles puissent être, détournent l'attention des phénomènes sur les épiphénomènes, et qu'elles engagent des dépenses d'énergie intellectuelles qui seraient peut-être plus rentables ailleurs.

      Un élément central de la réponse à la question "Qu'est-ce qu'un régime ?" est donc : un régime est l'exercice d'une formule politique à l'instigation d'une classe dirigeante, dont la classe politique qui ne se confond pas parfaitement avec la classe dirigeante, notamment dans ses couches inférieures, est l'agent et l'instrument d'exécution - mais finalement avec le concours de la plus grande partie des citoyens.


      Mais ce n'est  qu'une partie de la réponse, ou plus exactement, un régime est la dépendance mutuelle et l'interaction (et il faut prendre le mot dans son sens exact : dans interaction il y a action) d'un certain nombre de facteurs dont nous sommes entrain de dénombrer les principaux. Il convient d'insister d'abord sur le fait que ces facteurs sont en état d'interaction, qu'un régime existant dans l'histoire est avant tout cette interaction. Que chaque facteur isolé n'est pas une réalité mais une vérité, et plutôt qu'un fait, est quelque chose d'indispensable à l'esprit pour comprendre les faits.

      Dénombrons maintenant (nous ne pouvons guère faire plus dans le temps qui nous est imparti) les facteurs analytiquement isolables dont l'active dépendance mutuelle, l'incessante interaction, constituent dans sa réalité, un régime. Ces facteurs, nous les avons énumérés au début ; précisons-les un peu. Outre la classe politique et la formule politique, ce sont :

      Les rapports dominants

      Par exemple, les rapports de voisinage, consanguinité, si puissants dans les sociétés primitives avant la fixation au sol ou quand cette fixation est encore récente ; c'est sur ce rapport qu'est fondée la Gemeinschaft.
      Le rapport du patron et du client dont l'antiquité romaine et la féodalité offrent des exemples multiples qui sont dans toutes les mémoires.
      Le rapport du vendeur et de l'acheteur qui prend de l'importance quand les occupations industrielles et commerciales tendent à devenir les occupations dominantes. C'est le rapport de Gesellschaft par excellence ; le développement du crédit lui donne une étendue, une complexité et un poids sans précédent. Le salarié vend les prestations qu'il fournit en échange de son salaire. On sait toute la force que le marxisme a puisée dans cette constatation. Ce rapport mercantile s'étendant des choses aux hommes, tend dans l'archétype de la société que Marx nomme capitaliste, à devenir un rapport dominant.
      Le rapport du supérieur et du subordonné, caractéristique de l'Etat bureaucratique centralisé avec son appareil d'Etat hiérarchisé tendant à accomplir toutes les fonctions vitales de la société : défense, administration, justice, instruction publique, et plus tard les fonctions économiques, etc… (Des sociétés partielles comme l'armée et l'Eglise catholique conservent pour ainsi dire ce rapport à l'état pur).

      Quand l'un de ces rapports est au premier plan dans un type de régime, les autres sont à l'arrière-plan et demeurent, comme l'histoire le montre, susceptibles de retours offensifs.

      Les occupations dominantes

      Il faut les mettre en relation avec les rapports dominants. Nous en avons dit quelque chose à propos de la classe dominante et de la classe dirigeante. La nature des classes dirigeantes étant éclairée par l'occupation dominante, comme dans le dyptique médiéval des prêtres et des chevaliers. Il y a donc continuité des occupations dominantes aux forces réelles dominantes. La fortune foncière correspond à l'aristocratie militaire, la richesse immobilière, à l'oligarchie bourgeoise; la haute bureaucratie soviétique qui se taille la part du lion pour la possibilité de consommation dans un régime qui a écarté les formes personnelles d'appropriation des moyens de production et d'échange, est une classe à la fois dominante et dirigeante. L'examen des occupations dominantes (et de la hiérarchie des occupations) nous mènera tout naturellement à déterminer quelles sont les sociétés partielles importantes dans le régime donné : Eglise, armée, groupements professionnels (occupational, comme disent plus précisément les Anglais).

      Rapports dominants, occupations dominantes, forces réelles dominantes, nous mènent naturellement aux mobiles dominants.

      Les mobiles dominants

      Que faut-il entendre par là ? Ce sont les mobiles qui constituent les motivations statistiquement les plus répandues et dynamiquement les plus intenses dans le régime considéré. Exemple de mobiles : dans les sociétés occidentales dites démocratiques du siècle écoulé : le mobile du profit, le mobile du service, le mobile de l'élévation sociale; ce dernier très intense dans une société à forte mobilité sociale comme l'a été la société américaine. A ce mobile s'est lié l'utopie vivace d'une société où les fonctions se proportionneraient aux mérites. A noter que cette utopie (que je ne juge pas du point de vue moral, ce n'est pas mon rôle) fait beaucoup de révolutionnaires parmi les gens choqués par le contraste entre l'idée qu'ils se font de leur mérite et la place que la société leur offre ou ne leur offre pas. Le mobile de l'attachement aux valeurs stables du groupe, dans la ligne de ce que Pareto nomme la persistance des agrégats ( valeurs étendues, nation, valeurs restreintes, spécifications particulières, petites société dans la société, la H.S.P., l'attachement d'anciens élèves des grandes écoles à leur alma mater, etc…). Signalons les mobiles, statistiquement beaucoup moins importants, de la gloire et de l'honneur, dont on peut démontrer qu'ils n'ont pas disparu.

      Les procédés dominants

      Comment parvient-on au sommet du régime ou plus généralement comment parvient-on dans le régime à se faire reconnaître (c'est l'anerkennen hégélien) ? Est-ce par le rang et la naissance comme en général dans les sociétés d'Ancien Régime, mais d'une manière plus discutée dans celles qui ont suivi ? On sait la boutade de Mosca : le moyen le plus sûr de faire partie d'une classe dirigeante c'est encore d'y naître. Cela d'ailleurs est démenti par la pratique des grandes entreprises et affaires américaines où les chiefs executive sont ceux qui rapportent le plus à l'affaire (On use de procédés d'intention rationnelle pour déterminer ce rapport, ou même plus précocement la promesse de ce rapport).

      La science politique ne pourrait que gagner à ce que l'on procédât à l'aide de monographies à une étude des carrières des principaux personnages déterminants dans un régime donné. Il faut mener l'enquête de la manière la plus rationnelle possible. Ne pas s'attarder à l'image que les personnages donnent d'eux-mêmes ("Il se voit confier un poste important sur l'insistance de ses amis", "il se laisse fléchir et consent, malgré sa modestie presque maladive, à occuper un poste de Président Directeur Général" etc…etc…) Non. Il faut établir un questionnaire précis - origines ethniques, origines familiales, formation, mariages, influences subies, relations, appartenances religieuses, métaphysiques ou sociales - accompagné d'une étude attentive des croyances et opinions du personnage aux différents moments de sa carrière, de la variation de ces croyances et opinions, rapprochées des facteurs concomitants. On a jusqu'ici trop négligé en science politique la méthode de l'observation clinique. Il y a une clinique politique comme il y a une clinique médicale.

      Un second type d'enquête est une spécification du premier, particulièrement importante : quels sont ce qu'on pourrait appeler dans la terminologie, excellente ici, de la sociologie ethnographique, les rites de passage dans le régime en question ? Plus précisément il faut examiner rigoureusement les modes d'entrée et de sortie de charge des magistrats. Il est évident que Staline n'a succédé à Lénine ni comme la reine Elizabeth a succédé au roi George VI, ni comme le président Eisenhower a succédé au président Truman, ni non plus comme Fidel Castro a succédé à Batista. Il faut comparer entre elles les entrées et sorties de charge des magistrats dans les divers régimes du présent et du passé. Ce comparatisme peut fournir des indications dont il restera, par d'autres méthodes, à éprouver la fécondité.

      Dans le régime examiné on doit se demander comment est assurée la circulation des élites. Et à ce propos on doit étudier ce que Pareto nomme les cycles de mutuelle dépendance. Le jeu de la circulation des élites peut être soumis dans l'histoire à ce que Pareto nomme des cycles de mutuelle dépendance : un facteur finit par déterminer un facteur contraire. Je m'explique. Les entreprises d'une classe guerrière peuvent développer la classe bourgeoise qui lui succédera. Les Croisades ont favorisé le développement des communes. L'extermination réciproque de la haute noblesse anglaise pendant la Guerre des Deux Roses, a favorisé l'avènement historique de la petite noblesse, de la gentry moyenne à laquelle appartenait Cromwell, qui dominera le Long Parliament au XVIIème siècle. Pareto d'ailleurs introduit à ce sujet une classification du plus haut intérêt et susceptible de grandes applications pratiques qui attendent encore d'être tentées, mais cela sortirait de mon sujet. De même qu'une classification des élites suivant leurs caractéristiques psychologiques. Ici encore Pareto a ouvert la voie. Le sujet est capital mais exigerait d'être traité à fond.

      Comment se recrutent les cadres moyens et inférieurs d'un régime ?
      Quel est, ou quels sont, le ou les modes d'appropriation des divers biens ?

      La générosité royale sous l'Ancien Régime ? Ou la pratique des majorats, importantes dotations impériales, pour services rendus ? L'achat de biens nationaux dans la période révolutionnaire ? Les spéculations financières dans les sociétés non-communistes d'aujourd'hui ? Ces procédés jettent quelque lumière sur les régimes où l'on a recours à eux. L'erreur marxiste du point de vue de la théorie politique a été de croire qu'une différence dans le mode d'appropriation des biens pouvait altérer la nature du pouvoir. Les faits ont montré qu'il n'en est rien.

      Au profit de qui (quelle catégorie plutôt que telle autre) la justice est-elle rendue en fait ?

      Je ne veux pas dire que la justice n'est pas juste. Mais contrairement à l'adage stoïcien toutes les fautes ne sont pas égales ; la hiérarchie des délits et des peines n'est pas la même dans toutes les sociétés et tous les régimes.

      A propos des trois questions qui précèdent, je voudrais prévenir deux objections : la première, sur les risques d'erreur qui peuvent provenir de la généralité et du vague de telles enquêtes. Je réponds sans plus qu'il est possible de produire des échelles de repères quantitatifs permettant une certaine précision. Je dois me contenter ici de cette allusion. La seconde objection peut être un reproche d'immoralité portant sur la question : au profit de quels groupes sociaux la justice est-elle rendue ? Le moralisme est à condamner sur le plan méthodologique quand il commande de proscrire la lucidité. Les procès athéniens du IVe siècle constituèrent un véritable système de redistribution du revenu national, comme l'impôt dans un régime travailliste ; nous le savons assez par les plaintes des oligarques et des riches brimés, du pseudo Xénophon à Antiphon. La lutte qui couvrit toute la fin de la République Romaine entre d'une part sénateurs, et d'autre part chevaliers et Tribuni aerarii publici, pour fournir le personnel des questiones perpetuae ou jurys permanents appelés à connaître des procès où étaient impliqués, surtout à propos de leurs activités dans les zones coloniales, les grandes sociétés financières romaines, répond éloquemment à la question. Il est certain que les juridictions et les verdicts dans les sociétés où l'initiative individuelle est un mobile économique dominant, répriment sévèrement les atteintes à la propriété privée. Il est bien certain que l'examen de la justice soviétique révèle certaines caractéristiques du régime communiste. Nous n'avons pas le temps d'en parler.

      Les principes dominants

      Nous en avons déjà parlé à propos de la formule politique. Ce sont les principes auxquels un régime se conforme officiellement :
      le système élection-représentation dans les démocraties représentatives, avec  l'élément de cooptation qu'il recèle ;
      le principe de compétence tel qu'il est appliqué dans le recrutement par concours et examen des fonctionnaires de l'appareil d'Etat ;
      le principe d'hérédité, dont on a vu comment il a mis en échec, au Moyen-Age, le sens même de la tenure militaire, et comment il a précipité le déclin de la féodalité. Ce principe se fortifie dans l'Ancien Régime avec l'hérédité dynastique par voie de primogéniture directe et de droit d'aînesse.

      Les idées dominantes

      Il ne faut pas les confondre avec les principes dominants. Les idées dominantes n'ont pas force de loi. Elles sont essentielles à la formule politique, car elles donnent pour les gouvernés une signification affectivement satisfaisante aux principes dominants. Par exemple : l'idée d'égalité, l'utopie pédagogique de la correspondance rigoureuse entre le mérite et le résultat, caractérisent les démocraties occidentales (et surtout la nôtre) et donnent un sens acceptable, ou à tout le moins accepté, au système élection-représentation, et au recrutement des fonctionnaires par concours.

      A noter que plus la société est différenciée et divisée, moins il y a d'unité dans les idées dominantes : les idées dominantes ne sont pas les mêmes dans toutes les couches sociales  et leurs subdivisions, et parmi les divers types psychologiques ; l'étude du point où la condition sociale de l'individu et son type psychologique se rencontrent pour se renforcer ou se contrarier, est encore une terra incognita. Là encore grâce à des techniques de repérage, on pourrait entreprendre des enquêtes fécondes.

      Nous finirons par les valeurs dominantes

      Les valeurs dominantes ne doivent est confondues ni avec les principes dominants qui sont pour l'Etat des maximes et des justifications à la fois, de son action, ni avec les idées dominantes (égalité, mérite) qui sont des concepts isolés, qui procèdent de valeurs, certes, et restent liés à des valeurs, mais sont très conceptualisés. L'expression valeur dominante se réfère à l'organisation de l'affectivité des citoyens autour de pôles qui sont communs à une fraction plus ou moins grande d'entre eux. Les valeurs religieuses sont le prototype des valeurs dominantes. Les fortes organisations et mobilisations d'affectivité tendent d'ailleurs, en faisant apparaître la dualité du sacré et du profane, à prendre la forme religieuse ou une forme rappelant la forme religieuse. La ressemblance par exemple du communiste convaincu entre 1920 et 1950 avec un religionnaire, est devenue tout à fait banale à force d'avoir été notée. Elle n'en est pas devenue inexacte. Pour revenir à la religion proprement dite, il y a action réciproque, appropriation réciproque, modification réciproque, entre la religion et l'être historique qui la reçoit et qui, par le fait qu'il la reçoit, est modifié dans son histoire. Le calvinisme écossais de John Knox et de Buchanan, ou presbytérianisme, fut très différent du calvinisme huguenot de Duplessis Mornay, l'auteur présumé de "Vindiciae contra tyrannos", ou du duc Henri de Rohan avant sa conversion, ou du calvinisme rhénan d'Althusius. La démocratie catholique n'est pas la démocratie protestante. Et les pays d'Islam, quand ils ont tendance à ressusciter politiquement à partir de leur appartenance religieuse, peuvent exciper de ce que la non-séparation essentielle du spirituel et du temporel dans l'Islam, fait que le musulman conquis mais non converti, peut prétendre n'avoir consenti au conquérant qu'une délégation révocable de la puissance politique. Il est probable que par exemple sous le règne de Louis Philippe, si l'Archevêque d' Alger qui voulait convertir les musulmans de la régence d'Alger, et avait d'assez grandes possibilités en ce sens, eût obtenu gain de cause à la Cour contre l'armée, la question d'Algérie au XXe siècle se serait présentée sous de tout autres auspices. Ceci ne nous éloigne pas de la proposition que l'impact du religieux sur le politique doit être approximativement mesuré dans une théorie des régimes politiques.

      Toute explication unilatérale par un acteur privilégié (par exemple le facteur économique) est erronée. Dans la réalité les facteurs se suscitent réciproquement. Exemple : les évolutions politiques comparées de la France et de l'Angleterre. Ajouter : la plus grande initiative et la plus grande puissance des citoyens détenteurs de moyens matériels en Angleterre, en face de ce qu'en France on appelle le Pouvoir central, est la conséquence d'un régime où les notables locaux font l'administration. Au sommet on entérine les initiatives. Il est symbolique que la politique des monopoles d'Etat ait été vaincue sous Charles Ier, et que la Révolution Anglaise ait eu ce résultat. Donc nous avons un facteur géopolitique : frontières difficiles à franchir, insularité (voir le facteur contraire en France) qui permet l'absence du système autoritaire centralisateur : armée permanente, impôts permanents. Ces moyens de contrainte n'existant pas, ceux qui n'ont pas à les craindre peuvent mieux donner libre cours à leurs initiatives, et l'Angleterre devient la métropole de la libre entreprise. Les Etats-Unis la supplanteront pour des motifs analogues : absence de contrainte de l'appareil d'Etat déterminée par l'absence de menace extérieure, qui a permis l'absence d'une forte centralisation autoritaire disposant d'un appareil d'Etat fort. Cet exemple éclaire la portée du facteur géopolitique. Il assigne certaines limites à ce qui peut être : la formation d'un Etat fort en France était un terme d'une alternative dont l'autre terme était qu'il n'y eût pas d'unité politique de ce nom. Ce facteur n'explique pas qu'il y ait une telle unité politique, mais il indique certaines conditions à quoi, du moment qu'elle est, cette unité politique doit satisfaire pour être.

      Dans de telles interactions de facteurs il ne faut oublier aucun élément essentiel, par exemple, les incidences de la technique, de la technique de l'armement sur la stratégie, et de ce groupe de facteurs sur la politique. Par exemple, l'avènement des armes atomiques déconseille les grosses concentrations de troupes, ce qui fait que la guerre psychologique accroît encore son importance : le problème est d'amener l'autre à certaines positions psychologiques, et si l'on ne peut user de la terreur massive, il faudra user de l'alternance de la séduction et de la peur, de l'espoir et du désespoir. Le problème est toujours de faire céder la volonté de l'adversaire, mais l'état donné d'une interdépendance de facteurs à un moment donné, en prédétermine les moyens. Une telle situation, si elle dure, peut influer sur le caractère des régimes politiques qui la subissent. La Russie soviétique contraint les puissances occidentales à penser leur situation. Or la pensée d'une situation tend à changer cette situation.

      De toutes ces questions, à commencer par celles qui portent sur la classe politique et la formule politique, on peut faire, en les groupant de la manière logiquement la plus rigoureuse possible, un questionnaire, un type d'enquête, et l'on peut, à propos de n'importe quel régime donné, chercher la réponse à ce questionnaire et procéder à cette enquête. Il n'y faudrait qu'organiser et diriger des équipes de chercheurs dotés de la formation requise. Mais la réponse à toutes les questions ne serait pas, n'est pas encore tout. On peut nous objecter que nos critères vont plus loin qu'identifier un régime, qu'ils tendent à identifier une société ou une portion de société. Mais en vertu du principe de l'interconnexion mutuelle des facteurs, il serait illusoire de vouloir caractériser un régime en mettant radicalement entre parenthèses la société dont il est le régime.

      Toute identification d'un régime donné, passé ou présent, au moyen des critères énumérés, révèle la pluridimensionalité de ce régime historique donné, de tout régime historique donné, comme d'ailleurs de tout fait historique concret. Si nous gardons présent à l'esprit que cette interdépendance joue dans le temps, que le facteur temps est essentiel, grâce à l'application de ces critères, le fait politique acquiert toutes ses dimensions, et nous le percevons pour ainsi dire en relief et dans son mouvement. Du point de vue des déterminismes partiels que nous indiquons, tout événement historique réel (qu'il s'agisse d'un événement proprement dit, ce qui arrive, ce qui survient, evenit, ou d'un fait durable mais non éternel comme un  régime) est plurivoque, polyvalent. On pourrait dire, en empruntant la terminologie des psychanalystes, que les différents facteurs dénombrés se surdéterminent. On voit comment cette règle de la dépendance mutuelle indique que la distinction par exemple entre sociologie politique, sociologie religieuse, sociologie économique, tient aux lois de notre esprit. Ces distinctions analytiques sont faites pour nous permettre de percevoir le fonctionnement de l'histoire réelle qui est dépendance mutuelle, ce que le cloisonnement des spécialités rend difficile, puisqu'il n'y a pas de coordinateurs synthéticiens, de spécialistes de la mise en communication des spécialités.

      L'application de ces critères permet de soupçonner et dans les meilleurs cas, d'isoler, des corrélations dans les variations des facteurs déterminés. Il ne s'agit pas seulement d'identifier chacun des facteurs, c'est-à-dire de mettre mentalement un régime en pièces détachées, mais aussi de voir comment il fonctionne, c'est-à-dire de le remonter mentalement et d'en examiner le mécanisme. Il faut voir comment le régime marche ou plutôt tourne. Comment les différents éléments s'engrènent et fonctionnent. Par l'application méthodique de ces critères, on peut identifier tous les régimes existants ou ayant existé. On peut même concevoir des régimes possibles pour aller à la rencontre du réel. L'ordre permet d'inventer, disait Descartes. En tout cas il serait souhaitable d'établir un fichier bien tenu des régimes politiques.

      Il me faut finir cette partie de mon  exposé par un souhait : en matière de théorie politique, les élites françaises peuvent, je crois, se payer une dose de vérité très supérieure à celle qu'elles se sont permise jusqu'ici. Les succès du communisme viennent en grande partie d'une meilleure application de certaines vérités de théorie politique, vérités quelquefois cruelles, qu'on ne trouve pas dans leur formule politique, mais auxquelles on peut remonter à partir de leurs actions. L'histoire ne promet rien de bon aux gouvernements qui s'empêtrent dans leur propre formule politique. Je crois que les grands commis de la France de demain sont aujourd'hui en état de supporter toutes les vérités. Demain, quand vous aurez un homme devant vous, il faudra que vous puissiez vous faire une idée de son idéologie et de ses mobiles. Exception faite pour les grâces d'état du génie et de la sainteté, on ne peut pas faire bien  sans comprendre. Voilà mon progressisme et j'espère que c'est aussi le vôtre.



II


 GENESE  ET  CLASSIFICATION  DES  REGIMES  POLITIQUES


      Je passe maintenant à la deuxième partie de cet exposé qui porte sur la critique de la nomenclature des régimes politiques et la classification dont font état nos traités de droit constitutionnel, qui trouvent leur origine dans la Politique d'Aristote.

      Notre terminologie politique se réfère à une nomenclature des régimes ou des formes politiques qui prend sa source dans la Politique d'Aristote. On prononce des mots comme démocratie, oligarchie, aristocratie, monarchie. Ce ne sont pas seulement les références de base de l'opinion commune. Ce sont aussi celles des traités de Droit Constitutionnel (je l'ai vérifié dans une proportion importante des traités de Droit constitutionnel, ou comme le disent souvent leurs auteurs, de Science Politique, publiés en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle). Ces traités décrivent en général les constitutions modernes, les classent suivant une nomenclature d'origine aristotélicienne, en essayant, non sans un certain  malaise, d'accommoder aux constitutions modernes - qui ne sont pas toujours suffisamment distinguées des régimes dont elles sont les constitutions -  ces notions aristotéliciennes. Examinons rapidement ces notions qui leur sont communes.

      Si nous considérons cette terminologie du point de vue de la constance du sens et des mots, et de la valeur relative des termes, nous pouvons nous persuader que plusieurs critères hétérogènes s'y juxtaposent sans que cette juxtaposition soit motivée par des considérations d'ordre logique. Il y a en effet juxtaposition d'un principe de classification  quantitatif (monarchie, oligarchie : définition de la nature d'un régime par le nombre de ses gouvernants) et d'un principe de classification qualitatif (aristocratie : définition de la nature d'un régime par la qualité des gouvernants). De plus, les régimes qui aux termes de cette nomenclature sont considérés comme des couples d'opposés, ne s'opposent pas si on se place du point vue de l'étymologie. Démocratie, aristocratie : l'étymologie n'oppose en effet pas ces mots. Le principe de classification fondé sur le nombre des gouvernants oppose monarchie (pouvoir d'un seul) à oligarchie (pouvoir d'un certain nombre) ; le troisième terme que l'étymologie proposerait serait polycratie ou polyarchie (pouvoir d'un grand nombre) ou holocratie (pouvoir de la totalité des membres du corps civique). Or il n'en est rien. La classification en question oppose à monarchie et oligarchie, non pas polyarchie et holocratie, mais démocratie. Or, démocratie n'est pas une notion quantitative. Ce mot vraisemblablement est d'origine athénienne. On ne le trouve pas dans Hérodote qui, quand il expose la nature de ce régime, parle d'isonomie, c'est-à-dire d'égalité par la loi. Le mot démocratie se réfère, semble-t-il, aux habitants des dèmes (disons pour éviter une digression érudite, que les dèmes étaient des circonscriptions administratives très anciennes) ; c'est-à-dire que les citoyens habitant des dèmes, sont des personnes qui,  régulièrement inscrites dans ces circonscriptions administratives, étaient, de ce fait, membres du corps civique. Cela peut en effet être tenu pour synonyme de holocratie, pouvoir de tout le corps civique, mais, avec le mot démocratie, l'accent n'est pas mis sur la quantité, seulement sur l'appartenance.

      Un autre mot de ce vocabulaire usuel se réfère à un critère qualitatif, un critère fondé sur la valeur (faisons abstraction du contenu de la notion de valeur) c'est aristocratie. A aristocratie devrait s'opposer kakistocratie, c'est-à-dire à pouvoir des meilleurs, pouvoir des pires. Or le mot kakistocratie n'existe pas. Cette substitution n'est d'ailleurs pas difficile à comprendre. Le mot aristocratie, pouvoir des meilleurs, est celui-là même que certaines oligarchies terriennes et guerrières (familles nobles qu'à Athènes on nommait les Eupatrides, à Rome, les Optimates) s'appliquaient à elles-mêmes. Ce sont des membres de cette couche sociale, comme le poète Theognis de Mégare qui, à une époque révolutionnaire, ont opposé le mot aristoi au mot qui désignait les nombreux, mais les désignait de manière qualitative et péjorative : les mauvais, les gens de peu, les lâches. Il y a l'idée que les meilleurs sont moins nombreux et que les nombreux sont inférieurs. Grâce à ces substitutions implicites, quand un auteur partisan de l'oligarchie parle de l'oligarchie terrienne et guerrière, il dit aristocratie. Mais les auteurs qui tiennent que la classe gouvernante doit comprendre tout le corps civique, que classe gouvernante et corps civique doivent être comme deux figures superposables en principe, ne désignent pas les nombreux, le nombre, le plethos, de manière qualitative et qualitativement péjorative, comme le faisaient les porte-paroles des oligarques : ils ne disent pas : les mauvais, ils disent : le demos, c'est-à-dire le nom collectif qui désigne les habitants des dèmes, les citoyens. C'est un fait qui se retrouve à toutes les époques bien étudiées : la terminologie politique dispose au moins de deux noms, ou deux sets de noms, pour la même notion : un terme qui approuve et un terme qui réprouve : "Le tyran, disait Hobbes aux factions politico-religieuses du XVIIe siècle anglais, c'est le monarque qui vous déplaît". Dans Aristote la tyrannie est une forme corrompue, une déviation de la monarchie, comme l'oligarchie est une déviation de l'aristocratie, et comme la démocratie extrême est une déviation de la Politie ou régime constitutionnel de la Cité grecque.

      Aux causes de confusion venues de l'Antiquité et d'Aristote, les modernes ont ajouté d'autres facteurs de confusion. Historiens ou juristes parlent, par exemple à propos de l'histoire des Juifs de l'Ancien Testament ou de l'histoire européenne médiévale, de théocratie. A écouter l'étymologie, ce devrait vouloir dire "pouvoir de Dieu". A considérer l'histoire, il s'agit du pouvoir ou de la prétention au pouvoir d'une classe ou d'une caste sacerdotale. De même un mot comme ploutocratie ne désigne pas un régime politique. L'appréciation que traduit ce mot peut s'appliquer soit à une oligarchie où les riches gouvernent ès qualité, soit à une monarchie ou à une démocratie corrompues. Ce n'est pas tout : Aristote a usé de mots qui étaient usités de son temps et dans son univers historique, il n'a pas imposé un sens aux mots suivant les exigences d'une pensée rigoureuse. Il a appelé démocratie ce que notamment les Athéniens nommaient démocratie, en tentant de définir rigoureusement le contenu du régime, mais sans choisir, lui, le nom correspondant à ce contenu, en l'acceptant de ses contemporains. Ce qui explique l'anomalie suivante : alors que dans les autres régimes, monarchie ou oligarchie (ou si l'on veut aristocratie) il y a distinction de ce qui règne et de ce sur quoi il est régné, dans la démocratie, ce qui règne est en même temps ce sur quoi il est régné. De fait, les Athéniens ont cherché aux époques les plus démocratiques à réaliser  effectivement la chose, à faire, par l'accessibilité des emplois à tous les membres du corps civique, que chaque citoyen pût être tour à tour gouvernant et gouverné, qu'il accomplît tour à tour les fonctions de la politique, du contrôle, de la législation, de la justice. L'hétérogénéité sociale athénienne ne permit jamais à la tentative de réussir complètement. Les plus hauts emplois financiers et militaires, à cause du danger que pouvait courir la Cité s'ils n'étaient pas remplis par des gens compétents, furent dérobés à la désignation par tirage au sort qui était la procédure la plus égalitaire, et furent réservés à l'élection qui, chez ce peuple averti, dans une cité où chacun connaît chacun et a un intérêt vital à élire le meilleur, était considérée à juste titre comme une procédure non égalitaire (puisque les candidats possibles ne pouvaient pas avoir les mêmes chances d'être élus) ; et comme il y avait des chances, les choses étant ainsi, que le plus compétent, c'est-à-dire le meilleur dans son ordre, fût élu, cette procédure, l'élection, était à juste titre tenue pour aristocratique.

      La nomenclature d'Aristote est conforme à l'usage hellénique du IVe siècle. Il dit "démocratie" parce que ses contemporains disaient "démocratie". Il s'efforce simplement de définir des régimes tels qu'ils sont en fait, et de donner des critères précis pour les reconnaître. De plus, bien que ses analyses suggèrent l'idée que les dénominations adoptées par l'usage n'étaient pas toujours exactes (il lui arrive d'en proposer, par exemple : la Politie ou régime constitutionnel hellénique, mixte de démocratie et d'oligarchie ; ces Polities en fait étaient des démocraties censitaires ou, comme à Sparte, des régimes où la coexistence des conquérants et des conquis avait donné lieu à une sorte de régime des castes) Aristote conserve les mots de l'usage grec. Cela tient à sa méthode elle-même, à l'esprit même de sa politique et de sa philosophie, qui est de chercher le meilleur ou tout au moins les germes du meilleur, la direction dans laquelle il faut le chercher : dans le réel ; ce qui explique son succès avec singulièrement Saint-Thomas, dans l'Europe médiévale où les meilleurs esprits tentaient d'ordonner l'inférieur au supérieur, de découvrir une continuité  de la nature et de la Grâce, de découvrir un ordre total, une ordination continue allant de l'être le plus humble à l'être parfait. Aristote donc est un auteur, on pourrait dire katadoxal, le contraire de paradoxal. L'illogisme apparent de sa nomenclature où, comme nous l'avons vu, plusieurs principes de classification hétérogènes sont juxtaposés, s'explique par là.

      Mais le succès de cette nomenclature aristotélicienne à laquelle toute la philosophie et toute la problématique politique occidentales se réfèrent, même pour en différer ou pour s'y opposer, comme on voit chez Jean Bodin et chez Hobbes, a eu des conséquences fâcheuses pour le savoir, ou si vous voulez, la science politique prise au sens de nos pères. On peut dire que par le prestige d'Aristote, les nomenclateurs politiques d'Occident lui ont été profondément infidèles en lui demeurant extérieurement et littéralement fidèles. Aristote, lui, avait décrit exactement les régimes politiques des cités grecques. Or dans l'Occident moderne, les termes de la nomenclature aristotélicienne furent appliqués à des réalités totalement hétérogènes aux réalités politiques de la cité grecque. Les termes d'Aristote eurent d'ailleurs le même sort exceptionnel que le plus illustre d'entre eux, le terme Politique. Car la Politique est ce qui a trait à la Polis ou Cité grecque. Si Aristote avait voulu décrire la forme politique dont l'Empire Perse du Basileus représentait aux yeux des Grecs le type, nul doute qu'il eût écrit non pas une Politique , mais une Despotique. Aristote est d'ailleurs muet, pour diverses raisons, dont vraisemblablement des raisons de prudence, sur la tentative contemporaine de son disciple Alexandre, qui dépasse le cadre de la Polis. Il est muet également sur les ligues et confédérations d'Etats (ou du moins nous le supposons car nous ne sommes pas sûrs d'avoir retrouvé toute la "Politique"). Une description  du monde occidental moderne entre le XIIe et le XXe siècle, homologue à la Politique d'Aristote, devrait s'intituler, si l'on veut faire comme Aristote, non pas Politique, mais Etatique.

      Jusqu'au XVIIIe siècle, les idées traditionnelles qu'on trouve déjà dans Aristote prévalent : à savoir que la démocratie - et on entend par là la démocratie directe, la nomination directe des magistrats par le corps civique assemblé sur la place publique - la démocratie est fonction d'une certaine dimension de la Polis, gros bourg rural aux fermes espacées quand elle est à l'intérieur des terres, et même quand elle est sur le littoral, aire bâtie d'une dimension médiocre.

      La démocratie décrite dans la Politique d'Aristote est un régime de la Polis. La Polis est une variété de la forme politique Etat-Cité, qui en a connu d'autres : les Etats-Cités qui existaient au Moyen-Age sur tous les riches trajets commerciaux qui allaient d'Italie aux Pays-Bas et en Allemagne du Nord, sans parler d'Etats-Cités excentriques comme la République de Novgorod-la-Grande. L'Etat-Cité se définit par la dimension. Le caractère de déterminante de la dimension de l'unité politique considérée n'avait pas échappé à Aristote en tant que fondateur de la science politique. Se plaçant par l'esprit dans le cadre de l'Etat-Cité, Aristote préconise une dimension optima -à nos yeux exigüe -  telle que la Cité puisse être bien gouvernée ( la place de l'Agora pouvant tenir lors des assemblées du peuple, tout le corps civique), bien défendue, et ces deux conditions en produisent une troisième : une relative homogénéité. Cette dimension doit être maintenue, donc pas de conquêtes excessives, et, ou bien l'homogénéité sociale doit être conservée, ou bien les hétérogénéités inévitables doivent être compensées par l'effet de l'art politique, qui diminue la nocivité d'un principe par un recours calculé au principe contraire. Aristote n'a pas pensé qu'un régime de l'Etat-Cité pût convenir à des formes politiques d'une autre dimension. Il n'a pas traité de l'Empire Perse qui n'apparaît dans la Politique qu'à propos d'exemples de détail puisque ç'eût été alors une Despotique et non une Politique. Ce qui caractérise la démocratie en tant que régime de l'Etat-Cité aux dimensions très restreintes, c'est la nomination directe des magistrats détenteurs des fonctions politiques, administratives et judiciaires par le corps civique lui-même. Des éléments d'ordre représentatif n'existèrent que dans les ligues, alliances, fédérations, confédérations helléniques, sujet qu'Aristote ne traite pas. Aristote dans la Politique ne signale qu'un seul cas qui pourrait passer pour un cas de régime représentatif, celui de Mantinée, où les citoyens, occupés aux travaux des champs, déléguaient certains d'entre eux pouur s'occuper des affaires communes. Le régime représentatif y résulte de la difficulté pour le citoyen de s'arracher à des occupations quotidiennes absorbantes. Au Moyen-Age, c'est en Occident un des facteurs de l'apparition du régime représentatif.

      L'époque dite féodale se déroule sur le fond d'une desétatisation : en Occident, l'appareil d'Etat construit par les Romains a été mis en pièces. La constitution de nouvelles unités politiques en Europe s'était faite sous l'impact des invasions barbares, dont leur avènement est en partie le résultat. Les nécessités militaires  dans le haut Moyen-Age étaient en quelque sorte constituantes des nouvelles unités politiques ; l'appauvrissement de la vie urbaine, la diminution des courants commerciaux, le fait que l'unité économique est le domaine qui tend à se suffire à lui-même, ont fondé économiquement les services militaires qualifiés sur l'octroi des terres. L'équivalent de l'homme libre en armes qui est à la base de la Cité antique et de la tribu germanique, devient l'homme libre nanti de biens-fonds lui permettant de s'armer d'une manière qualifiée et d'armer une suite plus ou moins nombreuse. M. Guilhiermoz dans son livre Les Origines de la Noblesse Française, voit par exemple dans le cavalier carolingien chasé, la première origine de la noblesse française. Plus tard, lorsque le roi a besoin de convoquer ses tenants-en-chef, notamment pour leur demander les ressources convenables à faire face aux nécessités communes (ce dont il ne peut se passer puisqu'il ne dispose pas à l'origine d'un appareil administratif propre) s'il les faisait venir tous (formulons pour la commodité de la démonstration cette hypothèse irréalisable) la vie économique et administrative, c'est-à-dire la vie du pays, s'interromprait, le pays serait pendant ce temps décapité, désarmé, énervé. De plus, comme les unités politiques, royaumes féodaux ou principautés, ont une dimension qui n'est pas celle de l'Etat-Cité, il faudrait des bâtiments immenses pour loger tous les tenants-en-chef du monarque ; les champs de mars mérovingiens et les champs de mai carolingiens donnent une idée des étendues nécessaires ; il fallait de vastes prés au printemps pour paître les chevaux de cette cavalerie dont l'assemblée dégarnissait le royaume de toute défense. La perspective d'une opération et d'une pratique aussi peu économique pose un problème, et la naissance de la représentation en Occident est la réponse historique à ce problème. Tous les tenants-en-chef du roi (les monastères et les villes étant des tenants-en-chef collectifs) prendront eux-mêmes dans leur sein certains d'entre eux, le roi se réservant toujours de convoquer personnellement les tenants à la présence desquels il tient, et ils les délègueront auprès du roi. Ce petit  nombre choisi à partir d'un grand nombre agira à la place de ce grand nombre : gerere vicem ; en allemand : marcher pour, vertreten, c'est-à-dire für treten ; en anglais : to stand for. De telles institutions s'ébauchent mutatis mutandis dans toute l'Europe occidentale : cortes, parlements, états généraux. La représentation collabore aux nécessités politiques suprêmes : impôts, juridictions, administration, défense. Dans le système anglais elle est indispensable, toutes ces fonctions y étant assurées à la base par les autorités locales elles-mêmes, et les juges itinérants des Plantagenêts n'ayant à l'origine qu'une fonction d'inspection extraordinaire avec pouvoirs étendus. L'évolution française se fera dans un autre sens, celui de la centralisation bureaucratique. L'Etat français se fera par une œuvre de dépossession menée par le pouvoir central qui, au moyen d'une politique menée systématiquement et obstinément, des premiers capétiens à Louis XIV, dépossèdera intégralement les tenants-en -chef de leurs pouvoirs politiques, administratifs, judiciaires et finalement guerriers, quitte à leur laisser des privilèges qui, ôtée la contrepartie du service, les fera paraître haïssables (voyez Tocqueville).

      Si on l' examine génériquement, c'est-à-dire si l'on en explique d'abord la nature par la genèse, la représentation est un phénomène sociologique par lequel les jeunes unités politiques occidentales ont remédié à la desétatisation  qu'avait laissée derrière elle la désintégration de l'Empire Romain. La représentation n'est pas le pouvoir, elle est le moyen du pouvoir.

      Parlement désigne à l'origine une circonstance dans laquelle se trouve le roi d'Angleterre : le roi est en parlement. Le parlement est une dilatation maxima de la curia regis siègeant en conseil. Son nom vient bonnement de ce que l'on y fait : on y parle. Le roi et ses exécutants y échangent avec les représentants des tenants-en chef les paroles nécessaires au fonctionnement du pouvoir. La condition fondamentale de ce phénomène nouveau est le caractère dit naturel de l'économie, qui fait que les principales fonctions qui sont aujourd'hui remplies par des fonctionnaires rétribués à date fixe, exigeaient pour être remplies une base en biens-fonds, un fief. Avant la reconstruction d'un appareil comportant impôts permanents, armée permanente, hiérarchie de fonctionnaires rétribués en espèces, la représentation était une nécessité de l'administration et de la conduite des affaires publiques. La société telle qu'elle était suppléait au besoin d'Etat. Lors de la desétatisation féodale, le système représentatif apparaît comme un Etat de remplacement, comme quelque chose qui pour la société joue le rôle de l'Etat, c'est-à-dire supplée aux nécessités de la défense, de l'administration, de la justice. L'Etat bureaucratique centralisé étant historiquement impossible au Moyen-Age, c'est ce qui peut en tenir lieu avec le minimum de frottements (il y en a pourtant beaucoup). Evidemment cette procédure a donné aux  représentants les possibilités qu'exprime la célèbre proposition : "no supply without redress of grievances" : les représentants n'accorderont pas de subsides au roi s'il n'a satisfait à leurs doléances". Il n'en est pas moins vrai que la notion de représentation a subi du médiéval au moderne un véritable renversement de signification, puisque dans l'idée moderne de gouvernement représentatif, il y a de plus, non pas l'idée que les représentants sont les rouages du gouvernement, mais au contraire l'idée que les représentants sont le gouvernement. Qu'il en soit effectivement ainsi en théorie comme dans différentes formes de régime d'assemblée, ou que le gouvernement soit une commission de l'assemblée comme dans le gouvernement parlementaire, ce n'est plus une assemblée de tenants-en-chef qui donnent au roi les moyens de gouverner, mais une assemblée de gouvernants ne représentant pas spécialement les détenteurs des ressources matérielles ; mais de plus en plus ce sont des représentants des having not qui tendent à procéder par l'impôt à la redistribution du revenu national. Du Moyen-Age au XXe siècle la conversion, la révolution au sens astronomique du mot, est complète.

      Il n'y a rien de commun entre le régime démocratique de l'Etat-Cité, de la Polis, tel qu'il est décrit dans Aristote, et le régime représentatif dans l'Europe médiévale. Le régime représentatif moderne, comme le régime représentatif médiéval, est né d'une impossibilité, d'une sorte d'aporie historique. Comment appliquer le plus possible des idées démocratiques venues de la Polis grecque, à une unité politique d'une aire beaucoup plus étendue, la nation d'Ancien Régime, dont l'artisan premier avait été la monarchie dynastique ? Comme à Mantinée, comme dans les ligues fédérales grecques du IVe et du IIIe siècles avant Jésus-Christ, la représentation procède de l'impossibilité d'assembler en un même lieu tous les intéressés. Rousseau a indiqué expressément que dans le Contrat Social il ne légiférait pas pour une unité politique comme la France du XVIIIe siècle, mais pour une unité comme Genève, un Etat-Cité ; et la logique de Rousseau, dont il a eu lui-même conscience, c'est le fédéralisme qui permet à une unité politique vaste de conserver le self-government local sans se demembrer, et retrouve la représentation. Mais un tel horizon est au-delà du Contrat Social, et le pathétique politique de Rousseau avait une emprise telle sur les sensibilités, qu'il avait imprégné le langage même des nouvelles élites du tiers-état qui prenaient les affaires en main : l'idéologie du Contrat Social était un véhicule duquel ces nouvelles élites pouvaient user pour atteindre les masses dont elles recherchaient le soutien actif contre les anciennes élites. On s'inspirait donc du Contrat Social, à ceci près que le souverain selon Rousseau, c'est-à-dire le peuple, étant dans l'impossibilité physique de s'assembler, délèguerait ses représentants à sa place. Par cet organe, l'assemblée des représentants, la souveraineté du peuple, incarnée dans la réunion physique des représentants, pouvait de ce fait, exister réellement et agir. Mais du point de vue de la sensibilité explorée par Rousseau, on peut objecter qu'il y a une véritable usurpation représentative, et du point de vue de la classification des régimes ou formes politiques, faite par Aristote, on peut constater que le régime représentatif moderne ainsi obtenu, est un régime oligarchique. Par rapport à l'exigence démocratique exposée par Rousseau dans le Contrat Social, c'est un tour de passe-passe, et Rousseau en a eu conscience, comme en témoigne la mauvaise humeur avec laquelle il traite la représentation.

      Le régime représentatif  est un régime oligarchique. Il en est ainsi arithmétiquement quel que soit le mode de nomination des gouvernants et quel que soit le credo politique qu'ils professent. Les radicaux anarchisants du XIXe siècle avaient rêvé confusément que le fait que les représentants n'aient pas de qualification spéciale, pouvaient les assimiler irrationnellement aux représentés dont ils apparaîtraient alors comme une émanation. Mais cela est un mystère. Cela fait partie du credo inhérent à une certaine formule politique. Cela n'est pas une constatation que l'on puisse faire du dehors. Sieyès se montrait conscient du fait que le régime représentatif est un régime oligarchique quand, à la Constituante, il opposait à la démocratie le régime oligarchique représentatif qu'il préconisait, ajoutant (on ne peut pas être plus explicite) que la France ne saurait être une démocratie. C'est en effet la partie métaphysique de la formule politique qui dispose que l'essence intellectuelle et volontaire, existentielle et active, du représenté, par un "mystère" se transmet, au moyen apparemment des rites électoraux, au représentant qui dès lors en dispose. Plus réaliste, l'école juridique allemande, dite de l'Organe d'Etat, constatait que lorsque dans un régime d'assemblée, c'est une assemblée qui gouverne, l'assemblée gouvernante est un organe d'Etat qui tire sa signification de sa fonction et non de son mode de nomination. Paradoxalement le gouvernement représentatif se trouve représentatif  parce  qu'il gouverne et non parce qu'il représente, au sens où un roi est représentatif de ses sujets envers le dehors comme l'est l'ambassadeur qui représente le roi. C'est en définitive, pour cette théorie, la fonction qui confère la représentativité à l'assemblée gouvernante ou à sa commission exécutive. Mais c'est sous-estimer l'action de la formule politique. Ce que nous appelons au XIXe et au XXe siècles des régimes représentatifs, ce sont du point de vue d'Aristote, et Aristote a raison, des régimes oligarchiques. Mais en un sens est-ce que la nature  des choses elle-même ne fait pas que dans une société politique territorialement étendue, économiquement complexe, socialement hétérogène, il ne peut pas y avoir autre chose que des régimes oligarchiques ?

      Classification
 
      Si nous voulons cesser de nous payer de mots et apporter à la classification des régimes de notre temps et de notre monde, au sens où l'on disait le monde grec, un sérieux analogue à celui qu'Aristote survenant au crépuscule de l'Etat-cité grec, tel la chouette, oiseau de Minerve, a porté à l'examen des formes de ce monde politique, en nous plaçant d'un point de vue strictement formel, nous arriverons au principe de classification dont je vais vous parler.

      L'histoire occidentale propose deux modèles qui sont la projection de deux types de comportement politique dans les grands Etats occidentaux dont les premières formes se sont dégagées lorsque les invasions barbares prirent fin, par rejet, assimilation ou annihilation des assaillants.

      Ou bien un système d'administration et peut-on dire jusqu'à un certain point, de self-government local, rappelant dans une certaine mesure les oligarchies antiques : c'est le cas de l'Angleterre où les classes, les groupes, les familles localement importantes prennent part à l'administration des circonscriptions territoriales où elles sont localement importantes ; on peut même dire qu'elles l'assument : les comtés, les bourgs et les villes sont administrés par la noblesse de comté, par les chevaliers, et les villes par les bourgeois les plus importants. Le va-et-vient de ces administrateurs de comtés, de leur résidence au chef-lieu du comté et du comté au parlement du roi lorsque rex tenet consilium suum in parliamento suo, constitue les origines du gouvernement représentatif. Les pièces maîtresses du régime représentatif anglais sont : 1° L'existence d'une classe de petits tenanciers libres, qui fait qu'il y a une classe moyenne rurale en continuité, d'une part avec celle des villes, d'autre part avec les couches plus élevées de la gentry, 2° Le fait d'un self-government local oligarchique qui constitue l'administration et remplit la fonction que remplit ailleurs un appareil d'Etat de type centralisé où les fonctionnaires ne tiennent leur être même et leur fonction sociale que du centre, du pouvoir. Les personnes convoquées par le roi en parlement lui sont indispensables parce qu'elles sont l'administration, parce qu'elles remplissent des fonctions sociales analogues à la fois à celles de nos préfets, de nos juges et de nos chefs d'entreprises. Le pouvoir central face à ces administrateurs n'est en définitive pas une source de puissance autonome et irrésistible, capable de s'imposer à eux. C'est dans la curia regis étendue que se trouve le pouvoir. Si les rois d'Angleterre avaient pu s'appuyer sur des impôts permanents, une armée permanente, une administration qui ne tînt que d'eux son existence, ils eussent pu imposer à l'Angleterre une monarchie telle que celle qui a réussi en France dans la deuxième moitié du XVIIe siècle après Henri IV, Louis XIII, Richelieu et Mazarin, et avec Louis XIV. Il y a un fort mouvement dans ce sens dans l'histoire de l'Angleterre entre la Guerre des deux Roses et la fin du règne de Charles Ier. Les Tudor sont en bonne position pour la marche à l'absolutisme, et Henri VIII ne le cède en rien à François Ier. Mais Henri VIII se trouve placé au moment de la rupture avec Rome dans la même situation que Philippe le Bel lors de son épreuve de force décisive avec le pape Boniface VIII, et Henri VIII se comporte comme Philippe le Bel. De même que le roi de France avait convoqué les états-généraux, le roi d'Angleterre, pour soulever le sentiment national contre la suprématie romaine, est appelé à valoriser le parlement en lui demandant de promulguer les actes de la plus grande portée historique ( rupture avec le catholicisme ). Il convoque fréquemment le parlement et met tout le prestige de la monarchie à faire comprendre aux Anglais l'importance du parlement. Le mandat parlementaire se valorise alors. L'équivalent des légistes français qui ne devaient leur être historique qu'au roi de France, ce sont les commonlawyers du parlement qui s'appuient sur des précédents qui sont, étant donné l'histoire de l'Angleterre, des précédents d'auto-administration oligarchique. Lorsqu'arrive la dynastie Stuart, le roi écossais catholicisant, théoricien du droit divin, petit-fils de Marie de Guise, est doté d'une représentativité nationale moins forte (l'épreuve de l'histoire le montrera) que le parlement. En définitive, à la suite des vicissitudes de la Révolution Anglaise, le changement de dynastie qui passe des Stuart aux Hanovre, montre que l'Angleterre a évolué vers une oligarchie dont le parlement est le siège. Le self-government local oligarchique nomme une conférence de représentants qui est le parlement anglais. Le roi est encore extrêmement utile. Il perdra la royauté mais représentera l'unité. Pour le droit constitutionnel, l'Angleterre du XVIIIe et du XIXe siècles est une monarchie. Pour la théorie politique, elle est une oligarchie. Le maintien de la dynastie de Hanovre avec des conditions nouvelles est encore le procédé le plus propre à assurer le pouvoir de cette oligarchie. Les pouvoirs locaux qui étaient l'administration, se complètent au sommet par une oligarchie de représentants qui s'appuie sur l'élection sans que l'élection puisse mettre en question son hégémonie, comme les principales gentes ou alliances de gentes dans la période la plus oligarchique de la République de Rome - en gros celle qui commence avant les guerres puniques pour décliner à partir de Marius. Telle est la généalogie du régime représentatif en Angleterre. Ailleurs, c'est un emprunt à l'Angleterre.

      Le régime représentatif est dans ce cas, mais aussi dans tous les autres, comme nous le verrons, typiquement ce qu'Aristote eût nommé un régime oligarchique, régime où le pouvoir est exercé en fait sur le grand nombre par le petit nombre. Le régime oligarchique anglais que nous venons d'évoquer peut être tenu pour un régime représentatif modéré ; c'est-à-dire que les pouvoirs de l'oligarchie y sont limités ou modérés par toute une  coutume, un droit coutumier, dont fait partie la prérogative royale. Un autre frein au régime oligarchique, c'est celui que constitue dans sa spécificité le régime parlementaire. Les électeurs dont le nombre n'a cessé de s'élever au XIXe siècle, de la réforme électorale de 1832 à l'adoption du suffrage universel, le corps électoral peut arbitrer, grâce à la procédure de la dissolution, autorisée par le roi, entre les deux coteries rivales du club oligarchique, qui par développement et transformation deviendront les deux partis. Cette dualité n'a jamais été supprimée par la multiplicité, l'un des partis dût-il passer la main, comme le parti libéral. Le régime parlementaire anglais est donc un régime représentatif typique mais modéré. Il est manifeste que ce système parlementaire est le moyen le plus intelligent que les hommes aient jamais inventé pour rendre impossible le dualisme et l'antagonisme invétéré de l'opposition et du gouvernement. Les teams alternent, mais à ce prix chaque gouvernement peut gouverner.
 
      Mais il existe un type représentatif (c'est-à-dire oligarchique) absolu. La doctrine en est française. Elle a été exprimée à la Constituante (Sieyès, Talleyrand. V. Burke).
 
      Ce système rappelle le système de la lex regia de l'Empire Romain tel qu'il est exprimé par la loi par laquelle les pouvoirs de Rome étaient transférés à l'Empereur Vespasien. En droit  le peuple est souverain. En fait, mais irrévocablement, il transfère sa souveraineté à l'empereur. Il y a une assimilation et une identification non rationnelle ( il faut pour la bien voir recourir à la notion de sacré) entre l'empereur et le peuple qui lui a délégué son pouvoir. Comme dit l'Ecole juridique allemande dite de l'Organe d'Etat, le peuple est souverain, mais en fait cette souveraineté à la lettre n'existe pas s'il n'a pas un organe capable de l'exercer : la lex regia indique  que cet organe est l'empereur. De même la Convention Nationale française (en fait, ceux qui la dirigent suivent les lois de la psychologie des foules : on ne peut pas dire, bien que ce soit encore sujet à controverse, qu'une assemblée ait une volonté propre) dans l'absolutisme inégalé de sa conduite politique, veut être l'organe de la souveraineté du peuple. Si le peuple n'a pas un tel organe, il n'est pas souverain. C'est ce que nous appellerons le type représentatif absolu. Les régimes représentatifs des temps modernes se situent en général, comme forme intermédiaire entre le type représentatif modéré que nous avons examiné en donnant l'exemple anglais, et le type représentatif absolu que donne la Convention Nationale, et dont la IVe République a donné elle aussi le spectacle, surtout à la phase dite du tripartisme. Le trait caractéristique du régime représentatif absolu, de l'absolutisme représentatif, c'est le refus de freins tels que la prérogative royale, le referendum, la dissolution, l'absence de self-government local.

       La France a présenté les types les plus purs d'absolutisme représentatif à cause de la structure bureaucratique centralisée de son appareil d'Etat et l'absence, à la base, de self-government local. Si l'on voulait user d'un langage rigoureux, on verrait qu'appliqué à la France, le terme "démocratique" est au fond plutôt mal venu. L'appareil d'Etat français est de structure bureaucratique centralisée. Il est le résultat de la centralisation bureaucratique. Encore très imparfaite sous la monarchie avec les baillis et les sénéchaux, avec les prévôts et les intendants, cette centralisation a été perfectionnée par la Révolution et l'Empire. L'appareil d'Etat français est une pyramide (c'était parfaitement conséquent sous le Premier Empire). Mais la doctrine de l'assemblée souveraine, sorte de monarque polycéphale qui triompha sous la Convention, avec la constituante et la législative de 1848, l'assemblée de 1871 et la IVe République, est une caractéristique de l'histoire politique française. Avec cela la France présente cette structure politique qui peut apparaître paradoxale, d'un appareil d'Etat puissamment centralisé aboutissant au sommet non pas à un monarque, mais à une assemblée, aux clubs ou coteries qui disposent en fait de cette assemblée. Le jacobinisme présente à l'état pur cette juxtaposition (plutôt que combinaison) de l'absolutisme d'assemblée et de l'appareil d'Etat strictement centralisé et beaucoup plus oppressif que l'appareil monarchique qui l'avait précédé historiquement. En fait ,la tradition d'un appareil d'Etat strictement centralisé et extrêmement puissant, jointe à l'absence de self-government local, et à la puissance rémanente d'une idéologie égalitaire et anarchisante, rend la France singulièrement difficile à gouverner, et est une déterminante non négligeable de ses malheurs historiques. Les Français sont d'une part parfaitement accoutumés à être gouvernés par un fonctionnaire qui tient ses pouvoirs du centre, et d'autre part enclins à des idéologies égalitaires et anarchisantes qui pour se réaliser prennent des moyens contraires à leur fin, comme la dictature d'une assemblée vouée à la surenchère gauchiste, ou le communisme, celle-là étant d'ailleurs la voie d'accès normale vers celui-ci.

      Dans les journées révolutionnaires de 1792, on vit cette étrange combinaison : toute la France subissait l'impulsion de Paris, siège de la centralisation de l'appareil d'Etat. A Paris des émeutiers d'accord avec certains membres de l'assemblée imposaient par la pression physique certaines mesures à l'assemblée. Des manifestations de ce que Platon et Aristote nomment la démocratie extrême, se produisaient au niveau du centre, et l'appareil bureaucratique centralisé, monté pendant des siècles par l'acharnement des rois, transmettait cette impulsion ; comme disaient les contre-révolutionnaires, elle transmettait l'anarchie par des moyens despotiques. Grâce à la perfection de l'appareil d'Etat, grâce à l'habitude que les Français avaient  d'obéir à cet appareil, l'émeute à Paris était, en cas de réussite, une opération d'un très fort rendement politique. Tel fut le 10 Août. Ainsi la centralisation la plus poussée parvient à rendre la ville centrale, la métropole, aussi vulnérable que l'était l'Etat-Cité de la Grèce antique et du Moyen-Age aux émeutes populaires, donc à l'action de coteries subversives et de techniciens du maniement des foules.

      Après le type représentatif modéré et le type représentatif absolu, il y a un type de régime qu'il n'est sans doute pas logique que nous placions en troisième lieu puisque, pour ainsi dire, en tant qu'archétype, c'est le plus ancien : c'est le type étatique absolutiste. Le pouvoir est centralisé, la pyramide à son sommet se termine par une pointe. La société n'a pas d'autres organes autorisés que des organes d'Etat. Il y a un paradoxe à propos de ce type de régime, c'est le suivant : d'une part il n'est proprement effectuable que depuis la révolution technique des XIXe et XXe siècles qui donne à l'Etat les moyens d'un contrôle inégalé sur l'individu, et d'autre part, c'est un régime dont l'archétype existe dans l'esprit des hommes depuis qu'il y a de grandes civilisations.  C'est l'archétype des grandes royautés, des grands empires : monarchies pharaoniques, empires absolus du Moyen-Orient, de l' Extême-Orient, de l'Amérique précolombienne et de la Chine. La monarchie de Louis XIV qui est, dans l'histoire de l'Ancien Régime français, ce qui y ressemble le plus, n'est pourtant que la forme la plus absolue de la monarchie tempérée. Le roi est maintenu par la loi successorale : le Parlement de Paris, cassera son testament ; tous les organes de la monarchie tempérée restent en place ; le roi est tenu en conscience par la lex naturalis, et en tant que chrétien, la référence au droit divin des rois rend encore plus implacable et plus strict pour lui le métier de roi, puisque s'il est réellement croyant - et Louis XIV l'était - il se tient comptable devant Dieu non seulement de la manière dont il s'est conduit lui-même, mais encore de la manière dont il a conduit ses peuples. Napoléon Ier s'est tenu aussi près que l'imperfection des moyens techniques au début du XIXe siècle le lui permettait, du type étatique absolutiste. Mais les dominations de Hitler et de Staline, malgré leurs inclusions logocratiques (respect d'une forme de mystique pangermanique chez Hitler, vénération officielle et extérieure d'une sorte de logocratie marxiste, ou prétendue telle, chez Staline), avec les techniques d'oppression très poussées dont elles disposaient, se sont rapprochées bien plus du type étatique absolutiste que les pharaons égyptiens, limités par des préoccupations religieuses ou l'imperfection technique des moyens de coercition dans l'Antiquité. Même observation pour les autres grandes monarchies du Moyen-Orient classique. Les soulèvements endémiques des satrapes perses montrent qu'un despotisme ne saurait être effectif que s'il s'appuie sur une technique suffisante.

      Un quatrième type est le type fédéral. C'est un type représentatif complexe, différencié, fondé sur un partage des fonctions politiques entre autorités fédérales et autorités d'Etat. Deux particularités dominent ce type : d'une part, il n'est possible que s'il y a self-goverment local, la centralisation bureaucratique étant la négation de l'existence autonome des Etats. Ce système peut combiner en théorie le maximum d'indépendance à l'échelon des Etats, les matières de l'imperium et de la libertas n'étant pas les mêmes. L'autorité fédérale est mieux supportée par chaque Etat du fait que les autres Etats la supportent, et elle n'existe pas dans les domaines réservés par la constitution à la souveraineté des Etats, puisque dans ces domaines ils sont universitates superiorem non recognoscentes.

      N'oublions pas que la formule politique change la nature du régime, car elle mobilise l'espoir des hommes. L'oligarchie représentative, dans un type représentatif absolu surtout, ne serait pas supportée si les citoyens ne croyaient pas à la formule politique démocratique. Si la formule ne rencontre plus de créance, les représentants deviennent des mystificateurs agissant pour leurs profits particuliers. Si la formule est crue, on ne peut pas dire que le rapport représentant - représenté est tout simplement fallacieux. Si le représenté croit que le représentant le représente, le représentant le représente dans une certaine mesure.

______________________










Suite







Jules Monnerot



Copyright Le Site de Jules  Monnerot 05042007