Jules Monnerot répond à Hannah Arendt







 ENTENDEMENT ET COMMUNICATION
      
    


Qu'est-ce que l'entendement ? On appelle ainsi l'organe ou instrument auquel, pour la commodité du langage, on se rapporte comme à l'auteur de l'ensemble des opérations discursives de l'esprit. C'est essentiellement la faculté de raisonner, celle de parvenir à des conclusions correctes, à partir de données qui lui sont fournies, peu importe d'ailleurs par quoi. C'est cette faculté même qu'on appelle d'un autre nom : intellect. Dans la philosophie classique l'entendement sert à définir l'homme. L'homo sapiens est par excellence l'être doué d'entendement.


     On ne comprend jamais mieux un principe qu'en l'appliquant, une idée qu'en l'appliquant. L'homme fabrique aujourd'hui des entendements artificiels qui permettent une connaissance assurée et définitive de ce qu'est l'entendement. Ce sont les machines cybernétiques, les ordinateurs électroniques. On leur fournit des données, cela s'appelle en termes techniques les "programmer" (pardonnez-moi ce néologisme) et à partir de ces données elles font des opérations qui peuvent être très longues et très complexes et dont le résultat est absolument garanti. Elles donnent ainsi l'image fidèle de ce que ferait et pourrait un entendement qui ne serait qu'entendement, de ce que ferait et pourrait l'homme s'il n'était qu'entendement. Et elles permettent de mieux définir l'entendement. C'est essentiellement un instrument, un organon, disait le grec, c'est un instrument qui travaille avec les données qu'on lui fournit, qui n'a pas le pouvoir de les choisir : d'une manière ou d'une autre, les données sur lesquelles opère l'entendement lui sont fournies par les organes des sens. L'entendement ne donne ni les fins ni les principes, seulement des règles d'opération. Sa matière première lui est fournie par la sensation (la sensibilité au sens de Kant) mais aussi par la subjectivité.

     La notion de communication est d'une sorte bien différente. La communication ne caractérise pas l'homme moins que l'entendement. Elle le caractérise d'une manière différente. En effet, si l'on s'en tient à l'enregistrement et à l'observation correcte des faits, il faut constater que l'homme est toujours en communication avec l'homme, que ce trait fait partie de sa différence caractéristique, est donc indispensable à sa définition correcte. C'est ce qui rend si artificiel le mythe de Robinson Crusoé : on n'a jamais vu d'homme seul. C'est un animal politique, disait Aristote (c'est-à-dire social). En fait l'homme est toujours donné avec l'autre homme, et dans le fait tel qu'il tombe sous le sens de tout observateur, l'homme est toujours en communication d'une manière ou d'une autre avec l'autre homme. Ce fait de structure humaine et inter-humaine est manifeste pour tout homme vivant dans les conditions normales de société que nous fait connaître l'histoire. Mais cela est vrai aussi pour l'homme qui s'est retiré du monde. Même le stylite sur sa colonne est relié aux autres hommes par sa pensée, par les termes mêmes de sa pensée qu'il doit à d'autres hommes. Le langage né de la nécessité de communiquer transforme cette nécessité en besoin, et les mots portant dans leur loi originaire et leur structure même la marque de l'autre, il se trouve que si solitaire que nous voulions notre pensée, l'autre et même toute une culture est présente, que nous le voulions ou non, à chaque moment, à l'intérieur de notre pensée.

     On voit que si l'entendement fait partie de la définition de l'homme, la communication aussi. En fait, l'homme communique toujours avec l'homme, quelles que soient ses dispositions. Il s'agit bien d'un fait de structure, lié à cet "universel-existentiel" que Heidegger nomme le mit-sein. L'homme n'est pas seulement un être qui vit, c'est un être qui vit avec. La société à chaque moment historique donné, toutes les sociétés historiques connues, on peut les considérer comme les expressions phénoménales de cette nécessité de structure.

     Remarquez que la notion de communication est d'une extrême généralité. Elle enveloppe aussi bien le dialogue du "moi" et du "toi" que l'aversion du semblable pour le semblable, ou du semblable pour le différent, ou les sentiments contraires. Car les sentiments et les passions affectés d'un indice négatif ne seraient pas sans la communication. Si nous n'étions pas liés avec l'autre par un commun mit-sein, nous ne le détesterions pas. Nous avons besoin de nos pires ennemis pour exister d'une manière définie. Certes, l'idée de communication porte électivement au développement de type humanitaire, philanthropique ou lyriquement affectueux, mais des développements précisément contraires et symétriques la communication ne serait pas non plus absente. La lutte à mort est une forme de communication. Ce n'est pas la moins intime. D'ailleurs des renversements dialectiques du contraire au contraire sont possibles . Nous pouvons passer de l'amour à la haine ou vice versa pour un même objet. Seul le signe est inversé ; la communication demeure, ou reste possible.

     Quels rapports peut-il y avoir entre l'entendement et la communication ?

     Nous savons que l'entendement est un instrument de communication. Dans un passage célèbre du Menon, Socrate expliquant un théorème de géométrie à un petit esclave, montre le désir du Grec de faire une sorte d'unité humaine autour de l'intellect. Il est certain que l'homme seul qui ne pourrait jamais rien expliquer à personne, présenterait certains troubles de la communication. Cela se passe ainsi pour certains prisonniers.

      Mais l'erreur d'user de l'entendement en dehors et au-delà de son domaine propre peut nuire à la communication. Si la communication se fait par sympathie, l'entendement n'y est pas utile : il devient donc nuisible. Dans toutes les communications fondées sur le sentiment, l'intrusion de l'entendement est de nature à couper la communication.

     Il en est ainsi dans toutes les matières passionnelles. Prenons l'exemple du fanatique politique.

     Cet exemple en petit, est en grand l'exemple du fou. De ce que la communication par l'entendement soit facilement  coupée avec le fou, faut-il conclure qu'il n'y a pas de communication possible avec le fou ? Ce serait faux. On peut communiquer avec lui par l'affectivité. On peut même comprendre sa folie, entrer dans son délire (V. chapitre IV des Faits Sociaux : Compréhension, Interprétation, Explication). Et on peut l'aider à partir de cette compréhension, laquelle ne doit rien à l'explication, qui est caractéristique de l'entendement.

     Conclusion

     L'entendement qui caractérise l'homme est par là même un instrument de communication. Mais non seulement il ne couvre pas la généralité de la communication, mais encore son caractère mécanique (rendu sensible par l'exemple de la machine cybernétique) peut s'opposer à la communication. En fait la communication déborde l'entendement, fait appel chez l'homme à une similitude de structure plus proche de son origine animale.

     La Raison, faculté des principes comme l'entendement, est la faculté des règles, est législatrice quant à l'usage de l'entendement qui n'est qu'un instrument. L'entendement qui n'est qu'un véhicule normal de communication, peut devenir un obstacle à la communication. Par la raison d'une part, par l'identité de structure d'autre part, nous sommes liés à une possibilité de communication avec nos semblables qui déborde l'entendement de tous les côtés.


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Jules Monnerot



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