Jules Monnerot répond à Hannah Arendt






 EN VUE DE QUOI DEVONS-NOUS VIVRE ?


     Il y a plusieurs manières de prendre la question. On pourrait se demander s'il faut vivre en fonction de données immanentes de la condition humaine, données principalement biologiques : l'homme est un certain animal : il vit et se perpétue.

     On ne peut méconnaître la loi du primum vivere : il faut constater que dans les institutions et les sociétés des hommes, la première condition assurée, c'est celle de continuer l'homme. Mais alors la réponse donnée à notre question serait : on vit en vue de vivre, nous méconnaîtrions la notion de finalité elle-même, qui est la réponse à une des questions cardinales de l'ontologie, la question en vue de quoi ?
 
     Cette question, on peut dire qu'elle caractérise, qu'elle singularise la structure humaine : en l'homme l'immanence ne se suffit pas et renvoie à autre chose qu'elle-même. Posons la question à propos d'un autre animal. La réponse serait : ou bien cet animal vit aparemment en vue de soi-même et le fait engendre le fait : une lignée se perpétue; ou bien cet animal existe en vue d'une espèce supérieure, ce qui présuppose une conception de la hiérarchie des êtres spécifiques : le cheval vit en vue de l'homme. C'est une telle image de l'être qu'on rencontre dans Saint-Thomas d'Aquin où une chaîne longue, continue, articulée, relie les êtres, du plus humble jusqu'au suprême qui est Dieu, et l'inférieur est justifié, donc sur le plan profond, expliqué par le supérieur, et, de tout être, jusqu'à Dieu, il y a une explication par en haut. Et nous retrouvons un écho de cette conception, profondément ancrée dans la psyché occidentale, chez Auguste Comte pour qui le supérieur "éclaire et porte toujours l'inférieur", pour user des mots d'Alain.

     On pourrait dire que cela définit l'homme, il est l'être dont on peut dire qu'il vit pour quelque chose qui est en dehors de lui-même. Il est donc l'être qui ne se contente pas de l'être. Aristote l'a appelé animal politique ; avec plus de justesse encore il eût pu l'appeler animal métaphysique.

    Une telle question révèle l'Homme. Il est toujours en train d'y répondre, et cela s'appelle l'histoire. Il est toujours en train de se la poser, et cela s'appelle la philosophie.

     Mais ici il faut distinguer. Notre énoncé porte : en vue de quoi vit-on ? Et il y a un élément dont il importe de faire d'abord justice, sous peine en définitive de ne pas comprendre la question. Cet élément, c'est "on". Ici il faut faire appel à l'opposition classique de Heidegger - qui d'ailleurs est au fond de la philosophie (car Heidegger c'est d'abord une méditation sur l'ontologie grecque, surtout telle qu'elle est formulée dans la Métaphysique d'Aristote). Le "on" n'existe pas. Il n'existe que des "je". Au fond du "je", il y a quelque chose de commun à tous les "je", quelque chose d'originaire, mais il ne faut pas confondre ce quelque chose avec le "on". Si l'on veut, le "on" correspond à ce qui est le stade le plus bas de l'expression intellectuelle. Chez Platon la doxa, et même plus bas, la simple rumeur. Ce que "on" dit, qui le pense ? Ce qui est réellement pensé est toujours pensé par une personne. Les représentations collectives ne deviennent des pensées qu'à travers des personnes. Pour reprendre la distinction de Heidegger, le "on" est inauthentique, le "je" est authentique, et nous allons convertir notre question "En vue de quoi vit-on ?" de l'inauthentique à l'authentique. Nous allons dire "En vue de quoi je vis ?"

     Mais qui est "je" ? Qu'est-ce qui caractérise tout "je" ? Ce que Heidegger appelle l'historicité (Geschichtlichkeit). Il faut former et soutenir fortement cette pensée paradoxale. Quelque chose est commun à tous les "je" et ce quelque chose est précisément l'historicité. L'homme est un être historique. L'historicité vient de ce que l'homme 1° meurt, 2° sait qu'il meurt, même s'il l'oublie, et s'il doit l'oublier. Mais le propre de l'historicité, c'est d'être à la fois commune à tous et différente en chacun. De sorte que l'authenticité de la question et l'authenticité de la réponse ne peuvent pas trouver d'expression sur le plan du "on". Ce qui veut dire que s'il y a une structure fondamentalement identique de la psyché d'Aristote à Heidegger, qui fait que dans Sein und Zeit (L'être et le Temps) Heidegger traite de l'être en tant qu'être comme Aristote dans son ontologie, que la tradition nomme métaphysique parce que ces livres-là se trouvaient placés après les livres de physique, si l'homme du XXe et du XXIe siècle reste comme l'homme du IVe siècle avant J.C. un "animal métaphysique", c'est-à-dire un animal qui se pose des questions - et qui se les pose dans la crainte et le tremblement, dit Kierkegaard - c'est à cause de sa Geschichtlichkeit parce qu'il sent qu'il faut répondre dans un certain délai, sans quoi quelque chose risque d'être perdu à jamais.

     Mais si la forme de l'historicité du "je" reste un élément constant et si en ce sens elle s'oppose à l'histoire, comme dans la terminologie platonicienne "le même" s'oppose à l'"autre", le contenu de l'historicité est précisément l'histoire, c'est-à-dire qu'il est l'autre , le différent, par opposition au même. Bref, que la question  "En vue de quoi vivre ?" comporte un élément constant et un élément variable, un élément ontologique et un élément proprement historique.

     Dans le contenu de sa pensée l'homme apparemment répond à chaque époque de manière différente à cette question. C'est pourquoi la conception et même l'imagination des fins humaines, à chaque époque, est différente. C'est pourquoi il y a une histoire de la philosophie. C'est pourquoi il y a une pluralité de conceptions éthiques. C'est pourquoi on peut parler de morale antique et de morale chrétienne. A notre question, supposons que l'homme de chaque époque réponde par un tableau. Les tableaux sont très différents entre eux, car les couleurs sont très différentes, et il faut un coup d'œil très profond pour discerner une secrète identité de structure, celle dont nous avons déjà parlé. L'homme vit toujours en fonction d'une fin qu'il place au-dessus de sa vie, même lorsqu'il s'imagine que cette fin est "une philosophie matérialiste". Bien entendu, la grande majorité de nos contemporains ont l'air facilement immergés dans la matière. Mais il ne faudrait pas s'y fier : l'homme authentique veille en-dessous. En tout cas c'est la possibilité de cet être authentique qui doit toujours nous guider chaque fois que nous sommes en face d'un être humain.

     Prenons l'homme antique comme il se présente dans les philosophes classiques de la Grèce, essentiellement Platon et Aristote. En vue de quoi pense-t-il vivre ? Très nettement en vue d'une certaine image de soi-même. L'homme libre, bon et beau, rompu à tous les sports intellectuels et physiques, ceux de l'académie ou du lycée comme ceux de la Palestre, qui rend un culte aux divinités poliades, à des cultes familiaux, et qui quelquefois est initié aux mystères d'Eleusis. Ainsi il pense que son âme doit après la mort parcourir un long voyage, qu'il faut pendant cette vie la préparer à ce voyage par la pratique de certaines vertus : la sagesse, le courage, la "mesure", la souveraine mesure ; ne pas mesuser des biens et des pouvoirs (dans le cas du tyran, lorsqu'il fait preuve d'hybris, il déclanche la Némésis) ; l'art d'en prendre et d'en laisser. Cet homme [antique] ne croit pas que tous les hommes sont semblables ou même égaux. Il croit qu'ils sont divisés en espèces distinctes, dont chacune a des devoirs d'état, comme Aristote le marque dans l'Ethique à Nicomaque. Il pense, comme l'explique le même Aristote dans sa Politique qu'avoir "un métier de machine" est incompatible avec la sagesse et que jusqu'à ce que le rouet file tout seul, il faut qu'il y ait des esclaves pour accomplir les choses qui empêcheraient le sage ou même seulement l'homme beau et bon de penser, de s'élever jusqu'aux régions supérieures s'il s'en occupait. Il y a des prescriptions éthiques qui concernent les espèces inférieures, et qui peuvent se résumer presque toutes dans une seule : la fidélité aux devoirs d'état est la fidélité au maître. L'Hellène est un homme libre, mais il pense que cette liberté suppose l'esclavage d'autres catégories humaines.

     Le chrétien, lui, vit en vue d'un autre monde supérieur à notre monde, et les traits distinctifs de la téléologie morale chrétienne procèdent de ce que, pour le chrétien, comme dit Rimbaud, "la vraie vie est ailleurs". Il conclut donc un pacte avec ce monde envers lequel il est relativement tolérant pour tout ce qui ne touche pas à l'essentiel. Le christianisme n'abolit pas l'esclavage, mais tient que le maître comme l'esclave doivent témoigner de certaines vertus. Ce n'est pas que le christianisme n'ait pas un sens déjà moderne de ce qu'aujourd'hui nous appelons justice, et qui diffère profondément du "chacun à sa place" de la philosophie antique, mais le chrétien ne pense pas que les changements historiques et politiques, régis par les passions humaines, où la partie mauvaise et non divine de l'homme a trop de part, le chrétien ne pense pas que ces changements changent grand-chose. Il ne faut donc pas se consumer dans une action historique et politique, mais comme, pour Saint-Augustin, la cité de Dieu est immanente à la cité des hommes, il faut mener une vie chrétienne irréprochable en dépit des avatars du monde historique, au contraire, en usant d'eux pour atteindre à la perfection chrétienne. L'homme dans le christianisme vit donc en vue de la Cité de Dieu, ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas de devoirs d'ordre politique et social, mais cela n'est pas l'essentiel. Certes tout chrétien d'aujourd'hui ne pense pas cela, mais tel est le message que nous ont laissé les Pères de l'Eglise.

     L'homme de toutes les époques, l'homme, le "je", chaque "je", vit en vue d'aller plus haut que la vie. L'homme antique, en vue de la beauté - et aussi déjà d'un mystérieux voyage spirituel (cf. l'orphisme) ; l'homme chrétien,  en vue d'un autre monde, que St-Augustin nomme la Cité de Dieu, et qui donne un sens à ce monde, comme les Idées à la caverne, car St-Augustin est un platonicien.

     Et l'homme moderne, vous, moi, en vue de quoi vit-il ? Eh bien ! Rien n'est changé. Il veut toujours se dépasser, mais l'esprit humain, mais cette partie de l'esprit humain qu'on nomme l'intellect, s'est rudement battue avec elle-même. Le combat spirituel est le plus terrible et l'image revient de Jacob avec l'Ange. L'homme moderne s'est attaqué à toutes ses anciennes certitudes, en général au profit d'une seule, la certitude scientifique. Il a joué un terrible jeu de massacre avec toutes les autres et il se retrouve au bout de ce combat, l'animal métaphysique à l'état pur, qui n'a écarté et méconnu tant de réponses que pour finalement se poser encore  la question, mais se la poser de manière plus pressante encore. Et comme dit Heidegger encore, en se mettant tout entier dans la question.

     En vue de quoi vivons-nous ? Eh bien ! En vue de trouver - pour chacun de nous - une réponse à la question qui soit digne de l'homme, et qui ne soit pas indigne des réponses passées. Eh quoi ! répondrez-vous, tant de modestie ! Vous ne voulez pas faire mieux que vos pères ? - Très bien, c'est un beau risque, j'en accepte l'augure, jamais l'espèce humaine n'a eu de tels moyens à sa disposition. Nous pouvons en effet faire mieux que nos pères. Nous avons les moyens, saurons-nous nous donner les fins ?    




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Jules Monnerot



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