Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 






EUROPE : LE MYTHE ET LA NECESSITE
( Présent, 11 décembre, 1993)

                                                                                              

     L'"Europe", c 'est un mythe, mais un mythe faible par rapport aux mythes marxistes. Le mythe "Europe" ne paraît pas susceptible d'"entraîner les masses", faute de stimulants psychologiques aussi efficaces que le prophétisme messianique de Marx, l'eschatologie mâtinée de charlatanisme du Komintern au service d'un immense empire "révolutionnaire" gagnant d'Est en Ouest, la vision apocalyptique de peuples possédés par le communisme, idéologie polymorphe au service d'une volonté de puissance planétaire. (A partir de 1945, l'exaltation des uns et la crainte des autres se nourrissent réciproquement).

 

     On ne peut se dissimuler que l'"Europe" "lancée" par le "plan Monnet" est une construction intellectuelle pauvre. Si elle eut en France une certaine popularité, c'est qu'on y voyait un moyen d'éviter une troisième guerre franco-allemande. Jean Monnet, le "père de l'Europe", assurent ses biographes, n'était pas homme à perdre son temps à d'oiseuses "études". Oserai-je dire que la chose se voit ? Et que l'idée d'une Europe qui, partant du mariage du charbon et de l'acier, se poursuivrait par l'harmonisation des "mentalités", et culminerait en "Europe unie", était d'un économisme quelque peu sommaire ?

 

Une nostalgie de l'unité

 

     Pour une fois considérons le phénomène d'un point de vue autre que celui de l'économie, lequel, si nécessaire et légitime soit-il, devient dangereux s'il exclut tous les autres. Il semble que le mot "Europe" n'apparaisse qu'au XVIIe siècle. Certes, il a régné en Occident, depuis que l'empire romain a disparu, une nostalgie de l'unité. On a longtemps conçu, sous des formes historiques diverses, un retour à ces anciens jours (voir les tentatives de "Saint-Empire Romain Germanique"). Les penseurs médiévaux ont rêvé d'une "Respublica Christiana" ou Chrétienté, où les différents rois seraient comme les lieutenants de la divinité. Innocent III a même nourri un projet grandiose de théocratie pontificale où tous les rois chrétiens se fussent subordonnés au pape comme - selon le droit féodal - des vassaux à leur suzerain. Il y a eu plus tard des tentatives d'hégémonie (Charles Quint et les Habsbourg, Louis XIV…). C'est seulement à la fin de l'"Ancien Régime", comme on dit en France, que le terme "Europe" commence à s'appliquer à une pluralité de puissances qui partagent la même civilisation et à peu de choses près le même niveau technique. Et c'est Metternich qui , à partir du Congrès de Vienne, met au point l'idée régulatrice d'"équilibre européen".

 

     Dès le XIXe siècle, les expressions d'"Européen", de "grands Européens", désignent peintres, poètes, philosophes, musiciens, dramaturges, des hommes dont on pense que le rayonnement, le destin posthume, ne peut être enfermé à l'intérieur des frontières d'une nation, d'un peuple et même d'une langue (Dante, Léonard de Vinci, Shakespeare, Goethe, Nietzsche… et nous parlons de "culture européenne").

 

     En ce sens notre dette envers l'Europe est incalculable - mais il n'y a pas d'Europe - de même que notre dette envers la Grèce antique - mais il n'y a pas de "Grèce antique". L'histoire ne connaît que des cités helléniques qui se sont affrontées durement, comme elle ne connaît que des puissances européennes qui ont lutté à mort les unes contre les autres. L'Europe peut être une idée qui apparente entre eux bien des hommes de part et d'autre des frontières nationales, mais ce n'est qu'une idée.

 

Ce que n'est pas l'Europe : ni une réalité géographique…

 

     Ne confondons pas les plans. L'Europe n'est pas une réalité géographique. La steppe asiatique se prolonge  en plaine jusqu'à la mer du Nord ; l'insularité de la Grande-Bretagne l'a gardée de se confondre avec quoi que ce soit d'autre ; un Serbe, un Bulgare, sont-ils des Européens autrement que par contiguité ?

 

    Les Balkans constituent un monde à part : les Ottomans refoulés ont marqué les Balkans comme les Maures ont marqué l'Espagne ; la Germanie elle, où se sont empilés jadis les Barbares contenus par l'empire romain, n'a pas de frontières et le Volk, à la grande inquiétude du voisin français, tend, lorsque les circonstances lui sont favorables, à déborder comme un fleuve en crue ; l'ampleur dévastatrice de l'inondation est imprévisible s'il n'est pas contenu par une forte digue, comme le montre l'expérience meurtrière de la Deuxième Guerre mondiale. L'"Europe", concoctée par les myopes de Bruxelles, risque d'offrir demain avec "le plus grand Reich" d'Adolph Hitler des analogies auxquelles on devrait songer.

 

     Les Méditerranéens sont par l'ethnie et les mœurs plus proches les uns des autres qu'ils ne le sont des non-Méditerranéens appartenant au même état qu'eux. Et la ligne qui coupe en deux la Méditerranée des "Colonnes d'Hercule" au "Pont Euxin" n'est pas ethnique, mais religieuse : l'Islam.

 

     D'ailleurs, les pays qu'on nomme européens sont plus ou moins séparés par la religion. Si la division entre catholiques, luthériens, calvinistes, peut être tenue pour surmontée politiquement, en est-il de même de la séparation des "chrétiens orthodoxes" par rapport aux autres Eglises chrétiennes, et à la principale d'entre elles, l'Eglise catholique ?

 

…ni une réalité géopolitique

 

     L'Europe n'est pas non plus une réalité géopolitique. Aucune des grandes entreprises du passé avec lesquelles notre culture classique nous a familiarisés ne s'est limitée à l'"Europe", littéralement assommante, des années 1990. Ni Alexandre de Macédoine et les siens, qui allèrent jusqu'à l'Indus à l'Est, au Sud jusqu'au Soudan, ni l'empire romain qui à son apogée allait de l'Atlantique à l'Euphrate, de l'Ecosse au Sahara, de Gibraltar au Caucase. Ni même Napoléon qui, au faîte de l'hégémonie militaire française, disait : "l'Europe est une taupinière". Les limites de l'Europe ne sont prises en compte ni dans les projets ni dans les réalisations des grands conquérants. Elles n'existent pas pour eux. L'amour, disait l'historien Seignobos, est une invention du XIIe siècle. Eh bien ! l'"Europe" est une invention du XXe siècle qui se démodera plus vite que l'amour.

 

     Lorsque nous pensions "Europe" avant Jean Monnet et Robert Schuman, il s'agissait des quelques Etats situés à l'extrême Ouest du vieux continent, qui par leur science, leur technique et leur audace, ont "encerclé" le globe. L'expansion des pays maritimes, îles ou presqu'îles, Péninsule ibérique, Angleterre, Pays-Bas, dans une certaine mesure France, s'est faite "outre-mer".

 

     Les différentes "puissances européennes" sont des produits de l'histoire. Les lignées qui habitent les pays européens ne sont pas interchangeables : un territoire, une habitude de vivre là et pas ailleurs, une communauté séculaire de souffrance et d'espoir, une langue particulière à chacun, et, dans les cas les plus favorables, l'achèvement, la perfection de cet être historique en une forme pleine : la nation, voilà ce qui les constitue. (Certains peuples européens, les Basques, les Catalans, etc… n'ont pas atteint le statut de nation. Ce n'en sont pas moins des Européens).

 

L'utopie de la fédération

 

     La forme fédérale (les "Etats-Unis d'Europe") convient aussi peu que possible à notre ensemble de nations résultant d'histoires différentes, nations qui, contrairement à ce qui s'est produit dans ces Etats-Unis sans passé où la forme fédérale découle de la nécessité historique, ne parlent pas la même langue. Des siècles de confrontations guerrières ont fait voir qu'aucune nation européenne n'est parvenue à dominer durablement les autres.Vouloir faire une fédération d'Etats-Unis d'Europe, c'est "piquer une tête" dans l'utopie, ce qui n'irait pas sans conséquenses lourdes (voir l'ex-Yougoslavie).

 

     Il y a une affinité profonde, un sentiment partagé, bref une parenté d'un côté à l'autre des frontières qui séparent les unes des autres les grandes nations d'Europe, mais il n'y a pas et il n'y aura pas de patriotisme européen. On ne peut s'en étonner puisque l'Europe est une abstraction et non pas une patrie, qu'elle correspond à une idée, non à un instinct.

 

     De plus, il y a un sophisme de l'Europe. Je ne participe virtuellement de l'Europe que parce que je suis français. Etre européen c'est une appartenance politique  au second degré. Me laissant dénationaliser, je serai citoyen d'une abstraction - ce qui est un non-sens.

 

     Que signifient donc aujourd'hui ces mots prononcés sur le ton de la sommation : faites l'Europe, ou sinon… ? Ces mots nous renvoient à un ensemble systématique de mesures à prendre, où l'économique, en gros, commande le reste. Il n'y a pas à revenir sur les analyses de nos meilleurs économistes, de Maurice Allais, d'Alain Cotta. Il y a un nœud de problèmes à résoudre. Dans la question d'Europe, "le questionneur se met lui-même en question".

 

     L'impérialisme libre-échangiste

 

     Si les Français, à la suite d'immenses déplacements de population allant du Sud au Nord, sont contraints, par un accord qu'ils auront signé eux-mêmes (les techno-bureaucrates dits européens n'étant, au départ, que des fonctionnaires), de disparaître par submersion, n'est-ce pas avec la France un morceau d'Europe qui disparaîtra ?Et quel morceau ! Si l'impérialisme libre-échangiste entend que nous, Français, souscrivions à notre propre liquidation, et que nous cédions à la force de l'argent ce qui fait l'excellence de la France : vignobles, châteaux historiques industries, commerces de luxe, possibilité d'un art cinématographique de grand style (tandis que notre "protection sociale" en vigueur interdirait en même temps aux entreprises françaises d'être compétitives sur le plan mondial) serait-ce en vérité l'assomption de l'Europe ?

 

     Pourquoi renoncer à notre autosuffisance alimentaire, aux fortes assises terriennes de notre nation en déracinant nos paysans ? En parachevant ainsi l'atomisation de la société, en aplanissant le terrain pour un nomadisme mondial, pour cet avenir de mégalopoles insensées où l'homme n'est plus qu'un grain de sable interchangeable ?

 

     Pourquoi ne pas nous servir de nos armes propres : la langue française, première par la propriété et la précision des termes ("il n'y a pas de synonymes en français") et par l'art de la distinction; un enseignement qui peut s'étendre au monde entier et l'a prouvé ; une tradition dans tous les arts, qui est peut-être ce qu'il y a jamais eu au monde dans ce domaine, de plus achevé, de plus accompli ; un sens inné de la compréhension des autres. Oui, pourquoi rendre les armes ? En nous trahissant nous-mêmes, ne trahissons-nous pas aussi l'Europe ? Et ne nous contentant pas d'être des renégats, ne serions-nous pas aussi des imbéciles ?

 

     La France est de plus en plus achetée par le capitalisme transnational, de plus en plus envahie et pillée par le "prolétariat externe" (ex-colonisés, tiers monde, perdants divers aux jeux cruels et stupides d'une "politique" singeant nos "démocraties", etc…). Telles sont les deux mâchoires du piège… Il serait encore temps de les bloquer, et ce ne serait pas trahir l'Europe.

 

L'Europe qu'on pourrait faire

 

     L'"Europe" qu'on pourrait "faire" exige de l'invention. Elle ne peut consister pour l'instant et en attendant mieux qu'en une sorte d'alliance privilégiée souple, susceptible de se transformer en se donnant, lorsque la situation l'exige, des organes communs provisoires, et des institutions communes, à l'essai, et sous bénéfice d'inventaire. Les nations d'Europe pourraient conclure entre elles des accords, économiques et autres, limités et à terme, minutieusement discutés au préalable par des mandataires compétents. Pour le moment, seule une constellation de ce genre est possible.

 

     Je crains que nous ne perdions, alors qu'il y va de l'essentiel, cette grande bataille de l'imagination qu'il faudra livrer. Il y a en nous  virtuellement la puissance de la gagner. Mais il faudrait un régime, un système politique et un "Establishment" qui nous permettent cette victoire.

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