Jules Monnerot répond à Hannah Arendt






EXPLIQUER ET DISCUTER CETTE PROPOSITION DE DURKHEIM :


 
La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses.



     Pour saisir le sens exact de cette célèbre proposition, il convient de la situer et de la dater. C'est la première des règles de la méthode sociologique de Durkheim. Or quelle est la fin que Durkheim se propose en cherchant à déterminer les règles de la méthode sociologique ? C'est de faire sortir la sociologie du stade pré-scientifique, d'aider à la constituer en une science qui se distingue de la spéculation philosophique autant que les sciences naturelles. D'ailleurs pour Durkheim la sociologie est une science naturelle. L'homme n'est pas un empire dans un empire.

     Quelle est alors la démarche propre de la pensée de Durkheim ? C'est de se tourner vers les sciences déjà constituées, et de leur demander le modèle de ce que doit être une méthode scientifique. Si nous situons et si nous datons la proposition de Durkheim que nous avons à examiner, si nous la soumettons à un examen historique, nous repérons dans les premières œuvres de Durkheim (cela vaut pour sa thèse sur la Division du Travail Social, aussi bien que pour les Règles) nous repérons, dis-je, cette idée implicite que la sociologie doit être scientifique; elle doit donc, pour Durkheim, se mettre , quant aux méthodes, à l'école des sciences déjà constituées.

     Mais pourquoi doit-elle se mettre à l'école de la biologie, et non point, par exemple, des mathématiques, ou des parties les plus mathématiques de la physique ? A cette question il y a deux réponses qui d'ailleurs se composent :

     D'une part la génération philosophique de Durkheim était très attentive aux théorie d'Herbert Spencer, qui fondait la science des sociétés, et la vue qu'il avait de l'homme, sur une interprétation de l'évolutionnisme biologique - hypothèse très en vogue à la fin du XIXe siècle.

     D'autre part Durkheim avait profondément subi l'influence d'Auguste Comte. On se souvient de la classification des sciences d'Auguste Comte : mathématiques, physique, chimie, biologie, sociologie; cet ordre d'abstraction décroissante est aussi selon Comte, l'ordre où elles doivent historiquement se constituer. Or la biologie dans la deuxième moitié du XIXe siècle vient juste d'accéder au statut scientifique. C'est donc le tour de la sociologie qui la suit dans le tableau comtien (car Comte ne fait point de place à part à la psychologie).

     Si l'on compare les sciences mathématiques aux sciences naturelles, qu'est-ce qui caractérise ces dernières ? C'est, contrairement aux disciplines qui ont comme objet l'esprit humain, et qui à la fin du XIXe siècle se dégagent encore très mal de la philosophie, que ces sciences, les sciences naturelles, ont comme objet quelque chose d'extérieur à l'homme. Elles ont comme objet des choses. L'observateur s'y place en face du phénomène observé qu'il nomme chose pour bien poser cette extériorité réciproque, qui est la meilleure garantie contre l'immixtion de la subjectivité dans l'observation, dans le travail de l'observateur. On peut donc reconstituer ainsi la démarche fondamentale de Durkheim :

     Pour fonder la sociologie en tant que science il faut traiter les faits sociaux qui en sont l'objet de la manière la plus scientifique possible. En quoi consiste la manière la plus scientifique possible ? Elle consiste, répond implicitement Durkheim, à faire comme la biologie, traiter les faits à étudier comme des choses.


     Qu'est-ce que cela signifie exactement : traiter les faits sociaux comme des choses ? C'est, dit Durkheim, les "détacher des sujets conscients qui se les représentent". Qu'entend-il par là ? Il en a donné maints exemples dans ses travaux, ainsi que ses disciples.

     C'est, par exemple, dans l'étude sociologique des religions, ne pas considérer les croyances subjectives des porteurs de religion, mais faire une étude objective des rites de la religion; se demander quelle est la fonction des rites (Ainsi MM. Hubert et Mauss ont étudié la nature et la fonction du sacrifice, c'est-à-dire des rites sacrificiels, dans la religion védique); ne pas considérer le sentiment que dans une société les personnes ont du droit, mais considérer le droit du dehors, comme somme d'institutions objectives et se demander quelle est la fonction sociale des normes juridiques, les considérer comme les organes de cette fonction et ainsi leur trouver une  signification qui ne peut être ramenée à aucun état de conscience particulier d'individu particulier.

     Ce point de vue a rendu de très grands services en sociologie. Il était indispensable. Mais est-il suffisant ? Il serait suffisant si l'étude sociologique de la religion pouvait se ramener à l'étude des rites, et si l'étude sociologique du droit pouvait se ramener à l'étude des corpus juridiques. Mais il saute au yeux que ce point de vue masque deux réalités, qu'il peut être de bonne méthode de mettre entre parenthèses, c'est-à-dire d'ignorer provisoirement pour des raisons méthodologiques, mais auxquelles on est ramené tôt ou tard.

     Ces deux réalités sont connexes :

     L'homme est le sujet du droit et de la religion. Il a une attitude psychologique envers les rites de sa religion et le corpus des lois existantes. Cette attitude est sujette à variation. Un rite et une loi peuvent rester les mêmes, et leur signification changer. Quand Durkheim publia Les règles de la méthode sociologique, Charles Andler, dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale, émit un doute formel : la sociologie est-elle possible sans psychologie et sans histoire ? La caractéristique différentielle de l'être-homme (du Dasein comme dit Heidegger) c'est l'historicité, la Geschichtlichkeit. L'homme est l'être dont le temps est le tissu même, ce qui signifie que les mêmes faits changent de signification pour lui. Pour traiter les faits sociaux comme des choses, il faut, comme dit Husserl, mettre entre parenthèses cette historicité. Une telle opération, bien entendu, est légitime et nécessaire. La science elle-même est à ce prix. Mais cette opération doit être consciente d'elle-même. C'est-à-dire que l'historicité de l'homme dans la réalité n'étant pas entre parenthèses, le savoir auquel on aboutit par cette mise entre parenthèses, est un savoir limité, hypothétique et conditionnel. Il faut savoir le corriger discrètement par des coordonnées de situation et de date, analogues aux précautions méthodologiques que prend la physique quand elle dit : "dans les mêmes conditions de température et de pression"; et "toutes choses égales d'ailleurs". L'erreur de méthode qui guette le chercheur enclin à oublier ces précautions, consiste à confondre une restriction de méthode avec une réalité substantielle, à hypostasier cette précaution de méthode, à prendre des résultats hypothétiques, conditionnels et limités pour des vérités de fait identiques à celles qu'on atteint en géologie ou en archéologie, par exemple lorsqu'on date des couches de terrain à l'aide de la radioactivité du carbonne 14. Là, on atteint à des résultats rigoureux quant à la chronologie des strates. Bref il n'est de bonne méthode de traiter les faits sociaux comme des choses que si l'on n'oublie pas qu'ils ne sont pas des choses.

     Qu'est-ce en effet que traiter les faits sociaux comme des choses ? C'est mettre entre parenthèses tous les aspects des faits sociaux par lesquels ils ne sont pas des choses. Mais cette restriction volontaire du champ visuel de l'observateur, devient une limitation involontaire, bref, bascule de la vérité à l'erreur si le sociologue, au lieu de traiter comme des choses les faits sociaux qui n'en sont pas, les confond avec des choses.

     On peut dire, pour user de l'expression commode de Husserl, que chaque objet de science a un mode propre de se donner. Comme je l'ai dit, il y a une pluralité et une diversité irréductible de modes propres de se donner : "Tout être n'est pas comme la table, il n'y a pas qu'un mode propre de se donner et d'être appréhendé, celui de la table".

     Mais il faut aller plus loin. De chacune des grandes divisions de la science on peut dire qu'elle fait correspondre à un mode propre pour l'objet de se donner, un mode propre pour l'esprit de le saisir. Le mode de connaissance qui atteint la vérité en mathématiques est irréductible au mode de connaissance qui atteint la vérité en philologie, ou la vérité en histoire.

     En réalité, traiter les faits sociaux comme des choses est une règle de méthode analogue à celle à quoi nous devons la psychologie behaviouriste. Cela peut nous apprendre beaucoup de choses d'étudier la conduite humaine comme si la conscience n'existait pas. A condition de ne pas finir par croire que la conscience n'existe pas, et finir par confondre psychologie et physiologie.

     A quoi se ramène le débat ?

     Durkheim a entendu traiter scientifiquement les faits sociaux et cette fin est la nôtre, mais considérant le moyen de les traiter scientifiquement, il a identifié deux propositions qui ne s'identifient pas :

     1- Traiter les faits sociaux scientifiquement
     2- Traiter les faits sociaux comme des choses.

     On peut à cette proposition de Durkheim appliquer la maxime de Leibniz et dire qu'elle est vraie par ce qu'elle affirme et fausse par ce qu'elle nie. Durkheim a raison : il faut en effet traiter les faits sociaux scientifiquement si l'on veut:

1- les connaître
2- agir sur le réel par cette connaissance (Naturae non imperatur nisi parendo)

Mais cette proposition : "traiter les faits sociaux comme des choses", contient implicitement un élément négatif et même négateur au sens de Leibniz. Elle semble nier qu'il y ait des moyens de traiter scientifiquement les faits sociaux autres que de les traiter comme des choses, et c'est le sens d'une autre règle de la méthode sociologique qu'on appelle règle de la spécificité des faits sociaux. Durkheim l'énonce ainsi : "La cause déterminante d'un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi les états de la conscience individuelle". Il y a là en effet une véritable infraction à la règle du déterminisme qui commande toutes les sciences expérimentales. Si l'on recherche la vérité, on ne doit pas s'interdire par préjugé de la trouver dans une certaine direction. Affirmer comme le fait Durkheim qu'il y a un déterminisme proprement sociologique, exclusif du déterminisme psychologique, c'est courir le risque de sectionner arbitrairement des autres certaines séries causales, les relier arbitrairement entre elles en écartant les autres. Cette opération de sélection n'est pas conforme aux canons scientifiques, le résultat n'en peut être la science, mais ce genre d'œuvre d'art qu'on nomme un système philosophique.

     Quand un phénomène mérite le nom de social, par exemple un mythe, une mode, et qu'on dit que c'est un phénomène social, cela ne signifie pas que l'origine de ce phénomène ne peut pas se trouver dans "un état de conscience individuelle", cela veut dire que ce mythe ou cette conduite n'est pas un fait social en raison de cet antécédent, mais qu'il ne devient un fait social que parce qu'il ne se renferme pas dans la conscience individuelle : une aberration individuelle qui dépasse les limites individuelles, par les facilités qu'elle offre aux affectivités d'une époque et d'un lieu, devient contagieuse, n'est plus un "état de la conscience individuelle", mais le "fait social" connu communément sous le nom d'idéologie. Le fait qu'un mythe, une épopée, soient des faits sociaux, ne prouve pas qu'ils n'ont pas eu un auteur individuel, mais seulement que l'identité de cet auteur individuel n'importe pas à leur statut de fait social. Ce qui compte c'est en effet - là Durkheim a raison - la fonction que ce mythe remplit pour un groupe.

     Si nous étudions les faits sociaux, nous ne devons pas nous interdire d'en rechercher les facteurs déterminants dans aucune direction.

     La proposition de Durkheim est donc vraie si l'on se souvient qu'elle ne peut l'être que d'une vérité relative et conditionnelle et si l'on n'en oublie pas les conditions. Dans le cas contraire, elle n'est plus que ce genre de vérités que Spinoza nommait erreur ("L'erreur est une vérité moindre"). La conception que nous avons aujourd'hui de la sociologie et qui est caractéristique de notre époque comme celle de Durkheim l'était du XIXe siècle finissant, éclaire, et selon nous justifie, l'examen que nous venons de faire de cette célèbre proposition.

     Nous ne pensons pas que la sociologie soit exclusive des autres sciences de l'homme, mais qu'au contraire "ce qui fait le sociologue c'est moins le sujet qu'il étudie que le genre d'intérêt qu'il y porte" (Monnerot). La sociologie ne délimite pas une catégorie de faits irréductibles aux autres. Elle consiste plutôt dans le point de vue selon lequel peuvent être étudiées des classes de faits, qui en tant que faits spécifiques peuvent relever des disciplines les plus diverses, par exemple : la démographie, l'ethnologie, l'économique, l'histoire, l'histoire comparée des représentations humaines, la psychologie, etc… etc… Et cette diversité de faits qui ont leur mode propre de se donner entraîne un pluralisme nécessaire. Il n'y a pas une mais des méthodes sociologiques, puisque "la nature de l'objet impose la manière dont on l'approche" (Monnerot). L'unité de la sociologie ne vient pas de la nature uniforme de son objet, mais de la nature de l'intérêt que lui porte le sociologue - qui par exemple n'étudie pas des faits pour leur intérêt de vérité historique (Il ne lui suffit pas de savoir qu'en tel lieu telle chose s'est passée, et même, cela ne l'intéresse pas) mais pour leur signification par rapport à autre chose.

     Ce qui fait que la sociologie met à contribution un grand nombre de méthodes tout autres que celles des sciences de la nature à la fin du XIXe siècle. Aujourd'hui le calcul des probabilités sert non seulement aux prévisions démographiques, mais à toutes sortes de prévisions et d'évaluations. On construit des courbes dont il est possible de tirer connaissance et prévision. En économie, on peut établir les revenus moyens de toutes les catégories d'une population et étudier la variation corrélative de ces ressources avec un certain nombre de facteurs. Il suffit de bien choisir ces facteurs, de prendre des indices de repérage également bien choisis, et de ne pas leur faire signifier plus qu'ils ne signifient, ou ce qu'ils ne signifient pas.

     En science politique des méthodes nouvelles comme "l'analyse du contenu" qui s'apparente aux études stylistiques des philologues, ou les enquêtes d'opinion publique qui peuvent apporter des éléments d'appréciation très valables si on sait les critiquer, peuvent permettre une étude expérimentale des opinions nécessaires à une politique en connaissance de cause.

     La plupart des résultats auxquels atteint la sociologie aujourd'hui, ne sont pas du type de la recherche substantielle des causes d'un effet. Ce sont souvent des relations constantes entre phénomènes variant corrélativement (exemple : criminalité et chômage, troubles mentaux et urbanisation, troubles mentaux et guerre, etc…). Ce à quoi peuvent prétendre ces résultats, ce ne sont pas des vérités absolues, mais la détermination d'"uniformités", de "régularités tendancielles" qui sont susceptibles d'être interprétées de plusieurs façons, qui n'excluent aucun complément d'information, et qui peuvent être redressées par la suite. Ce sont des connaissances relatives, limitées et conditionnelles, qui ne sont des connaissances que si l'on a conscience de ce caractère relatif, limité et conditionnel. Autrement, ce sont des erreurs. La sociologie qui se place sous le signe de la probabilité et où le rôle du calcul des probabilités ne cesse de grandir, ne vise qu'un savoir efficace et limité. Ce n'est à aucun degré une description de l'être dans sa vérité. Elle n'est utile que si l'on n'en oublie pas la relativité. Ces connaissances peuvent être nocives lorsque les hypostasiant en idéologie, on tente de leur faire donner plus qu'elles ne possèdent.

     Les fins que vise la sociologie ne sont souvent que des options probabilitaires sur la conduite future de l'homme, destinées à éclairer l'action de ceux dont la destination est, comme dit Nietzsche, de faire prospérer la plante "homme". En définitive il s'agit de la connaissance de ce qui n'est pas une chose. La sociologie ne doit pas méconnaître, lorsqu'elle établit des régularités ou lois "de tendance", que l'homme a jusqu'à présent été l'animal qui renverse la tendance, celui qui ne peut pas prédire ses propres découvertes.

     L'erreur - noble - de Durkheim, vient de ce qu'il a cru trouver dans la sociologie une réponse à son exigence philosophique de vérité absolue, alors qu'en aucun cas cette réponse ne pouvait s'y trouver.


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