Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 






L'histoire
     

Quels sont les caractères propres de l'histoire ?

    
      L'histoire se propose pour fin d'établir la vérité concernant le passé.


     Que fait-elle pour cela ? Les travaux historiques qui font autorité, si on les radiographie, donnent toujours un squelette du type suivant : il s'agit d'un certain nombre de faits établis selon les règles de la méthode historique et liés entre eux. Ces faits constituent la partie proprement scientifique de l'histoire, et la manière dont ils sont liés - la synthèse historique comme on dit - aux yeux d'une pensée rigoureuse ne relève pas de la science mais de l'art.

     Première observation : ces faits sont sélectionnés. L'histoire ne peut pas être comme disait Michelet, une reconstitution intégrale du passé. En fait nous savons parfaitement que depuis l'origine des temps, il est arrivé une immense foule de choses à une immense foule de gens : l'histoire n'en parle pas. Il y a disproportion entre la capacité de l'intellect d'une part, et de l'autre le nombre d'événements. Comme disait Péguy, il est matériellement
impossible d'épuiser l'indéfinité du détail.

     A l'origine donc, de l'histoire, il y a un choix - et c'est ce qui apparente l'histoire à l'art. Quelles sont les déterminantes de ce choix ?

     L'enquête de l'historien (historia en grec signifie enquête) porte sur ce qui l'intéresse en premier lieu, c'est-à-dire ce qui intéresse la civilisation, la société, le "monde historique" dont il fait partie. Certes, l'esprit humain est ainsi fait que l'historien recherche les faits du passé qui lui semblent les plus déterminants : c'est la sélection par l'efficacité, par la réussite. Il est certain que la conversion de Constantin est un fait déterminant, et l'historien s'intéressera davantage à cette conversion qu'à celle d'un Romain obscur.

     Mais le principe de sélection des faits historiques par l'historien n'est pas constant. L'homme est un être historique soumis au temps, fait de temps. Il suit de là que chaque homme, chaque société historique à chaque moment de son existence, du fait de ce qu'il est et de ce à quoi il aspire, pose au passé certaines questions préférablement à d'autres questions. Une époque de foi comme le Moyen-Âge s'intéresse avant tout à la foi, aux Pères de l'Eglise. Une époque où les phénomènes économiques sont la cause et l'effet de grands changements, fera de l'économie un centre d'intérêt du passé. Ainsi à partir de la 2ème moitié du XIXème siècle a-t-on en histoire attaché beaucoup plus d'importance aux phénomènes économiques qu'on ne l'avait fait auparavant. Quand l'historien, c'est-à-dire la société où il vit, a changé, l'histoire, elle aussi, change. Les réponses sont autres parce que les questions sont différentes. Le changement des questions qui montre les changements dans le questionneur obtient des réponses différentes. La signification de ce qui n'est plus varie avec la signification que donnent à l'existence ceux qui font l'histoire, même si cette histoire est la plus scientifique possible. Il y a donc un principe de sélection qui groupe les faits. Il varie en fonction des valeurs de la société que représente l'historien.

     Cette variation de l'histoire n'empêche pas les faits historiques correctement établis par la méthode historique d'être vrais. Il s'agit d'une sélection, et selon la société qui sélectionne, les faits sélectionnés sont différents. Mais il ne faut pas oublier que c'est une condition de structure. L'histoire ne peut pas être "la résurrection " de tous les faits. Elle ne peut être véridique qu'à condition d'être limitée. La totalité à laquelle nous renonçons ainsi est non seulement inaccessible, mais encore illusoire. C'est par l'acte même de limiter que nous nous donnons un objet. Sans cette limitation il n'y aurait rien. On peut regretter sur le plan de la rêverie les possibles que l'acte tue. Mais sans ce massacre virtuel de fantômes, il n'y aurait rien. Ce sont des irréels que nous massacrons pour qu'existe le réel.

     Finalement, il y a un "découpage" et un "montage" dans l'histoire comme dans le cinéma. Mais ce choix n'est pas du tout arbitraire et l'histoire peut être tout à fait scientifique à l'intérieur de telles limites.

     De quoi est faite l'histoire ? 

     Que voyons-nous à l'œuvre dans n'importe quel fait ou n'importe quel processus de faits historiques pris au hasard ? Une interaction de facteurs. Parmi ces facteurs nous pouvons distinguer trois grandes classes :

     Les facteurs qui tiennent à la situation et à la place de l'homme dans le monde, ou facteurs de milieu : ce sont les facteurs géographiques (ethniques, climatiques, etc…)

     Les facteurs qui en apparence tiennent au pouvoir d'initiative que semble avoir l'homme, ou facteurs psychologiques. Ce sont ces facteurs qui sont à la base des motivations des hommes lorsqu'ils expliquent leurs actes par des représentations (religieuses, morales, idéologiques).

     Entre les deux se situent les facteurs économiques. Ils relèvent de motivations commandées par le besoin, et par ces rationalisations plus ou moins réussies des besoins qu'on nomme des intérêts. Par le besoin, le facteur économique se rattache au facteur le plus naturel (géographique, animal) et par la rationalisation, il se rattache au facteur pychologique.

     Toutes les généralisations qui donnent comme moteur à l'histoire un seul de ces groupes de facteurs à l'exclusion des deux autres, dépassent la science : elles sont fécondes quand elles ont une valeur heuristique et font découvrir des phénomènes; elles sont stérilisantes quand elles empèchent de voir d'autres phénomènes. La géopolitique, le matérialisme historique, tombent à ce point de vue sous le coup des mêmes critiques.

     Exemple de facteur géographique (géopolitique). La France a une structure centralisée, l'Angleterre une structure décentralisée : c'est que la plaine euro-asiatique va sans interruption notable de Sibérie jusqu'en France. C'est la route de toutes les invasions. Pour défendre une frontière si souvent violée et si ouverte, la France a du avoir une armée permanente. Armée permanente et impôts permanents se supposent réciproquement. La monarchie française s'est donc fondée sur une structure bureaucratique centralisée, où l'appareil d'Etat qui originairement se confondait avec la noblesse et le clergé, a du se dégager d'eux et se fortifier contre eux. La monarchie a laissé des privilèges à la noblesse tout en la dépouillant des fonctions qui par les services rendus lui permettaient de les justifier. D'où la révolution de 89.

     L'Angleterre au contraire, défendue de toute invasion par son insularité et le peu d'avancement des techniques maritimes qui en faisaient un asile inviolable, n'a eu ni armée permanente ni impôts permanents. Le recours du roi d'Angleterre à ses sujets chaque fois qu'il voulait entreprendre une expédition ou se procurer des ressources, a développé le régime représentatif, qui, à l'origine aussi vivace dans les deux pays, sous l'influence du facteur géopolitique, a évolué de manière divergente.

     Nous n'insisterons pas sur le facteur économique. C'est la chose la plus connue. Son importance est indéniable. Quand le nomade, à la suite d'une variation climatique, par exemple la sécheresse, ne peut plus vivre sur ses habituelles terres de parcours, il émigre en masse vers les terres voisines, poussant d'autres nomades moins forts qui, talonnés, se présentent aux limites des grands empires civilisés. Ainsi l'Empire Romain a pris sur son sol les Goths comme fédérés, jusqu'à ce que les Goths du dedans, présents par colonies entières, aient ouvert les portes de l'empire aux barbares du dehors. C'est ainsi que vint le désastre d'Andrinople où l'empereur Valens fut tué en 377. C'est un des facteurs importants de la chute de l'Empire Romain. Il est certain que les barbares ont été poussés par la nécessité économique, elle-même devenue irrésistible par une variation climatique (facteur géographique).

     Facteurs psychologiques : tous les facteurs qui relèvent des croyances de tous ordres au premier rang desquelles sont les croyances religieuses. En apparence cela ne contredit pas tout à fait la prédominance des facteurs économiques. L'homme suit toujours son intérêt, mais où est son intérêt ? L'homme en fait constitue son intérêt selon sa croyance. Le primitif qui obéit en tout le reste à la nécessité économique telle que nous la connaissons, se privera de nourriture "tabou", dût-il mourir de faim. De même l'Islam a chassé d'Afrique du Nord la vigne, florissante au temps des Romains : interdiction religieuse à conséquence économique. De même qu'en proscrivant l'image de la divinité faite de main d'homme, l'Islam a fait prédominer dans les mêmes régions l'art abstrait sur l'art figuratif.

     On voit l'interaction des facteurs de l'histoire, et qu'un événement ou un processus historique révèle en général cette interaction et cette dépendance mutuelle : la dévastation de l'Italie par Annibal après la bataille de Cannes (phénomène militaire), la diminution massive des surfaces cultivées (phénomène économique) et la disparition progressive de la classe moyenne paysanne (phénomène social). Les propriétés moyennes furent remplacées par des latifundia où l'élevage remplace l'agriculture et dans lesquelles travaillent des esclaves (phénomène économique et social). Conséquences politiques : le paysan prolétarisé devient, s'il ne disparaît pas, soldat de carrière. Les réformes agraires des Gracques (phénomène politique) qui avaient pour but d'empêcher ce phénomène échouèrent. Le résultat fut le pouvoir militaire : Marius en 107, pour résister aux Cimbres et aux Teutons, incorpore les prolétaires dans l'armée, ce qui à terme sonne le glas de la République. Les soldats ne serviront plus que leur général dont l'influence seule pourra les installer au pays à la fin de leur service (phénomène social) : c'est la base de l'avènement de la monarchie militaire ou pouvoir impérial (phénomène politique).

     On saisit l'interaction des principaux facteurs de l'histoire qui sont souvent en état de dépendance mutuelle. Agir sur un facteur, c'est agir à terme sur tous les autres : ils se continuent les uns dans les autres, et il est, de toute manière, simpliste, de dire que l'un d'eux est déterminant.

     Les hommes font leur propre histoire, qui n'est pas seulement l'histoire de leurs luttes de classes comme le voulait Marx. C'est aussi la lutte horizontale des égaux à l'intérieur d'une classe dirigeante, ou la lutte pour l'hégémonie, des cités, des nations ou des empires. Dans une société donnée, une élite émerge toujours, et si la circulation des élites n'est pas bonne, il y a des troubles sociaux.

     Mais les hommes ne sont en général pas exactement conscients de l'histoire qu'ils font. Ils ne connaissent ni toutes les conditions de ce qu'il font (souvent ils ne connaissent même pas entièrement leurs propres motivations qui leur demeurent en partie inconscientes) ni toutes les conséquences de leurs actes et de leurs décisions historiques. Ils sont souvent en état de "dyschronie". Ils ne comprennent que la période immédiatement passée qui les a formés et ils agissent sur le présent avec des représentations du passé. C'est ainsi qu'on "prépare la dernière guerre". Ils font l'histoire sans la comprendre.

     C'est pourquoi l'idéal politique d'aujourd'hui est la contribution aussi poussée que possible de la science au gouvernement des hommes. Que grâce à elle le politique connaisse le plus possible, d'une part les motivations, d'autre part les coûts des décisions historiques.

     Ce qui précède pourrait faire croire à une rationalisation complète de l'histoire. Ce serait une erreur. Cette rationalisation est impossible. Il y a un élément aléatoire de l'histoire. Bonaparte à son retour d'Egypte eût pu être intercepté au large de Toulon par la flotte de l'Amiral anglais Keith le 8 octobre 1799. Mais juste quand son vaisseau passa très près de la flotte anglaise "la lune se voila d'une brume épaisse". Sans ce nuage, Bonaparte intercepté, prisonnier des Anglais avant le 18 brumaire, l'histoire était changée.

     C'est pourquoi il faut se garder de l'illusion par excellence des historiens, la rationalisation post eventum. Du moment qu'une chose a eu lieu, ils sont enclins à vous démontrer que les choses n'auraient pas pu être autrement. Ils expliquent la réussite du 18 brumaire par l'état des esprits, alors que c'est la réussite du 18 brumaire qui les renseigne le mieux sur l'état des esprits. C'est un cercle.

     Il y a aussi dans l'histoire ce que Cournot appelle la rencontre improbable de séries indépendantes (plus vulgairement : le hasard).


Conclusion :


     L'histoire est inépuisable. Chaque époque peut la recommencer puisque la question (les questions) que pose chaque époque, et dont l'histoire est la réponse, diffère de la question que pose l'époque précédente - et l'infinité  du détail est inépuisable. Le passé peut toujours subir de nouvelles questions et donner de nouvelles réponses.

     L'histoire à un moment donné peut toujours apparaître comme incomplète. C'est une discipline qui n'est pas "exacte". Comparée à la vérité mathématique, la vérité historique est "approchée". L'histoire n'est jamais complète et dans son incomplétude elle participe de la négativité de l'homme.







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