Le texte que nous publions
ci-dessous éclaire la
victoire électorale que vient de remporter le 22 avril 2007 le
système politique français à savoir l'ensemble
UMP - UDF - PS, qu'il est convenu d'appeler l' Etablissement.
Les candidats de ces trois partis écrasent en effet tous les
autres par le nombre de leurs voix.
Comment cette
victoire a-t-elle été obtenue alors que les
Français, excédés nous disait-on, par
l'immobilisme de ce même Etablissement, semblaient
vouloir
un renouvellement des élites?
Monnerot fait prendre conscience de l'ampleur du
conditionnement des esprits à laquelle peuvent arriver des
techniques médiatiques (presse - radios -
télévisions - sondeurs) utilisées par le pouvoir,
qui en plus profite aujourd'hui du terrain favorable
créé par un enseignement qui a évacué
l'esprit critique. (MM)
IDEOLOGIE
DOMINANTE ET MEDIA AUJOURD'HUI: UN
DIAGNOSTIC
(Conférence donnée le 22
octobre 1993 à la 9ème Université du Club de
l'Horloge)
Sommaire
- Passage
de la période idéologique à la période
« cathodique »
- De
l’idéologie à la
mentalité
- « S.M.I.G. »
idéologique et message médiatique
- Pérennité
paradoxale
- Un
problème de survie
- L’Etablissement
- Malaventure
des gestionnaires
complaisants
- Ne
pas
céder
Introduction
Je veux solliciter votre attention sur
certains points qui me paraissent capitaux. Ma contribution à la
présente université a été annoncée
sous le titre : « Une idéologie latente dans un
discours omniprésent ». Cette annonce nous indique de
quoi il s’agit. Mais elle a besoin d’être précisée.
Les moyens techniques par lesquels une
idéologie se propage de manière épidémique,
et se maintient, ont modifié, ont fini aujourd’hui par
transformer l’idéologie elle-même, comme les
transformations de l’industrie de l’armement ont transformé la
guerre. Au XIXe siècle, et le XIXe siècle se prolonge
fort avant dans le XXe siècle, l’idéologie avait comme
support principal l’imprimé. On prêchait ce qui
était d’abord écrit et, s’il y avait lieu, on se
référait toujours, en dernière analyse, à
de l’écrit : des gros livres du théoricien aux
tracts de l’agitateur.
Notre civilisation – et nous avons entendu
dans notre vie, tout au long de ce siècle, les grandes sonneries
qui annoncent, sinon toujours la fin d’une époque, du moins un
changement dans les dominantes historiques – passe, disons, de la phase
idéologique à la phase que nous nommerons
médiatique ou cathodique. La prédominance dans notre vie
des media, mis au service d’idéologies plus puissantes que
jamais au XXe siècle, transforme cela même qu’elle doit
répandre en un phénomène historique nouveau.
L’image oblitère l’idée.
A l’ère cathodique que nous avons
abordée, on ne met pas en question intellectuellement les
idéologies. Au contraire. Mais les démonstrations,
fussent-elles fausses, les raisonnements, fussent-ils boîteux ,
étaient indispensables à l’idéologie, construite
ou plus exactement « bricolée » sur le
modèle formel de la science : le tout se présente
abusivement sous la forme d’un savoir transmissible, à l’image
de ce qui se passe à l’école. L’idéologie
ressemble à la philosophie et à la science, mais
contrairement à la science, ne se contente pas de constatations
et de démonstrations, et la recherche de la vérité
doit y composer avec de puissantes pulsions affectives et,
contrairement à la philosophie, l’idéologie n’est pas
désintéressée et refuse ce que Renan nommait
« les vérités tristes ». Tristes
pour elle.
L’idéologie n’est pas non plus
comparable à la vision du monde, la Weltanschauung d’un artiste
ou d’un métaphysicien. La finalité des idéologies
qui nous occupent est de changer le monde et pour cela de se
répandre parmi les hommes. Il répond à la
définition de l’idéologie d’être contagieuse et
pour obtenir le changement historique recherché, de se
répandre de manière épidémique. Les grandes
idéologies de notre histoire ont coutume d’avancer par contagion
psychologique. Dans l’idéologie, la théorie, au sens que
ce mot a dans les sciences exactes, est altérée par
l’affectivité, et une affectivité collective,
contagieuse, et elle tend à se répandre parmi les hommes
qui ne sont pas immunisés contre elle. Il y a donc là, si
on analyse grosso modo, une pseudo-science qui reçoit des
caractères particuliers du fait d’être
« affectivisée » et collectivisée.
L’idéologie a comme modèle idéal la théorie
scientifique et, jusqu’à l’époque où nous vivons,
elle se répandait et se répand en détaillant des
discours, en les communiquant comme l’enseignement fait avec les
matières enseignées : par des paroles et des
écrits. L’idéologie, en ce sens, se
référait en dernière analyse à
l’imprimé et son action se déroulait à la
manière d’un enseignement. D’ailleurs, les passions et tendances
que l’idéologie avait la charge d’exciter, de susciter et
d’entretenir, étaient revêtues autant que possible,
c’est-à-dire plutôt mal la plupart du temps, d’un
« habillage » scientifique et moral avantageux.
Le propagandiste d’idéologie s’exprime en des termes socialement
respectables et qui font appel au consentement universel. Dans la
mesure du possible, une telle propagande mettait, si l’on peut dire, un
costume logique et moral à toutes les conduites qu’elle
préconisait ou autorisait… Le propagandiste d’idéologie
marche au succès grâce à cette affectivisation,
à cette adultération, à cette sophistication du
savoir, et tout se passe comme s’il s’était persuadé
lui-même, du moins inconsciemment. Il n’accepte pas d’être
considéré par vous comme un croyant. Il croit, mais il ne
croit pas qu’il croit. Dans les principales idéologies qui ont
ravagé le XIXe et le XXe siècles, tout se passe comme
s’il y avait eu, s’il y avait encore digestion de l’idée par
l’affectivité massive. Ainsi vont les grands
unilatéralismes ; le marxisme est le plus connu d’entre eux.
L’âge idéologique, c’est le XIXe
et le XXe siècles jusqu’à la montée des media
à laquelle nous assistons et que l’on pourrait peut-être
nommer l’ère, ou plus modestement, la période cathodique,
essentiellement le temps de la télévision.
D’abord, ce changement historique est
perçu comme une sorte d’apogée de la période
idéologique. Des moyens techniques irrésistibles et sans
précédent, comme la télévision, semblent
mis au service de grandes idéologies triomphantes, au service du
marxisme (qui est, non pas exactement la doctrine de Marx, mais
l’idéologie massive et plus ou moins adaptée à
divers besoins locaux, qui en procède dans les diverses
régions du globe). Les media à l’ère cathodique
devaient (ou devraient) conférer aux idéologies une
efficacité maximale, en réalisant, par simplification
intellectuelle poussée très loin, une intensification
affective et « sensible », qui semble mettre
chacun en contact avec la chose elle-même. Impact
irrésistible de ce qui est vu et entendu, de l’illusion de la
présence. Telle est « l’émotion du
direct », qui exerce une action physiologique, on pourrait
presque dire physique, sur les motivations du consommateur. Ainsi
est-il possible que soient utilisées les pentes psychologiques
propices à écarter du psychisme les vérités
et les informations indésirables, et à prolonger en actes
les ébranlements affectifs provoqués. Par la technique
brutale du direct, ces mouvements psychologiques, ces tendances
à l’acte, sont ubiquitairement communicables.
En fait, l’idéologie, tout en restant
avant tout une orientation et en devenant beaucoup plus directe, en se
rapprochant beaucoup plus d’une pure incitation à agir, est,
dans notre époque médiatique, pour en parler comme d’un
fleuve, sortie de son lit. Le langage ne tient plus comme autrefois le
rôle majeur. L’idéologie ainsi se déstructure… Seul
le langage était avant la période cathodique le
véhicule principal (et d’abord unique) de l’idéologie.
Avec l’usage dominant du langage écrit et parlé,
était impliquée une syntaxe intellectuelle, des
projections imaginatives pour ainsi dire du second degré, une
réflexion, une critique. L’idéologie, en dépit de
l’abâtardissement qui la caractérise, appartenait encore,
en un sens, à la même famille que la philosophie et que la
science. Elle renvoyait à une, à des théories.
Dans le cas des media, le bombardement par
images et sons significatifs procède tout autrement. Lorsque la
montée des media atteint un certain degré, est
modifiée chez le téléspectateur la perception
même du monde. Ce dont il n’est jamais parlé, ce qui n’est
jamais montré, glisse à l’oubli. Pour le consommateur qui
n’en est pas conscient, ce qui ne passe pas à la
télévision n’existe pas. Ainsi, des pans entiers du
monde, de la pensée humaine, s’éclipsent insensiblement.
Au contraire, certains autres sujets dont les media s’occupent sont
surévalués. Par la technique du déplacement du
projecteur, certains sujets (par exemple, aujourd’hui, l’humanitaire)
sont puissamment éclairés et polarisent les attentions au
détriment d’autres aspects du monde, d’autres
événements qui existent tout autant.
On peut dire que le filtrage médiatique
de l’idéologie transforme l’effet de l’idéologie et, par
ultra-simplification, l’idéologie elle-même.
Il faut signaler ici qu’alors que la
transmission idéologique demande du temps, un temps
d’explication chez le propagandiste actif et un temps
d’incubation, chez les convertis et les persuadés, le
« contact médiatique » pour ainsi dire est
immédiat, instantané. Il se produit en temps réel.
Plutôt qu’à l’effort personnel
indispensable aux opérations intellectuelles portant sur la
réception et la transmission de l’idéologie qui
empruntent les voies et subissent les lois du langage, la
réception de ce qui est débité par la
télévision s’apparente à la réception de
quelque chose de tout fait, d’un prêt-à-porter mental
qu’il n’y a qu’à enfiler. C’est si commode que
« la télévision » interviendra en
grand dans les conversations du lendemain, dont il ne faut pas
sous-estimer le rôle dans la formation et la mise au point des
comportements politiques. Il y a modification médiatique du
monde perçu et pensé, monde devenu ainsi en partie
illusoire, et en totalité lacunaire et indigent, souvent
mensonger par omission ou par commission, où les
événements, les personnes qui interviennent,
l’intensité de l’accentuation, ou au contraire l’omission,
sont la traduction en images et son d’un discours , ou si l’on
préfère, d’un infra-discours, s’exprimant de la
façon la plus directe et sans passer par les opérations
intellectuelles et le discours proprement dit.
Une émission de
télévision se prépare et tout :
événements, lieux, temps, personnes, peut être
choisi en fonction du rendement cathodique, et aussi d’autres
préoccupations (par exemple, politiques). Les images et les
commentaires sont choisis pour infléchir le consommateur dans un
certain sens. Il y a des mots et des noms ostracisés, et ici
l’exclusion n’est pas un vain mot. En fait, il n’y a pas de hasard
à la télévision, et il s’agit souvent de
spectacles composés.
Et il est impossible qu’avec les années
les injections répétées à toute une
population de messages télévisés allant dans le
même sens n’aient pas un effet de conditionnement, ne
finissent pas par laisser un véritable dépôt, un
fond sur lequel les informations de sens contraire n’ont pas ou
ont peu de prise. Peu, et de moins en moins. Ce conditionnement
façonné par la longue durée s’est en quelque sorte
solidifié en une sorte de béton mental.
C’est là que nous avons, non plus une
« idéologie latente dans un discours
omniprésent » , mais le dépôt d’un
fond idéologique – qui n’a gardé de l’idéologie
que l’orientation et la finalité – mais une imprégnation
idéologique extrêmement tenace des mentalités
elles-mêmes, sur des sujets qui n’ont souvent, semble-t-il, rien
à voir avec l’idéologie. Les esprits des
téléspectateurs, je dirai des assujettis, sont
dirigés à l’insu des personnes ainsi psychologiquement
manipulées. En général, quiconque est
conditionné n’admet pas qu’il l’est.
Ici, nous avons affaire à tout autre
chose que la transmission d’une idéologie par le langage,
à un phénomène vraiment nouveau. Ce
phénomène traduit une imprégnation
générale. La mentalité du sujet a reçu
comme une inclinaison, une pente, une direction d’ensemble. Et comme
les media sont ubiquitaires et peuvent atteindre tout le monde en
même temps, on peut dire que l’action continue des media – et de
l’école que peu à peu ils domestiquent – finit par mettre
en place un équipement mental que le sujet – nous pouvons dire
l’assujetti – ne perçoit pas comme une modification, comme une
particularité de son comportement. Les choses se passent dans
une zone plus profonde, située, pour ainsi dire, en
deçà de sa perception et de sa conception des
phénomènes. On pense et on perçoit sur fond de…
L’action continue des media, et dans une large mesure de l’enseignement
ou des contacts avec ceux qui sont logés à la même
enseigne, insensiblement a construit ce soubassement en dur de maintes
mentalités. Pour la majorité des usagers des media, il y
a eu un remaniement, une recomposition, plus exactement une composition
du champ mental. Et la majorité des assujettis admet, sans y
penser, un domaine enclosant ce qui doit être dit, ce qui doit
être écouté, domaine se définissant par ses
limites, puisque reste en dehors ce qui ne doit pas être dit, ce
qui ne doit pas être écouté :
événements, raisonnements, personnes.
Les personnages les plus représentatifs
de notre « période cathodique » doivent
leur grande visibilité sociale au fait qu’ils apparaissent sur
les écrans, excluant confrères et collègues. Ces
personnages sont donc médiatisés, comme on dit dans un
français lui-même médiatique. Ils
« pensent » et disent leur
« pensée » aux millions d’usagers des
grands media. Les choses se passent, pour ainsi dire, à
l’intérieur d’un espace clôturé : c’est la
comparaison qui nous vient le plus spontanément. Les
bénéficiaires et les manipulateurs du dispositif savent
que toute pensée, toute manifestation verbale « hors
limites », si elles parviennent par extraordinaire à
« passer », ne seront pas perçues. Seront
comme si elles n’étaient pas. Ainsi, les philosophes, les
spécialistes, les baladins médiatiques autorisés,
font penser tout naturellement à des vaches dans un pré
entouré de barbelés électrifiés. Il serait
impensable qu’un de ces personnages s’aventure de l’autre
côté de la barrière. Ils vivent en apparence
et incitent les millions de personnes qui les voient et les
écoutent, à vivre dans une sorte de fantasmagorie vraie,
dans laquelle le téléspectateur s’implique tout en ne
s’impliquant pas.
On saisit toute la différence entre la
période idéologique qui se déroule au XIXe et au
XXe siècles – nous en vivons la fin – et la période
cathodique dans laquelle nous sommes entrés. Alors que celui qui
professe une idéologie en était autrefois conscient, le
consommateur de media n’est en général pas conscient du
remaniement de mentalité qui s’est produit en lui. Il est
comparable au sujet qui exécute un acte ou une série
d’actes, à la suite d’une suggestion hypnotique. Plus encore, la
suggestion médiatique fait penser à celle que subit,
selon Gustave Le Bon, un individu dans la foule. L’homme d’aujourd’hui,
seul devant sa télévision, présente des analogies
avec ce qu’il serait s’il faisait partie d’une foule. Il s’agit d’un
état de suggestibilité qui, contrairement à ce qui
se passe dans une foule, ne doit rien à la proximité
physique. Ce « sujet » présente quelques
traits de l’ « état de foule » ;
par exemple : affaiblissement de l’esprit critique, qui est
submergé par des vagues affectives. Seul dans une pièce,
il éprouve un sentiment d’unanimité. Subissant la
suggestion médiatique, tout se passe comme si l’individu portait
la foule en lui-même. Un tel téléspectateur
présente quelques traits caractéristiques de la
crowd-psychological situation, c’est-à-dire de l’état
clinique décrit grosso modo par Gustave Le Bon : l’individu
momentanément dépersonnalisé, devenu un exemplaire
interchangeable, est submergé par des impulsions allant ou non
jusqu’à l’acte (c’est une question de circonstances). Il y a en
lui une « illusion d’unanimité » qui est
imaginaire en chacun, mais en un certain sens,
« réalisée »,
« vécue » par tous, du fait de
l’ubiquité cathodique qui crée un phénomène
sui generis. La suggestion médiatique est donc une sorte de
« repiquage » de l’état d’esprit de foule
dans l’individu solitaire.
Les media, en particulier la
télévision et la radio, sont le meilleur outil
trouvé jusqu’à présent pour obtenir par
bombardement psychologique régulier (l’effet de
répétition) un conditionnement psychologique qui propose,
motive, et finalement détermine des comportements et des actes.
Il s’agit d’un « conditionnement longue
durée » (comme disent les prospectus
pharmaceutiques). Le temps pendant lequel une pluralité
d’individus subit le bombardement en question rend possible une
quasi-solidification de l’idéologie sommaire et
simplifiée qui est ainsi dispensée. Le béton
mental ainsi constitué s’avère à l’épreuve
de tout discours, de toute suggestion, et même de toute
expérience non conforme. Ce processus est comparable à
l’acquisition du langage par l’enfant. Ce n’est pas seulement
l’acquisition d’une infra-idéologie, c’est aussi une sorte
d’action par le vide. Ce qui ne se dit pas disparaît.
L’idéologie est certes la matière première de
cette simplification. Mais il n’est plus besoin d’un fourmillement
d’intellectuels prétendant plus ou moins différer par les
nuances de leur « pensée ». D’où le
déclin du rôle des intellectuels. En ces matières,
un minimum suffit, une sorte de « S.M.I.G. »
idéologique. Le message médiatique se conforme aux lois
d’une rhétorique qui lui est propre et qui n’est plus celle des
idéologies.
Grâce à cette puissante action de
conditionnement, l’opinion publique qui à l’origine était
faite de réflexes forts et qui gagnaient par imitation parce
qu’ils étaient les mêmes dans une population ou une
catégorie donnée, est comme un produit
manufacturé, industriellement fabriqué, et
administré à la ronde par doses insensibles et
assimilables, à l’instigation de manipulateurs aux motivations
variées. Ces manipulateurs sont des professionnels qui gagnent
leur vie et à leur échelon on ne se pose pas de profondes
questions morales et politiques. Ils exercent un métier bien
considéré et bien rétribué, et à la
différence des intellectuels de l’âge idéologique,
ils ne croient pas porter sur leurs épaules le poids du monde et
de l’histoire. Ils ne croient pas être des
« clercs ». Ils sont, à la
vérité, les exécutants et les desservants d’un
dispositif « pluritechnologique » de
conquête totale de la planète, non pas conquête des
terres, mais conquête des psychismes.
Habilement manié, un tel dispositif,
doté des derniers perfectionnements, peut anéantir,
dévier ou truquer la mémoire collective, la
mémoire historique, et le fait. Le monde que se figure et que
finalement perçoit l’usager de la télévision et de
la radio sur qui le traitement a réussi est un monde
remanié, orienté, truqué, et comme perçu
à la manière des images d’un miroir déformant. La
perception et la conception du monde ainsi obtenue est comparable
à un état de rêverie profonde, à
l’intersection du normal et du pathologique. Le conformisme
médiatique supprime à la longue, à l’insu du
consommateur, la distinction tranchée entre fiction et
vérité. Le champ mental du téléspectateur
modèle se compose par inclusion, exclusion et
déformation : ce dont les media ne parlent jamais n’existe
pas. Les événements, les pensées, les hommes hors
conformisme, n’existent pas. Le monde de la communication est aussi un
monde de la mésinformation, de la désinformation, de la
communication biaisée. Le champ mental en question est
artificiellement construit. Des auteurs comme Cassirer en Allemagne,
ont jadis étudié la pensée mythique. De
manière analogue, on peut dire qu’au sens le plus large il y a
une pensée médiatique, une mentalité
médiatique ; comme selon Lévy-Bruhl, il y a une
« mentalité primitive ».
La télévision présente
deux propriétés capitales : la suggestion
médiatique y est si puissante qu’on a l’illusion d’être de
plein pied avec les événements tels qu’ils se passent. Le
sentiment de celui qui regarde se compose avec le défilé
des images et des sons qu’il perçoit. Le consommateur de
télévision n’a plus le sentiment de spectacle que l’on
éprouve au théâtre. Le spectateur est entré
dans le spectacle qui, de ce fait, ne peut plus être seulement un
spectacle. Ainsi, l’art avec lequel le projecteur devient soudain
aveuglant – ou cesse d’éclairer – peut se confondre avec une
forme presque irrésistible de manipulation psychologique, et
l’on comprend qu’il y ait de véritables spécialistes qui
soient passés maîtres dans cette technique. Mais faisons
un pas de plus : la télévision est à
même d’intervenir dans les événements
eux-mêmes et d’en orienter le cours.. La radio le pouvait
déjà. Qui ne se souvient que, pendant les
« journées » de mai 1968, les
émeutiers étaient tenus au courant de la situation et
invités à la modifier à leur profit, par
des « radios périphériques ».
Ces émissions aussi s’incorporaient à
l’événement, et l’information devenait homogène
à l’action.
Les média constituent donc un
dispositif qui intervient dans la guerre et dans la politique. Les deux
se confondent dans les moments de troubles , et les agitations
« révolutionnaires ». De plus, en vertu de
la vitesse qui lui est propre, la médiatique
« brûle » la diplomatie. Les
échanges directs, conversations, etc… entre partenaires ou
antagonistes, sont instantanés ou peuvent l’être.
Tandis que par la formation d’un champ mental
généralisé, étendu ou rétréci
à volonté, les media pratiquent non seulement
l’exclusion, la diabolisation, la marginalisation, la minimisation ou
la maximisation, l’interdiction des personnes, mais aussi la censure
radicale des idées. Et toujours grâce à la
limitation à volonté du champ intellectuel,
l’interdiction des pensées, et même une véritable
contraception mentale, les pensées alors ne naissent pas, ou
bien, coupées du grand public, sont sans avenir parmi les
hommes ; pour la plupart, elles s’étiolent et meurent. En
tout cas , elles ne peuvent parvenir sur le marché des
idées. Et c’est ainsi que l’on nous met dans une prison
invisible. A l’inverse, les media peuvent libérer de
véritables explosifs psychologiques. Que l’on songe aux
cassettes de Khomeiny, dont on ne peut sous-estimer le rôle dans
l’agressivité d’un certain Islam qui est aujourd’hui l’un des
points noirs de notre monde géopolitique.
Quant au personnel d’exécution de ces
techniques, quels que soient les dégâts commis, les
« meurtres sociologiques », les discrédits
sans retour, etc… il est aussi innocent que le bourreau. Le boureau
n’est-il pas un fonctionnaire, le journaliste des media n’est-il pas un
bon, parfois un excellent professionnel ?
Aucune force réelle ne peut aujourd’hui
se passer d’une technologie aussi efficace. Et tant pis pour ceux qui,
s'étant laissé devancer, ne pourront pas rattraper leur
retard.
Ce qui s’est passé avec la
montée des techniques de la communication dans la
deuxième moitié du XXe siècle, nous rappelle ce
qui s’était passé jadis lors de la montée de
l’économie. Les Pouvoirs existant alors, sauf en Angleterre et
aux Pays-Bas, ont sous-estimé le phénomène. C’est
pourquoi, à la fin du XIXe siècle européen,
l’historien doit enregistrer l’hégémonie continentale de
l’Allemagne et l’hégémonie maritime de l’Angleterre.
La France, au XXe siècle, était
encore dans l’âge idéologique quand le
phénomène médiatique a commencé à
bouleverser l’histoire à la manière d’un séisme.
La classe politique française ne comprit pas que ce tremblement
d’histoire signifiait le passage d’une ère à la suivante…
Dorénavant, un minimum d’idéologie suffira pour charger
et recharger la machine médiatique.
Trotski le premier, en pleine guerre mondiale,
en 1917, s’était adressé par radio à tous les
peuples des puissances belligérantes, par-dessus la tête
de leurs dirigeants civils et militaires. Dans l’entre-deux guerres,
les chefs politiques des « Etats dits
totalitaires » semblent avoir compris les premiers que ce
qui n’était jusqu’ici que publicité commerciale pouvait
se transposer en propagande politique. Ce que nous appelons les
« grandes démocraties
représentatives » (c’est en particulier le cas de la
France) n’ayant, après la première Guerre Mondiale, ni
foi combattante ni dogmes intraitables du type de l’Islam
conquérant, à propager coûte que coûte,
sous-estimèrent en fait, dans les années 1920 et 1930, ce
formidable instrument de puissance destiné à bouleverser
l’économie, la guerre, en même temps que la politique.. Ce
qui explique la grande duperie par laquelle le Kremlin communiste, sous
couleur d’ « antifascisme », mobilisa
« contre le fascisme », à partir de 1937,
un grand nombre de citoyens des « démocraties
occidentales » attachés à leurs institutions
« libres », institutions dont les communistes et
leurs compagnons de route devenaient – qui l’eût cru ? – des
champions intraitables !
Les implications redoutables de ces
technologies médiatiques alors nouvelles, et dont le
développement encore à venir était
prévisible, ne furent pas vraiment prises en compte par la
IIIème République Française. La France de
l’occupation allemande et de l’après-Deuxième Guerre
Mondiale fut littéralement en proie aux propagandes. On peut
dire que, la guerre finie, la propagande communiste ou d’inspiration
marxiste, monopolisant abusivement les souvenirs et les mythes de la
« Résistance », resta en France
maîtresse du terrain. L’ « instruction
obligatoire » avait finalement conduit le peuple
français à être le cobaye d’un dogmatisme actif.
Tous les côtés négatifs
des media furent, dans le discours officiel français,
désormais « antifasciste », virés
au compte des propagandes fasciste, raciste,
« nazie ». Sous couleur de combattre une tyrannie
passée, aux attributs de plus en plus mythiques, c’est une
tyrannie actuelle qui s’instaurait insensiblement
Ici commence cette période de notre
histoire que les historiens futurs jugeront paradoxale. A la suite des
profonds bouleversements provoqués par la défaite
allemande des années 1944-1945, les communistes, liés aux
« Soviétiques », très versés
dans les techniques d’investissement d’une société,
pratiquèrent en grand, à leur profit, le
« noyautage » et l’insémination de leurs
partisans à même les centres nerveux de la
nation : ces «sympathisants» portaient, portent
un masque républicain.
C’est ici que nous touchons à une
question capitale. Pourquoi l’insémination de la
société française et de l’Etat par les communistes
et leurs complaisants des années 1944-1945 a-t-elle
été durable au point de constituer, de construire, en y
mettant le temps qu’il faut, grâce à des effets de
répétition et à un bombardement médiatique
ininterrompu et généralisé, cette mentalité
qui assimile, pratiquement impose, et surtout détaille une
« idéologie dominante omniprésente et
exclusive », comme dit très bien Henry de
Lesquen ? Au moyen surtout des media, qui surclassent ici
l’Instruction Publique plus ou moins marxisée.
La formation et la fixation, puis l’exercice,
pour ainsi dire, de cette mentalité, n’a rencontré aucune
résistance, que la république soit dénommée
« quatrième » ou
« cinqième », que le leader en soit de
Gaulle ou n’importe qui. Au contraire, ce gauchissement du discours,
cette création d’une sorte de slang médiatique, s’est
faite avec le secours, l’aide et souvent la complicité de la
classe politique et d’une « classe
médiatique » rapidement constituée. L’inertie
intellectuelle de la droite de gouvernement, de la « droite
gestionnaire », peut se chanter comme une chanson de geste,
dans la ligne de nos légendes épiques : duel de deux
géants, l’un ayant comme glaive le vide, et l’autre, l’erreur.
L’erreur a triomphé : il lui suffisait de remplir le vide.
Et ceci en dépit de changements apparents, de changements
d’étiquette, du type passage de la IVe à la Ve
République.
Même les récents
événements de l’Est n’ont pas fait bouger d’un iota cette
partie de notre Nomenklatura. Les plus beaux fleurons du Collège
de France de 1993 sont aussi les beaux fleurons des
« étudiants communistes » de 1950. Ils ont
sur les écrans un droit d’apparition qui confine au monopole. Il
est donné aux témoins de ce siècle d’observer que
le haut personnel communiste, ou complaisant aux communistes, quand il
n’est pas mort de vieillesse, est resté en place près
d’un demi-siècle ; ceci est particulièrement voyant
dans la haute Instruction Publique nommée, dirait-on par
anti-phrase, « Education Nationale ».
L’omniprésence de cette infra-idéologie latente, quand
elle est diffusée par les media qui sont l’arme de
« guerre psychologique », de « guerre
Protée », la plus
« performante » du XXe siècle, constitue
un élément déterminant, à une époque
où la transformation de notre monde prend un caractère
critique comparable au passage d’une ère géologique
à celle qui la suit. Il s’agit pour nous d’une donnée
capitale dans un problème de survie.
Le caractère paradoxal, et qui autorise
une anticipation de mauvais augure, de la situation dans laquelle nous
vivons – caractère indiqué aux analystes par l’extension
de ce que l’on pourrait appeler un véritable idiome
médiatique – est attesté par le fait historique
indéniable, irrécusable, signalé plus haut.
L’hégémonie communiste sur les moyens d’expression,
d’information, de communication, sur l’Instruction Publique de bas en
haut et de haut en bas, non seulement s’est perpétuée de
1944 à nos jours, mais a assuré ses prises de diverses
manières, dont la plus éclatante et la plus redoutable
est la mise au point d’un « sabir », d’un
« pidgin » sinistroïde.
Cette « infra-idéologie
omniprésente », les facteurs qui la maintiennent
sont, il faut le souligner, le mal politique le plus pernicieux dont
nous soyons atteints. Elle exprime, elle aggrave et elle contribue
à une sorte de synthèse de nos maux, et il ne peut y
avoir de relèvement si elle n’est pas enrayée.
Il est donc capital de s’efforcer d’avoir la
notion exacte ou la moins inexacte possible, de ce qui s’est
passé : élucider les faits concernant la
pérennité de l’hégémonie sinistre dans des
domaines que les avancées de la technologie médiatique
ont rendus capitaux. Et en vue de ce résultat, essayer des
hypothèses qui, si elles étaient ne fût-ce qu’en
partie justifiées, nous donneraient prise sur le
phénomène.
S’agit-il d’une action communiste
délibérée, planifiée et
exécutée au long du temps ? Calquer la cause que
l’on imagine sur l’effet que l’on constate est un paralogisme
classique. La faiblesse d’une telle conjecture, c’est que s’y
révèle le mythe pathologique de l’Ennemi omniscient,
tout-puissant, invincible. Cette hypothèse ne résiste pas
à l’examen : on pourrait y voir plutôt un fantasme
dépressif. Donner un nom historique (communisme) à
quelque Satan collectif, c’est pousser jusqu’à l’absurde la
conception « conspirative » de l’histoire.
Combien plus simple serait l’histoire, si elle n’était qu’une
machination !
Certes, le communisme a joué son jeu
avec, en France, beaucoup d’atouts. C’est le pays de civilisation
occidentale où il a obtenu les meilleurs résultats. Plus
versés que les autres Français dans les techniques de la
clandestinité, « résistants »
à partir de la mi-1941, nos communistes ont, avec le triomphe de
l’alliance dont faisait partie l’URSS, utilisé à fond les
mythes de la Résistance pour réaliser, autant qu’ils le
pouvaient, une sorte de mainmise sur la société
française. Et c’est avec de tels moyens et bien d’autres moins
avouables, qu’ils ont introduit leurs hommes au cœur de
l’Etablissement. Et, de ce point de vue, les choses n’ont pas
changé de 1945 à 1993. Ces prépotents dans
l’Instruction Publique, les maisons d’édition, les journaux, les
media, ont travaillé à l’élaboration d’une
mentalité sinistroïde. Les autres membres de
l’Etablissement se sont comportés comme s’ils estimaient peu
graves de tels phénomènes, erreur qu’un certain nombre
d’entre eux paiera tôt ou tard. L’usage courant de cet idiome
(disons : le médiatique) nous rappelle à tout moment
le processus de décivilisation dans lequel nous sommes
entrés. Aujourd’hui, les questions sur le sphinx histoire se
sont nouées, et c’est le problème de la survie de notre
culture qu’il faut affronter. Les meilleurs doivent regarder cette
situation en face.
Attention ! En croyant qu’une situation
historique est « vérouillée »,
l’homme qui veut rester sujet de l’histoire, et non objet, se
sous-estime lui-même.
Je vais ici « essayer »
une hypothèse tout autre que celle du « grand
complot ». Je commence à l’énoncer par ce qui
peut paraître une digression. On verra vite qu’il n’en est rien.
Trop de personnes qui partagent nos sentiments, ou les partageraient si
elles étaient mieux informées, se laissent aller à
se comporter comme des vaincus. Ces personnes prennent les triomphes de
la technique médiatique pour autant de décrets du Destin,
ou de la Providence, et murmurent que l’on ne peut pas se mesurer
à l’Etablissement (ce faisant, elles se comportent comme
des « primitifs » soumis aux forces
irrationnelles, irrésistibles, impersonnelles). Nous refusons
une telle démission de l’intelligence. L’hypertrophie des media,
et la démesure dans l’usage que l’on en fait, ce n’est pas une
catastrophe géologique. Nous ne sautons pas dans
la « post-histoire », comme l’homo erectus a
passé du pur règne animal à la préhistoire.
Nous estimons nécessaire ici de
traduire en français et de redéfinir l’Establishment. Ce
mot, Etablissement, est à sa place dans la langue
française, où l’on nomme depuis le XVIIe et
peut-être le XVIe siècle l’anglicanisme :
«Eglise Etablie». Ce que nous nommons Etablissement est un
« fait social » de première grandeur. A
chaque changement de société, à chaque passage
historique d’un « état de
société » à l’état suivant, par
exemple, en France, au passage de l’Ancien Régime à la
société qui l’a suivi, l’historien assiste à la
substitution – d’ailleurs seulement partielle, si on regarde bien
- d’un «Etablissement» à un autre. Alors, la
puissance, dans tous ses modes, et il en apparaît de nouveaux,
change partiellement de mains, et se renouvellent aussi les
rapports des prépotents, nouveaux et renouvelés,
« reconvertis », ou surgis de l’obscurité
historique. Les rapports des
« prépotents » entre eux, et avec les
gouvernés ordinaires, se modifient. Un tel changement va
beaucoup plus loin qu’un simple changement de régime. Il faut
ici passer de la descriptive politique à la sociologie des
profondeurs.
Il s’agit, avec l’Etablissement, de ce que
Mauss nommait un phénomène social total. Un modus vivendi
s’établit entre divers bénéficiaires d’un
« état de choses », leurs
intérêts fussent-ils en grande partie opposés. Les
différents « acteurs sociaux », chacun de
son côté, laissent faire, laissent passer – quand il
s’agit d’objectifs pour eux secondaires. Ils font même, au
besoin, des sacrifices, lorsqu’il s’agit de ce qui pour eux passe avant.
L’Etablissement ne constitue pas ce que les
sociologues appellent un groupe. Ce n’est pas une
société, ni une association, ni une ligue.
L’Etablissement ne se ramène ni à un fait de
stratification sociale, ni à une catégorie
socio-professionnelle, ni à une catégorie ethnique (comme
une tribu) ni à une catégorie linguistique (comme en
Afrique, tous ceux qui usent d’un dialecte bantou, ou en Europe
Orientale, tous ceux qui usent d’une langue slave) ni à une
catégorie historico-territoriale (Français, Anglais,
Espagnols) ni à un groupement de volonté, un Bund, comme
les Ordres Combattants, ni à une
« association » publique, comme un parti
politique, privée, comme une « société
anonyme », « secrète », comme
la Franc-Maçonnerie. L’Etablissement n’est pas une organisation.
C’en est même presque l’opposé. L’Etablissement n’a rien
d’une abstraction hypostasiée, comme la Société
avec un grand S dans la « sociologie » de feu
Durkheim.
Un état de société
donné comporte des bénéficiaires et des perdants,
des « attablés » et des
« écartés du festin », et des
hommes qui peuvent, économiquement parlant, juste se tenir la
tête hors de l’eau. Il y a donc des détenteurs de fait des
pouvoirs de fait, et le mot « pouvoir » doit
être pris dans le sens le plus large. C’est une notion qu’il ne
faut pas confondre avec celle de classe, ou plutôt de couche
dirigeante. L’Etablissement ne peut être confondu avec une
oligarchie, puisqu’il n’est d’aucune manière une
collectivité.
Les diverses personnes ou catégories
qui bénéficient d’un état de société
donné – disons, par exemple, l’ensemble social qui se
reconstitue après un cataclysme comme la Seconde Guerre Mondiale
– peuvent être hétérogènes, avoir maints
intérêts qui ne sont pas les mêmes et, pour bien des
objectifs et quant à bien des aspirations, différer entre
elles. C’est le cas de notre Etablissement. Considérés
objectivement, ceux que nous considérons comme faisant partie de
l’Etablissement sont une pluralité : non pas une
collectivité, mais une collection. Ce qu’ils ont de commun, et
qui permet de dire l’Etablissement au singulier, c’est que certains
intérêts, une certaine volonté extrinsèque
à leur activité spécifique, leur sont communs,
comme de défendre automatiquement l’état de
société, l’état de choses qui les fait ce qu’ils
sont. Ils repoussent spontanément, quand ils y pensent, un
état de choses où ils ne seraient plus des
« prépotents », et tendent à
l’écarter. (C’est ce que certains sociologues nomment la
viscosité des classes ( ?) possédantes ou des
classes dirigeantes). Leur résistance ou leur mouvement sont,
bien qu’inavoués, plus forts que s’ils ne se justifiaient que
par une idéologie ou une construction mentale. Leur comportement
se situe uniquement dans le monde des faits. Ce que le commun des
usagers des media, et nous-mêmes pour être compris,
appelons des changements politiques (nos passages d’une coalition
à une autre, de la droite gestionnaire à la gauche)
n’affecte pas en profondeur l’Etablissement, comme l’a fait, par
exemple, entre l’Ancien Régime et la Restauration, un
déplacement massif de la propriété
foncière. Les couacs et les fiascos de l’Empire
Soviétique n’ont pas troublé l’Etablissement, bien que
les communistes en fissent partie.
Il y a des cas et des situations où, en
dépit de la diversité, des différences, et
même d’indéniables, et même d’habituelles
oppositions d’intérêts, tout l’Etablissement refuse ou
accepte, agit ou s’abstient de manière unanime et illustre dans
les faits le vieux proverbe : « Les loups ne se
mangent pas entre eux ».
L’Etablissement est composite. Il est le
dépôt de vagues successives. Ces apports simultanés
ou successifs peuvent être disparates. Les communistes
constituent en 1945 et dans les années suivantes un apport de
première grandeur, puisqu’ils s’appuient sur un mixte de
« phénomène religieux » - au sens
que donne à cette expression l’histoire des religions au XXe
siècle - de secte dogmatique,² qu’ils sont régis par
une discipline de type militaire, tout en étant une organisation
de démagogues, exploiteurs professionnels de tous les
ressentiments. Ce n’est qu’un exemple. Mais les seigneurs de la drogue
et de la mafia et leurs hommes de confiance peuvent, par la puissance
de l’argent, rejoindre l’Etablissement, ce qui ne saurait manquer si
leur richesse et leur puissance atteignent un haut niveau, et ce
processus se poursuit. Les rescapés des anciennes formes de
l’Etablissement ne peuvent barrer la route à de tels nouveaux
venus : ils s’occupent d’eux-mêmes. C’est ainsi que se
juxtaposent les éléments spécifiquement
différents d’un Etablissement.
Les messages médiatiques sont fonction
des positions relatives des composants de l’Etablissement. Chacun de
ces composants est indifférent à ce qui est censé
ne pas porter atteinte à ses intérêts directs. Et
tandis que les valeurs essentielles disparaissent dans le no man’s
land, la myopie et la médiocrité ont
préparé des lendemains qui ne sont pas chanteurs.
Par là s’explique - c’est la conjecture
que j’avance - l’immutabilité de l’Etablissement devant
les « bouleversements » à l’Est, et de
1944 à nos jours, la voyante et solide pérennité
d’éléments autrefois communistes ou complaisants aux
communistes. Les autres membres de l’Etablissement, et par exemple, les
fondateurs et conducteurs de la dénommée
« droite de gestion », sont les coauteurs des
dispositifs auxquels on doit la mentalité sinistroïde
à forte composante idéologique qui, une fois
constituée, agit par elle-même.
Un tel effet découle du choix qu’ont
fait ceux que l’on devait plus tard nommer la « droite de
gestion ». La gestion de l’économie, des finances, de
ce qui en politique leur est immédiatement lié,
était pour eux l’essentiel. Le reste, moyens d’expression
divers, Instruction Publique, etc… etc… tout compte fait, était
l’accessoire. Nos gestionnaires n’ont pas compris qu’ils signaient
là une reddition politique à terme. Ils livraient le
psychisme des Français. (Je ne puis m’empêcher
d’évoquer Daniel Halévy, dont j’entends encore cette
boutade : « On a tort de sous-estimer la
Bêtise en histoire »).
Les bombardements cathodiques
répétés (Napoléon professait qu’une seule
figure de rhétorique était efficace et suffisante :
la répétition) par leur action continue, altèrent
les structures psychologiques, les agrégats, comme disait
Pareto, qui font tenir une société tant qu’ils sont
majoritairement répandus.
C’est ainsi que la mentalité
sinistroïde qui nous occupe serait comme l’image
réfléchie d’un équilibre négatif et
toujours oscillant (mais avec des oscillations de peu d’ampleur) entre
bénéficiaires différents de l’Etablissement. Ce
caractère dominant aujourd’hui des comportements mentaux
sinistroïdes tiendrait donc aux accords non écrits, non
avouables et dont il est impossible de prouver l’existence, qui sont
observés par tout l’Etablissement. Les « hommes de
gestion » - telle est notre hypothèse, soulignons-la
– ont pensé qu’il fallait s’occuper de l’essentiel et qu’il
valait la peine, dans une pareille conjoncture, de faire des
sacrifices. Ils ont donc sacrifié, répétons-le, ce
qui est moyen d’expression sans incidence directe, visible et proche
sur l’économie. Le babil des media « ne les
gênait pas ».
Homme de gestion n’est pas homme
d’imagination. Ces « prépotents » de la
« droite raisonnable » n’ont pas imaginé
le développement prochain des media, et les pouvoirs politiques,
les pouvoirs historiques, les pouvoirs tout court qui
résulteraient de ce développement. Les
« hommes de gestion » méprisaient dans le
fait les idées qui apportent la matière première
des idéologies. Ils ont été surpris par la
montée des techniques médiatiques, et en retard pour en
comprendre les effets. Seul un personnel politique d’un tout autre
format aurait pu faire face aux situations que les hommes de la
« droite de gestion » ont laissé se
produire.
Jusqu’à présent, et dès
le début, nos bons « gestionnaires » ont
pris le pire parti : ils ont laissé se développer,
à l’âge cathodique, toutes ces consignes mentales vite
liées entre elles, qui tiennent lieu de pensée à
l’homme « statistique ». Alors furent
médiatiquement privilégiés la facilité,
l’absence de tenue, la veulerie, les comportements d’ilotes, les
conduites faciles et retombantes. Et comme pour accélérer
et rendre irrémédiables ces effets désastreux, nos
hommes de la droite de gestion ont été également
des immigrateurs fieffés, trahissant en somme, par leur
« peu de conscience », leur propre civilisation,
c’est-à-dire la nôtre, au-dedans et au-dehors.
Nous portons donc en nous, tout monté,
un dispositif à nous liquider historiquement nous-mêmes.
L’action cathodique, avec son écrasante ubiquité,
s’emploie à créer chez ceux qui sont imperméables
à cette infra-idéologie médiatique un état
d’esprit de vaincus. Le système médiatique apparaît
ici l’arme absolue qui fait perdre une guerre avant qu’elle ne soit
livrée.
Si la mentalité sinistroïde ainsi
constituée et entretenue est en apparence de tous nos maux celui
dont nous pouvons le plus mal nous défendre, que faire contre
cette agression de type nouveau, continu, ubiquitaire ? Il y a
disproportion entre un tel système de consignes mentales et une
véritable pensée, et un véritable esprit de
recherche, au sens que des mots comme
« pensée » et
« recherche » avaient avant la période
médiatique, avant qu’elles ne soient effacées,
recouvertes par l’action de moyens de diffusion et de non-diffusion
écrasants.
En dépit des apparences, une telle
partie n’est pas d’avance perdue. Même si nous en sommes
réduits à ce qu’il faut bien appeler les
« moyens d’élite » fondés sur la
science, la culture, l’imprimé, par opposition aux
« moyens de masse », « moyens
d’élite » qui touchent peu de personnes à la
fois, il faut garder en mémoire un certain nombres de
propositions capitales.
Les arguments, les notions, les pensées
qui frappent avec une certaine force d’impact psychologique
déterminent un changement dans l’esprit de celui qui les
reçoit. La conscience intensifie l’élément qui
devient conscient. Ce que nous avons dit de l’infra-idéologie en
question n’est vraiment nouveau pour personne et ne fait
qu’éclairer un état de choses qui était plus ou
moins perçu, mais dont le caractère, qu’à la
réflexion on peut estimer systématique, était
seulement sous-estimé, ou entr’aperçu dans une
sorte de brouillard mental. Combien de personnes savent qu’en
matière de pensée et de recherche intellectuelle nous
vivons sous un régime totalitaire, qui est encore quelque peu
policé par rapport à ce qu’était le régime
soviétique ? Les modes de censure de la période
passée apparaissent artisanaux et désuets par rapport
à la contraception mentale : des informations et des
personnes n’apparaissent pas. Existence interdite. Les unes et les
autres sont consignées dans un néant d’où elles ne
peuvent sortir.
On ne peut, en effet, sous-estimer les
conséquences d’une véritable prise de conscience. Ceux
chez qui un tel phénomène apparaît ne sont plus les
mêmes après qu’avant. Une véritable contagion peut
ainsi naître, se poursuivre à partir des mieux
armés intellectuellement et moralement, dont il ne faut pas
sous-estimer l'influence, et dont on ne peut pas nier qu'il y ait en
eux une certaine puissance de détermination. Les progrès
de la technique n’ont pas supprimé ce phénomène
sociologique, que l’on a toujours vu se produire en histoire.
La prise de conscience tend de soi à se
prolonger en actes (il est des représentations mentales
véritablement actives). Le premier des actes dans ces
matières, c’est de faire partager des convictions. Si un certain
nombre de personnes, influentes par elles-mêmes, ayant
parfaitement compris de quoi il s’agit, s’affirment comme des centres
de résistance à l’idéologie en question, centre
rayonnants, l’histoire nous fait voir que de tels
phénomènes sont rarement sans conséquence. Alors,
de plus en plus de personnes se révolteront contre une
sous-estimation aussi insultante de leurs facultés mentales. Les
Français jusqu’à présent se sont montrés
plus rebelles que d’autres à ce genre de despotisme. La
police des pensées n’est pas une spécialité
nationale. Une fois que les liens qui existent entre l’idéologie
sinistroïde injectée à haute dose depuis la fin de
la Seconde Guerre Mondiale, et une foule d’effets fâcheux dont
souffre l’immense majorité des Français, pourront
être discernés clairement par tout un chacun,
certains des transmetteurs, des mainteneurs de l’idéologie en
question peuvent se mettre à revoir leurs positions, et cela
aussi est contagieux.
Ceux qui ont fait les mêmes
constatations et les mêmes inférences que nous, trop
souvent ne croient pas qu’ils peuvent quelque chose. Paralysés
par l’idée qu’ils sont seuls, ou même qu’ils sont trop
dispersés. Mais le passage de l’état de dispersion
à l’état de réunion peut survenir plus vite que
l’on ne le suppose d’ordinaire. La prise de conscience qui suit une
incubation lente peut être une véritable
traînée de poudre…
La manipulation peut être tenue pour une
arme absolue. Mais derrière, on trouve des hommes que l’on peut
atteindre aujourd’hui, comme on les atteignait autrefois. Il ne faut
pas se laisser égarer par l’anonymat des technologies
écrasantes. La politique et la psychologie peuvent retrouver
leurs droits. La malhonnêteté intellectuelle, dans la
médiatique, est considérée comme une force de
frappe. Mais de la même manière, l’honnêteté
intellectuelle en peut être une. Des événements
surprenants pour eux peuvent « retourner » les
manipulateurs. Des hommes qui cherchent avant tout leurs
intérêts peuvent voir ces intérêts se
déplacer.
L’analyse des messages médiatiques
révèle ce que l’on veut nous faire croire. Si nous leur
prêtons assez d’attention, ces messages sont plus
révélateurs que ne le voudraient ceux qui en profitent.
Les positions relatives et les rapports de force entre les
différents composants de l’Etablissement ne sont pas immuables.
Les passages, les points de passage du
souhaitable au réel peuvent apparaître soudain. Il faut
être prêts.
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