Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 

INTERVIEW DE JULES MONNEROT PAR JEAN-JOSE MARCHAND

POUR LES ARCHIVES DU XXE SIECLE

DE LA TELEVISION FRANCAISE





(Septembre 1988)

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     J.-J. Marchand :  Jules Monnerot, je voudrais d'abord dire pourquoi vous nous intéressez. Evidemment, d'abord parce que vous avez du talent, deuxièmement parce que vous êtes une figure de la pensée actuelle, même si vous êtes contesté, et deuxièmement parce que votre point de vue sur les idées et sur les choses est tout à fait spécial dans le monde actuel, car vous avez énoncé ce principe qui finalement est à la base de toute votre œuvre : une religion n'est jamais vaincue sur le plan des lumières et de la philosophie, alors que la plupart des gens sont convaincus du contraire. Donc vous avez consacré votre vie à la sociologie des croyances. Mais vous-même, qui vous croyez-vous ?

 

     Monnerot :  Eh bien, justement, je diffère de beaucoup de mes contemporains parce que je ne pense pas avoir raison, je ne me crois pas quelqu'un de particulier, je suis un point de vue, si vous voulez, je suis perspectiviste, je suis un point de vue que vous pouvez choisir pour regarder le XXe siècle, que j'ai parcouru puisque je suis né avant la guerre de 14 et que je suis, en somme, toujours là. De sorte que je suis une perspective sur le XXe siècle. Il y en a beaucoup d'autres, mais ce qui m'intéresse, ce qui m'est particulier, c'est d'être justement perspectiviste. Je sais qu'il y a des perspectives, je sais que, par exemple, l'erreur des historiens, la grande erreur des historiens du siècle est la suivante : les témoignages dont ils se servent sont autant de perspectives, mais les perspectives ne s'additionnent pas, de sorte qu'il n'y a pas de moyenne proportionnelle entre les perspectives, et qu'on peut faire un travail d'histoire considérable sur le XXe siècle en consultant des gens qui avaient des perspectives très différentes, et on peut en somme, je dirais à la limite, ne pas aboutir ; tandis que je me suis exercé à sauter d'une perspective à une autre, et je me suis accepté tel que je me suis trouvé quand j'étais jeune ; mais j'étais très curieux et j'ai cherché. Contrairement à certains de nos contemporains qui ne fréquentent que leurs disciples, moi, j'ai toujours fréquenté des gens qui pouvaient m'apporter quelque chose ; et, par exemple, c'est le hasard d'une vie, c'est le regard rétrospectif qui nous montre çà, successivement j'ai connu Alain, Simone Weil, André Breton, Daniel Halévy, le Général de Gaulle et tutti quanti, sans parler des philosophes, Gabriel Marcel, etc…

 

     J.-J. Marchand :  Quand et où êtes-vous né ?

 

     Monnerot :  Je suis né le 28 novembre 1908 à Fort-de-France et j'appartiens à une famille qui a ceci de particulier que le premier Monnerot qui a été à La Martinique était un officier de marine qui avait servi sous le bailli de Suffren dans les mers du Sud. Il était dans son village en Charente, éclate la Révolution, à laquelle il ne comprend rien, comme beaucoup de gens de l'époque ; un jour, son curé vient chez lui et dit : "Cachez-moi parce que j'ai des ennuis". Il cache le curé, lequel était un prêtre réfractaire, de sorte qu'il a les pires ennuis, on le met en prison à Bordeaux, et il est sauvé miraculeusement par la fin de Robespierre. Complètement dégoûté, il repart sur l'eau. Il avait des cousins établis à La Guadeloupe qui avaient déjà effectué cette mutation, qu'on trouve aussi à La Réunion, où l'ancien marin devient planteur, et il devient planteur à La Martinique. Il s'appelle François Jules Monnerot et c'est mon bisaïeul…La suite c'est que, comme c'est un planteur et que le sucre de canne marchait très bien, ses enfants passent beaucoup plus de temps en France qu'à La Martinique, de sorte que mon arrière grand-père connaissait des gens comme Renan, Gobineau, etc… et c'est au niveau de mon arrière grand-père que s'est produit ce que mon compatriote Alexis Léger, plus connu sous le nom de Saint-John Perse, appelait un incident ethnique, c'est-à-dire que mon arrière grand-père qui faisait un peu ce qu'il voulait, et qui avait ramené des îles anglaises une métisse anglaise qu'il adorait, au lieu d'en faire sa maîtresse comme faisaient tous ces messieurs à l'époque, l'épouse ; çà fait un scandale dans la société, puis cela a dû se tasser, et c'est de là que je proviens. Mon grand-père, son fils, est entré - on est au début de la IIIe République - dans l'administration. Il a été gouverneur par interim de la Martinique. Il est mort très jeune, et mon père, quand il est mort, était encore au lycée. La famille a dû se défaire de la plantation qui s'appelait La Monnerot, qu'on trouve toujours sur les cartes d'état-major de La Martinique.

 

     Mon père fait ses études en France, il fait du Droit, il est licencié ès Lettres, c'est un ami de Péguy - nous étions abonnés aux Cahiers de la Qinzaine - il écoute Sorel, devient socialiste et au congrès de Tours il opte pour le communisme. Mais alors c'est un personnage très curieux, parce que, si vous voulez, çà explique beaucoup de mon éducation, cela m'explique ;  c'est un personnage qui était, certes, très sincère… vous savez, ce sont des choses qu'on n'imagine plus, cela s'appelait perdre la foi, il avait perdu la foi au début du XXe siècle, il adorait sa mère qui était très pieuse… et alors il était devenu socialiste, puis communiste, mais il n'avait pas changé très profondément, enfin il avait changé, mais il y avait plusieurs couches. Pour expliquer cela d'une manière simple : il était, par exemple, abonné à L'Humanité et au Journal des Débats ; alors L'Humanité - un bateau arrivait tous les quinze jours - L'Humanité arrivait plusieurs numéros dans une bande : çà allait directement à la corbeille ; mais le Journal des Débats, il le lisait tous les jours. Alors, évidemment, il y a deux choses dans la vie : il y a le précepte et il y a l'exemple. Intellectuellement il était très sérieux, c'était un homme de gauche parfait, mais enfin intellectuellement, il m'a laissé avoir des curiosités qui n'étaient pas du tout des curiosités de gauche.

 

     Dans ce pays, à cette époque, les enfants étaient pratiquement élevés, tout à fait maternés par une,  je ne dirai pas une bonne parce que cela ne conviendrait absolument pas, cela s'appelait une da : c'est une personne qui vivait dans la famille, qui avait sa place dans toutes les joies et dans toutes les peines de la famille, et j'ai été élevé comme çà par une personne adorable qui s'occupait vraiment de moi. Il y avait plusieurs échelons :  ma mère donnait des directives, et mon père… mon père c'était un personnage en partie mythique, on disait : "Il ne sera pas content si tu ne fais pas çà, etc…", mais en fait il gouvernait de très haut et à la base il y avait beaucoup de liberté, et cela tient beaucoup à mon tempérament, parce que je n'avais pas un tempérament de.. si vous voulez… d'opposant, d'enfant qui grogne,  je m'accommodais des consignes, je m'entendais très bien avec ma da et j'ai vécu une existence très agréable. Quand j'étais petit, par exemple, on nous conduisait tous nous promener sur la savane et les premières amitiés d'enfance tenaient aux affinités de nos das, c'est-à-dire que s'il y en avait une qui était bien avec une autre, eh bien, les enfants étaient bien les uns avec les autres ; c'est çà qui a déterminé mes premiers camarades, ceux avec qui je jouais dans le sable; et tout petit on m'a mis au lycée, parce qu'à ce moment-là il y avait des petites classes au lycée. Je ne me souviens pas d'avoir appris à lire, il me semble que j'ai toujours su… Alors cette enfance, c'était une enfance très agréable et très libre. Très agréable et très libre, beaucoup, non pas à cause des qualités de mes parents, mais à cause de moi, parce que j'étais très prudent, je me disais : "Bon, si çà les ennuie je ne le fais pas", et je me suis taillé un territoire de liberté très étendu.

 

     Mais mon père était vraiment ce qu'on appelle un libéral, au sens latin du mot, pas au sens économique, c'est-à-dire un homme…il n'en existe plus maintenant comme çà… qui voulait qu'on prenne connaissance de tout ;  notamment si on avait une position politique, la simple honnêteté exigeait qu'on prenne connaissance de la position adverse. J'ai été élevé comme çà : il faut savoir le non si on sait le oui, mais çà, si vous voulez, par influence… on ne m'a pas enseigné çà sur la chaire doctoralement, mais enfin c'était l'esprit qui régnait, c'était un esprit très libre, on interrogeait les gens, et donc j'ai eu une enfance qui n'était pas du tout orientée. Il m'était permis de prendre connaissance d'un tas de choses. A part çà j'adorais la lecture et on m'avait mis dans une chambre qui attenait à la bibliothèque de mon père, et je fouillais là-dedans, je lisais… et je dois dire que j'ai eu deux maîtres : la bibliothèque de mon père et puis une espèce de programme d'études que je me suis fait après. Mais pour ce qui est du lycée, des choses universitaires - ces choses-là, c'est très utile parce qu'il faut se mesurer aux autres, il le faut absolument, il n'y a pas d'éducation si on n'affronte pas les autres - je trouve que le lycée n'est pas essentiel, pas essentiel pour moi, mais il était essentiel pour moi que j'affronte les camarades. Des mots comme "morale", par exemple, eh bien, qu'est-ce que c'est ? Cela s'apprend au foot-ball, on joue avec une cheville foulée pendant une mi-temps : çà c'est de la morale, au fond la vraie morale c'est celle qu'on a tout de même modestement apprise, c'est le sport au lycée… qu'on ne faisait pas du tout comme maintenant ; on n'était pas forcés de le faire, nous avions nous-mêmes fait une société de foot-ball, les équipes, etc…

 

     J.-J. Marchand :  Vous aviez des frères, des sœurs ?

 

     Monnerot :  Oui, j'ai été fils unique pendant sept ans et j'ai eu deux frères, le second a été tué à la guerre le 15 juin 40, à Rembercourt-aux-Pots dans la Meuse, et le dernier était médecin lieutenant, il est mort des suites d'un accident d'auto, ils sont morts tous les deux.

 

     J.-J. Marchand :  Et au lycée, est-ce qu'il y a eu des camarades qui étaient non seulement des camarades, mais qui  ont fait une carrière, ou qui alors vous ont retenu, vous personnellement, par leur personnalité ?

 

     Monnerot :  j'ai eu plusieurs lycées, j'ai d'abord été au lycée de La Martinique, j'étais ce qu'on appelle un bon camarade, donc j'avais de bons camarades, et je suis resté en excellents rapports avec eux. Il y en avait un qui s'appelle Louis Saint-Cyr -  je ne sais pas ce qu'il est devenu - qui était… maintenant on prononce beaucoup le mot de surdoué ; nous lisions ensemble les romans de d'Annunzio, et je fermais le livre, et je lui disais : "Récite-moi la page", et il la récitait; il avait une mémoire photographique, il n'était pas premier en classe parce qu'il avait trop de facilité.

 

     J.-J. Marchand :  Mais vous, vous étiez bon élève ?

 

     Monnerot :  J'étais bon élève, mais je me donnais un peu de peine, pas lui, moi je m'en donnais, enfin pas trop…

 

     J.-J. Marchand :  Et ensuite votre père vous envoie peut-être à Bordeaux, comme on faisait souvent aux îles ?

 

     Monnerot :  Non, non, je suis une victime des professeurs ; les professeurs disaient : "Mais il est très bien, il faut qu'il aille au lycée Henri IV ou au lycée Louis-le-Grand  à Paris ; alors j'ai été au lycée Louis-le-Grand. Mais d'abord il y a eu un épisode … j'ai toujours eu des difficultés avec l'Université assez curieuses. Par exemple, on m'envoie au concours général de philosophie, et j'ai une crise d'appendicite pendant le concours, je remets mon brouillon parce que le correcteur me dit : "Vous remettez quelque chose", et j'ai un accessit de philosophie au concours général ; je fais la connaissance plus tard à Louis-le-Grand d'un des deux professeurs qui m'avaient corrigé, qui s'appelait Bernès  et il me dit : "Vous comprenez, on doit chercher la moyenne entre l'avis des deux correcteurs, or cette moyenne ne peut pas se faire ;  je vous aurais donné une très bonne note et lui une moins bonne, alors votre note n'a pas de sens, vous êtes bon ou mauvais, mais vous n'êtes pas comme çà". Il y a toujours eu des grincements. Je me rappelle la dernière année au lycée de Fort-de-France :  un élève avait désobéi - nous avions des filles avec nous - il avait été dans l'espèce de cage aux filles pour causer avec elles et un surveillant général avait dit que c'était moi. On me convoque et je dis : "Non, c'est pas moi", parce que c'était exact ;  on me punit, je fais la punition, et après, un garçon qui apprend çà, va se dénoncer et dit : "Mais, c'était moi !" Et alors le proviseur me reproche de ne l'avoir pas persuadé de mon innocence. Je ne me suis jamais vraiment entendu avec ces gens-là ; je lui ai dit une fois que ce n'était pas moi, je pensais que ma parole suffisait :  vous comprenez, je n'ai pas fait de grands gestes… Je prends un autre bout de la carrière :  quand on m'a vaguement invité - mais c'est une invitation qui n'a pas eu de suite - à être directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, j'ai fait des visites, comme on fait, un peu… beaucoup, pour le plaisir de voir des gens… parce que leurs opinions sont déjà faites ;  j'ai dit à Lévi-Strauss : "Je viens vous voir parce que c'est la règle, mais je n'ai pas le profil, je le sais", et Lévi-Strauss a pris un air très grave… enfin il n'a rien dit… çà lui a paru peut-être un peu impertinent de dire qu'on n'avait pas le profil…

 

     J'avais donc été dirigé vers la khâgne du lycée Louis-le-Grand. Ce qu'il y a d'un peu curieux dans mon existence, c'est que c'est une existence très docile, j'ai toujours fait ce que me disait mon père… J'ai voulu faire des sciences quand j'étais en seconde et mon père m'a dit : "Non, il faut faire des lettres", et j'ai fait des lettres. Et… j'ai été injuste à propos du lycée, il y a deux choses que le lycée m'a apprises, c'est d'abord la poésie anglaise, pour laquelle j'ai gardé un goût que j'ai eu toute ma vie, et ensuite des aptitudes curieuses, par exemple, j'avais un très mauvais professeur de latin, et … j'ai eu de bonnes notes assez vite et on se demandait comment, parce que j'étais inattentif, souvent à la porte… j'avais des bonnes notes parce que je prenais un texte, je m'habituais, et c'est une méthode en somme morphologique, je me disais : "çà c'est un adverbe, çà c'est un verbe, çà c'est un adjectif" et en jouant les combinaisons très vite, cela me donnait à peu près le sens… en partant de la morphologie; et comme je ne pouvais pas expliquer çà et que les gens n'étaient pas contents, on disait : " comment fait-il ?" J'ai été sauvé par un … ce qu'on appelait un pion à l'époque, un répétiteur, un très chic type, à qui j'ai expliqué mon cas, il m'a dit : "Ne vous en faites pas, quand vous serez premier en composition ils seront bien obligés de s'incliner, peu importe comment vous faites", et çà a marché comme çà.

 

     Alors on m'a envoyé au lycée Louis-le-Grand, et là j'ai eu un incident grave, une pleurésie, et je ne suis resté que trois mois et demi. Au lieu d'aller dans un sana comme on faisait à l'époque, j'ai vu un grand phtysiologue qui m'a dit : "Mais non vous n'avez qu'à rentrer là-bas, vous allez voir, çà va se remettre en marche", et c'est ce que j'ai fait, j'ai donc perdu un an, mais ces quelques mois au lycée Louis-le-Grand, j'ai connu des gens que j'ai connus pour le reste de ma vie ; par exemple, dans la classe au-dessus, il y avait Brasillach, Thierry Maulnier, Roger Vailland, et puis dans ma classe, Pelorson… les contemporains de cette époque-là ne se sont pas perdus de vue.

 

     Les traversées de l'Atlantique duraient douze jours, on avait le temps de se remettre… c'était une espèce de paradis perdu… et je suis arrivé, j'étais à peu  près bien, j'ai passé l'année à faire du cheval, à galoper dans les allées de filaos et de tamariniers, à me baigner dans la mer à Saint-Pierre … Seulement, comme on avait incriminé la discipline du lycée Louis-le-Grand - j'étais interne - qui n'était pas terrible, mais pour quelqu'un qui n'avait jamais eu froid, elle était plus dure que pour un autre, on m'a envoyé au lycée Henri IV, non pas pour Alain, mais parce que la discipline passait pour relâchée. C'est comme cela que j'ai connu Alain, à cause de la réputation de relâchement de la discipline au lycée Henri IV. Alors j'ai été dans la classe d'Alain, et là c'était une chose merveilleuse… parce que… on prend Alain pour un théoricien politique, pour un philosophe, en réalité c'était un professeur qui faisait exactement le même programme que ses confrères, pour préparer aux mêmes choses, mais c'était un génie, c'était un homme extraordinaire, vous savez, c'était un homme-torpille, c'est-à-dire qu'il excitait les gens à devenir ce qu'ils étaient, il ne voulait pas du tout que vous pensiez comme lui, il avait çà de commun avec mon père, mais en tout à fait génial. Il ne voulait pas que les gens pensent comme lui, il voulait qu'ils pensent comme eux doivent arriver à penser. J'ai trouvé cela absolument prodigieux, j'ai été comblé dans cette khâgne. Mais naturellement je n'ai pas été un modèle, parce que comme j'adorais le grec, au lieu d'aller à des cours qui m'ennuyaient, avec un ami, par des méthodes para-administratives, on s'était procuré une turne, il m'enfermait à clé et je faisais du grec, ce qui fait que j'ai vraiment appris le grec, tout seul, mais beaucoup parce que j'ai commencé par lire Platon et les Tragiques avec le Budé, et j'arrivais à ne pas regarder la traduction pendant trois pages… alors je dois beaucoup au lycée Henri IV et à Alain. Autre point de friction avec l' Université, plutôt drôle : un jour, j'avais fait une dissertation sur le pragmatisme, et Alain me dit : "Mais c'est excellent et je vais vous donner 20". Alors mouvement dans la classe, parce que çà ne se fait pas, on ne donne pas 20 à une dissertation, et Alain dit : "Non, il y a une faute de d'orthographe", et il ne me donne pas 20.

 

    Donc j'ai été au lycée Henri IV et cela se termine par une chose très curieuse : à l'oral de l'Ecole Normale Supérieure, on me demande - ce n'était pas exactement formulé comme cela - mais la question était en somme : il faut traiter les faits sociaux comme des choses. Je réponds et il y avait un garçon qui s'appelait Weil, qui avait été reçu premier l'année d'avant, qui assistait et me dit : "Tu auras le maximum", et je ramasse quelque chose comme 8 sur 40. C'est très curieux parce que j'ai fait un livre après pour montrer ce que je pensais, et que les gens pensent maintenant, en gros. Alors vous voyez, mes contacts avec l'Université n'ont pas été très bons.

 

     J.-J. Marchand :  Et votre correcteur, c'était Fauconnet ou Bouglé ?

 

     Monnerot :  Non, ils étaient tellement falots que je ne m'en souviens même pas, mais vous savez c'étaient des gens que cela ennuyait, ils savaient ce qu'on devait répondre ; quand ils n'ont pas entendu la musique familière, ils sont devenus distraits, et quand c'était fini, ils m'ont collé une mauvaise note parce qu'ils n'avaient pas entendu la musique qu'il fallait entendre.

 

     J.-J. Marchand :  Et vous échouez donc à l'entrée à Normale ?

 

     Monnerot :  Oui, on en avait pris, je crois, 29 et j'étais 18ème à l'écrit, mais comme les gens se tenaient à un quart de point, je me suis ramassé 45ème, quelque chose comme çà. Mais çà ne m'a pas… Ah oui, il y a un autre incident qui m'a été fort désagréable, c'est que le professeur de grec m'a dit que j'avais sauté une phrase dans ma version grecque en la recopiant, parce qu'elle était bien, et il m'a dit, selon l'usage universitaire de l'époque : "je vous ai compté autant de fautes qu'en a fait celui qui en a fait le plus"… Heureusement que la phrase en question n'était pas très difficile, mais enfin, cela m'a empêché d'avoir une très bonne note, et en plus il me dit  : "Pour réparer je vous donne un texte qui va vous faire briller", et il me donne un texte qui ne m'a pas du tout fait briller : c'était un texte qui ne présentait aucune difficulté sinon des difficultés de vocabulaire, des difficultés de technologie homérique : c'était la construction du radeau par Ulysse dans l'Odyssée. Il y avait des mots comme tarière, je ne sais même pas ce que çà signifie en français, jusqu'à présent je ne sais pas, alors mon interrogation était lamentable parce que c'était du type : "Il prit le… il le mit dans le… ensuite il passa derrière le…" parce que je ne connaissais pas les mots. Voilà.

 

     J.-J. Marchand :  Et en même temps vous prépariez la licence ?

 

     Monnerot :  Oui…  Il faut revenir un peu en arrière… quand j'étais au lycée, ce qui m'avait beaucoup intéressé c'était d'une part la signification de l'histoire, et d'autre part - alors là nous donnons un petit peu dans la morale -  le fait de savoir s'il fallait y participer, et je dois dire que ma vocation a été déclenchée par Montesquieu ; vous savez, le passage où il décrit les ressorts des régimes : la république et la vertu… l'aristocratie, c'est l'honneur, etc… je me disais : "çà vaut la peine de faire des choses comme çà". Donc dans cette vocation initiale, il y avait deux choses qu'on va retrouver, évidemment très affaiblies chez moi, c'est-à-dire retourner vraiment aux sources de la sociologie, à ce qui importe, et ensuite…  le faire en français, autant que possible en français. Mais pas comme Montesquieu bien sûr, parce que la langue n'est pas du tout la même ; et enfin, ne pas donner des colonnes de chiffres, des statistiques dont on dit à la fin qu'elles ne sont pas très claires, et que, au fond, on ne sait pas à quoi s'en tenir.

 

     Donc à ce moment-là [après Henri IV] il y a eu une grande hésitation chez moi et il arrive ce que j'appelle une période de dissipation…  j'ai eu ma période de dissipation. Au point où j'en étais, on pouvait faire n'importe laquelle des agrégations, histoire, langues vivantes, lettres, philosophie;  j'en ai parlé avec Caillois que je voyais à l'époque, et il me dit : "Mais, tu sais, ne fais pas philosophie parce qu'ils ne te prendront pas, ils ne prennent pas les gens comme toi" - étant donné les gens qu'ils avaient pris… toujours la question du profil -  "fais comme moi, moi je fais la grammaire". Alors , pourquoi pas ? J'ai été au cours et ils parlaient de choses tellement minutieuses que je me suis dit : "Pour des choses aussi simples, beaucoup de gens le feront aussi bien que moi et il n'y a aucune raison qu'il me prennent". Et ce n'était pas vrai, Caillois avait tout à fait raison parce qu'il a très bien passé l'agrégation de grammaire et tout le monde ne la passe pas… A ce moment-là, j'ai été professeur dans une boîte libre… j'ai fait une année comme auditeur libre à l'Ecole des Chartes, ce qui me donnait la possibilité, ajouté à ma licence, d'être bibliothécaire, et j'ai été attaché à la Bibliothèque Nationale. J'aurais pu être titularisé, un peu avant la guerre, mais comme il y avait des rivalités, bien entendu on voulait m'envoyer au diable, on me disait :"On vous titularise tout de suite, mais vous débarrassez le plancher". Alors je n'ai pas voulu… Après, j'ai été journaliste à Paris-Midi, grâce à Pelorson que j'avais connu à Louis-le-Grand et qui était entré à Normale… Il était très actif, rédacteur-en-chef adjoint à Paris-Midi, et il avait fondé avec Mme Jolas, que vous connaissez, une école bilingue à Neuilly, qui, paraît-il, marchait très bien… Donc Pelorson m'a fait entrer à Paris-Midi.

 

     J.-J. Marchand :  C'était en quelle année ?

 

     Monnerot :  C'était juste avant la guerre… Car il y avait cela aussi : pour moi, la politique c'est l'histoire en avant ; il n'y a pas, je ne fais pas de distinction entre l'histoire et la politique, et je m'intéresse à ce continuum, alors je savais qu'il y aurait la guerre…A partir  de 1937, je me disais : "Encore un instant de bonheur", comme dit l'autre, "parce que, on y va"… J'ai passé comme cela des années très décontractées, 37-38, attendant d'y aller, mais il y a une chose à laquelle je n'avais pas pensé, c'est que quand j'avais eu mon incident pulmonaire j'avais été réformé ; mais enfin cela n'offrait pas de difficultés insurmontables parce qu'il y avait un général, ami de lycée de mon père, le frère de notre médecin de quand j'étais petit, et aussi un ministre qui était très bien avec la famille de ma femme… Le ministre m'a dit : "D'habitude c'est pour le contraire qu'on vient me voir", et le général m'a dit : " Mais, mon cher ami, vous savez, quand on aura besoin de vous on vous appellera, vous pouvez rester". Mais enfin, on m'a envoyé au Val-de-Grâce où ils m'ont fait toutes sortes d'examens et j'ai été reclassé service armé.

 

     J.-J. Marchand :  Je crois que là il nous faut revenir en arrière. D'abord deux choses, c'est pendant cette période que vous vous mariez ?

 

     Monnerot :  Je me suis marié deux fois, la deuxième fois un peu avant la guerre.

 

     J.-J. Marchand : Et vous avez été mêlé au surréalisme ? Comment cela s'est-il passé ?

 

     Monnerot :  Oui, alors voilà ce qui est arrivé : d'abord quand j'étais à Henri IV, un camarade m'avait prêté des livres surréalistes, je les avais lus avec le plus grand intérêt ; j'ai trouvé que les surréalistes c'était pour le XXe siècle comme le romantisme pour le XIXe, c'était la grande chose, cela m'a tout de suite sauté aux yeux, mais chose remarquable - c'est une chose de génération -  nous ne prenions pas parti du tout ; maintenant on fait de la propagande dans les lycées, des petits garçons qui sont en cinquième pensent qu'ils sont communistes ou quelque chose comme çà, ou le contraire ; nous pas : à la limite un homme avait des opinions quand il entrait dans la vie, qu'il se mariait… et en attendant, surtout pour les gens de mon espèce, ils devaient s'informer ; alors, comme justement à cause de mes curiosités, c'était vraiment de l'information assez poussée, je me suis beaucoup informé. Cette espèce de libéralisme dans le monde existait d'une manière tout à fait naturelle dans la génération de mon père. Par exemple, mon père adorait Barrès et c'était un fidèle de Jaurès. Jaurès lui donnait des places pour aller l'écouter au Palais-Bourbon quand il faisait un grand discours, et mon père m'a raconté la chose suivante : un jour il a confié à Jaurès son admiration pour Barrès, et pendant une suspension de séance, à un personnage qui avait le dos tourné, Jaurès dit : "Maurice, j'ai un de mes jeunes amis qui t'admire beaucoup et qui veut te connaître". Alors Barrès se retourne et parle très courtoisement à mon père… donc ils se tutoyaient et ils avaient l'air très bien ensemble. C'est comme çà que çà existait à l'époque, on a beaucoup critiqué çà, on a dit : "la camaraderie parlementaire...", mais enfin sur le plan des idées tout le monde acceptait tout ; par exemple, Daniel Halévy m'a raconté que, alors que Péguy avait été jusqu'à dire contre Jaurès : "Un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix !", eh bien, après, Jaurès disait : "Péguy, c'est pas mal !". Donc la France a été intellectuellement libérale à une certaine époque ; je crois qu'on a un peu oublié cela.

 

     J.-J. Marchand :  Mais justement, en lisant les surréalistes en 1929, vous découvriez alors, au contraire, des gens qui étaient en paroles assez féroces ?

    

     Monnerot :  Non… si vous voulez, entre les guerres de la Révolution et de l'Empire, et le romantisme, il y a un peu le même rapport qu'entre la première guerre mondiale et le surréalisme ; les jeunes gens sont sortis de là complètement remués et révoltés contre le monde, et ils ont eu des échos et des éclats romantiques, et surtout, sans doute, ce voisinage de la mort, de ce genre de mort, leur a donné un regard tout à fait neuf. C'est évident si vous prenez la littérature française d'avant les surréalistes : il y a un ton nouveau qui ne ressemble absolument pas… évidemment il y a des précurseurs comme Apollinaire mais c'est très rare… Donc, j'admirais, mais j'admirais de loin puisque je lisais mais ne m'occupais pas des gens, et c'est d'une manière tout à fait fortuite qu'un jour, à la Sorbonne, que je ne fréquentais pas tellement - j'y allais parce que je voulais rencontrer quelqu'un - j'ai été accosté par un garçon que je connaissais vaguement pour l'avoir vu au cours, et qui était Pastoureau. Pastoureau se promenait avec une pétition qu'il voulait faire signer pour défendre Aragon, qui était inculpé parce qu'il avait écrit ce poème intitulé Front Rouge ; alors il me donne la pétition, je la lis, je trouve que… elle laisse à désirer, je lui dis : "mais, écoute , c'est pas bon çà !" et il me répond : "ah, mais c'est un petit peu l'avis d'André Breton, et si tu veux voir André Breton, tu lui diras toi-même tes objections". Alors j'ai dit :"mais oui, bien sûr", et d'un de ses endroits habituels de vacances, Breton m'a envoyé une carte postale que je dois avoir encore, me disant : "Cher monsieur, il paraît que vous avez fait des objections très intéressantes, j'aimerais vous rencontrer au…" A ce moment-là, c'était au café de la place Blanche, parce qu'il y avait le  Cyrano et le café de la place Blanche - c'était une des époques du café de la place Blanche. Alors j'y ai été, j'ai été merveilleusement reçu ; ce qui m'a touché, c'est que j'étais quand même un petit garçon, enfin un petit jeune homme ; j'ai été reçu avec beaucoup de gentillesse…il me parlait comme ils se parlaient entre eux… alors il y a eu une espèce de coup de foudre..  Breton m'a invité à dîner, et, à la fin, est venu un garçon dont j'ai fait la connaissance, qui était Caillois, qui avait répondu à une enquête en parlant des surréalistes … Nous avons donc été présentés l'un à l'autre par Breton, chez lui, rue Fontaine, et ma foi, nous sommes restés  à ce moment-là, liés. Mais, chose curieuse, tout de suite il faut dire une chose sur le surréalisme : il faut vraiment le diviser en époques ; je crois que quand je suis arrivé, je me suis entendu avec les gens de la deuxième génération ; ils n'étaient pas déjà les vrais surréalistes ; ceux que j'ai vus beaucoup, qui m'ont invité, avec qui je suis sorti, c'était Char, c'était Dali, c'était Crevel, qui n'avaient pas fait la guerre de 14, qui étaient plus jeunes, et Thirion… C'était extrêmement agréable, mais je suis arrivé d'un certain point de vue trop tard ; l'inspiration était tarie, et puisque nous parlons après coup - c'est un regard rétrospectif -  je trouve que dans l'absolu il y a eu une grosse erreur de commise : c'est qu'une révolution de la sensibilité ne coïncide jamais avec une révolution politique : voyez le romantisme avec la Révolution française, toute la période de la Révolution et de l'Empire était une période de sécheresse absolue au point de vue de la sensibilité, enfin à part Mme de Staël, si vous voulez ; à la recherche d'un second souffle, les surréalistes ont essayé de s'accrocher à la révolution politique, et en réalité, c'était deux choses spécifiquement différentes, et naturellement comme j'étais jeune, j'ai suivi le mouvement, mais j'avais déjà été choqué par cette erreur : je pense qu'une révolution de la sensibilité et une révolution politique, ce n'est pas du tout la même chose. D'abord, une révolution politique c'est un peu un mythe, c'est-à-dire il y a d'une part des mythes, et d'autre part il y a une organisation historique tendant à certains résultats. Mais alors, s'il s'agit d'une organisation historique tendant à certains résultats, il faut être discipliné, on n'a pas à être surréaliste… C'est comme si un artilleur ne voulait pas tirer et voulait faire une démonstration… Non, on ajuste le canon et on tire. J'avais… j'ai un esprit peut-être plus…je ne dirai pas plus scientifique, mais enfin plus rigoureux, et ce mélange de révolution de la sensibilité, enfin d'agitation de la sensibilité, et de révolution politique, ne m'a pas du tout convaincu. Seulement - c'est arrivé beaucoup avec les communistes qui ont perdu la foi - je ne l'ai pas dit tout de suite ; en gros, j'ai marché, mais peu à peu, bien entendu, je me suis détaché, parce que je trouvais que les objections, par exemple, faites par les communistes, étaient, de leur point de vue, des objections fondées ; et cette manière de nouer en gerbe toutes les révolutions imaginables, c'était un fantasme destiné à passer… Alors "le surréalisme au service de la révolution" m'a paru de la confusion d'esprit, parce que dans une conquête historique il y a une organisation, une stratégie, une tactique, et une révolution de la sensibilité c'est quelque chose d'imprévisible.

 

     J.-J. Marchand : Avant que vous vous détachiez du surréalisme, j'aimerais vous poser une question : le goût d'écrire… ?

 

     Monnerot : Souvent, dans ce que les écrivains disent d'eux-mêmes, on lit que la littérature leur est indispensable et que, écrire est pour eux un besoin, même une chose vitale. Je ne pense pas que ce soit mon cas, je ne pense pas que j'aie une vocation d'écrivain. On pourrait dire - je vais expliquer parce que ce n'est pas clair - que je suis un écrivain résiduel : à cause du fait que je suis français mais que je ne suis pas né en France, j'ai été un personnage un peu anachronique, pas très bien inséré dans la réalité française année par année ; et je pense qu'à une autre époque j'aurais préféré faire autre chose. Je me vois très bien… ne riez pas… je me vois très bien dans le Conseil d'Etat de Napoléon, ou préfet comme Maine de Biran.

 

     Il y a une particularité de caractère que j'ai héritée de mon père, qui était un personnage très aimé, mais ne pouvait pas se faire élire parce qu'il n'aimait pas parler aux gens, il n'aimait pas faire l'article, et moi aussi j'en suis incapable… Des amis m'ont accusé d'être antidémocrate ; ils m'ont fait trop d'honneur, je suis incapable de me faire élire en expliquant aux gens que je suis quelqu'un de très bien ; par conséquent la politique… Ce qu'il y avait d'autre, c'est une carrière administrative, préfet… alors étant donné peut-être la façon un peu trop libre dont j'ai été élevé - cela s'appelait "les années de savane" - je n'étais pas le sujet idéal pour l'ENA du temps, et je n'ai donc pas préparé une carrière administrative. J'avais des tantes, adorables d'ailleurs, qui voulaient absolument que je fasse la médecine, qui me voyaient neurologue… mais moi, avec beaucoup de bon sens, j'ai trouvé que j'étais trop souvent malade pour être un médecin, parce que je n'avais pas une foi absolue dans la médecine et je me disais : "Il est poli qu'un médecin ne soit pas malade, ne soit jamais malade". De sorte que je suis un écrivain un peu comme d'autres l'ont été, un peu par leur époque qui ne leur a guère laissé que cette issue ; vous voyez, c'est pour çà que je suis un écrivain résiduel.

 

     D'ailleurs cela s'est bien vu, puisque quand j'ai été au Conseil national du Rassemblement du Peuple Français, le général de Gaulle m'a demandé des consultations écrites… J'ai présenté un projet d'organisation de l'Union Française, qui a été rejeté par le Conseil national d'ailleurs ; j'ai fait des conférences à l'Ecole Supérieure de Guerre, j'ai été consulté par le gouvernement du Chancelier Adenauer sur l'éventuelle dissolution du parti communiste de l'Allemagne de l'Ouest, j'ai donné une consultation qui a été prise très au sérieux, ils ont fait exactement ce que j'avais dit… Chez mes ascendants on trouve ou bien des juristes ou bien des marins, alors il y a des marins qui deviennent planteurs par force, et des juristes qui deviennent écrivains par force, mais au fond, je ne pense pas avoir ce qu'on appelle une vocation d'écrivain.

 

     J.-J. Marchand :  Mais la poésie, nous voyons bien que la poésie est une chose qui vous a passionné toute votre vie ?

 

     Monnerot :  Oui, mais oui, mais d'autres choses aussi… Il est certain que la poésie m'a beaucoup passionné… mais, vous savez, tout me passionnait, et puis alors, non, ce qui m'a passionné dans le surréalisme çà va beaucoup plus loin ; c'est que -  ici nous tombons dans un tout autre domaine - je pense qu'un mythe ou un système quelconque portant l'homme à se surpasser, doit exister dans une culture si cette culture ne veut pas retomber en confettis, et il m'avait semblé - je l'ai dit dans La Poésie Moderne et le Sacré d'ailleurs - que le surréalisme annonçait quelque chose, que çà pouvait être le Saint-Jean Baptiste de quelque chose… c'est-à-dire cette exaltation qui justement défiait la littérature, qui disait : "Mais nous n'allons pas nous enfermer dans ces limites !" Il y a tout de même ce qu'on appelle une impatience des limites chez les surréalistes. Et tout ce côté… - vous savez c'est un peu ce qui est arrivé à Nietzsche - je n'irai pas jusqu'à dire que la question posée était une mutation religieuse de la société occidentale, mais enfin c'est cela qui a eu sur moi un pouvoir d'attraction, quelque chose dont les gens qui l'exerçaient n'avaient peut-être pas exactement conscience, et même ils protestaient violemment contre : Breton parle de son inaptitude déclarée à la méditation religieuse… cela leur faisait horreur … Mais alors j'ai trouvé qu'il y avait une contamination tout à fait superficielle entre le mouvement qu'ils représentaient profondément, historiquement et sans le savoir, et des choses comme l'esprit Troisième République, franc-maçon anticlérical, qui était le fort du père naturel d'Aragon, le préfet Andrieux… Tout de même cela ne se mêlait pas bien du tout… Superficiellement c'étaient des gens de gauche qui ont voulu faire alliance avec les communistes, et qui ont voulu être communistes, et profondément leur signification dépassait leur conscience. Pour moi, ils avaient une signification historique à la hauteur de laquelle leur conscience ne s'est jamais hissée.

 

     J.-J. Marchand :  Très bien et très clair. Et l'aventure d' Inquisitions ? Vous sortez du surréalisme avec Aragon, Tzara et Caillois, racontez-nous cette aventure…

 

     Monnerot :  Ah! Mais non, c'est beaucoup plus simple que çà ! D'abord je ne sortais pas avec Aragon du surréalisme; Aragon était fâché avec eux depuis très longtemps, je n'ai pas connu Aragon chez les surréalistes, et Aragon… par une sorte de, si vous voulez, par jalousie pour les camarades, voulait séduire la jeunesse que les camarades avaient déjà séduite ; alors pour Caillois et moi, il a fait une danse de la séduction. Mais la raison pour laquelle il y a eu Inquisitions est la suivante : il existait des gens dont les préoccupations, si on les considère d'un œil d'historien, n'étaient pas très loin des miennes, on les appelle, vous savez, "les non-conformistes des années trente" ; c'étaient des gens qui ne voulaient pas être communistes, et que tout ce qu'il y avait à droite ne satisfaisait pas non plus, et qui cherchaient… Oui, on peut se demander, étant donné comme je suis apparu par la suite, pourquoi je n'ai pas fait partie de ce qu'on appelle les non-conformistes des années trente" puisque, en somme, j'ai répudié le communisme… On m'appelle fasciste, mais il faut y mettre de la bonne volonté…   Je tombe donc dans cette catégorie, en principe… Ce qui est arrivé est la chose suivante : je suivais leurs travaux avec beaucoup d'intérêt parce que j'étais à la Bibliothèque Nationale, et les principaux théoriciens, comme Arnaud Dandieu, étaient aussi à la Bibliothèque Nationale - d'ailleurs on voyait Bataille tous les deux -  et… ce que je leur reprochais, c'était assez grave : c'était des gens qui étaient soit bibliothécaires, soit journalistes, ou bien ils avaient des métiers comme Jean Jardin… mais ils n'avaient jamais étudié la question, c'est-à-dire qu'ils voulaient proposer à l'histoire ce qu'ils préféraient; ils pensaient qu'on pouvait comme çà dire : "Ben, tel régime est meilleur qu'un autre, c'est mieux, je préfère, donc il faut le faire et allons-y !" Et ma formation, la formation que j'ai reçue et la formation que je me suis donnée, ne m'avait pas du tout amené à penser comme çà ; il fallait étudier d'abord, il fallait savoir un certain nombre de choses… de même quand vous prenez des mesures, quand un archéologue étudie un site, il a appris auparavant un tas de choses qui lui permettent  de dire des choses assez précises… alors je trouvais qu'un jeune journaliste qui a passé son bachot, qui a été vaguement aux Sciences Po, ne peut pas déclarer : "Voilà ce qu'il faut au monde, voilà ce qu'il faut à l'Europe", ce que faisaient quand même un peu Aron et Dandieu quand ils écrivaient Décadence de la Nation Française, Le Cancer Américain, ce genre de choses, et donc je les  trouvais, en somme, superficiels. C'était intéressant, mais la question de méthode était   très importante pour moi ; pour moi, il fallait que ce soit sérieux, il fallait proposer sérieusement quelque chose…Donc tout en ayant de bonnes relations avec eux, je ne les prenais pas au sérieux.

 

     Et c'est à ce moment qu'Aragon est venu nous dire cette chose merveilleuse : "On va faire une revue, c'est nous, mais vous faites ce que vous voulez, vous faites exactement ce que vous voulez, je ne suis pas Aragon, je ne suis pas communiste, vous faites ce que vous voulez". On l'a pris au mot et donc on a fait ce premier numéro de la revue. Les directeurs étaient Aragon, Tzara, Caillois et moi, çà fait beaucoup de directeurs pour peu de chose… Mais naturellement Aragon, de toutes façons, ne pouvait pas faire ce qu'il avait promis ; étant donné le système dans lequel il était inséré, il ne pouvait pas ; alors quand on a voulu faire un numéro deux - la guerre d'Espagne avait éclaté -  en pleine réunion, Aragon vient nous dire :"Nous ne pouvons pas rester comme çà… à penser ou à écrire… alors qu'on se bat, que le sort du monde est en jeu en Espagne, etc… il faut faire quelque chose". Ce n'était pas dans nos conventions, alors moi je lui dis : "Ce n'est pas dans nos conventions"… le ton monte un peu, il dit : "Mais comment ? Enfin … !" Le ton monte encore et je finis par  dire : "Si je voulais aller à la guerre d'Espagne, j'irais, mais je ne veux pas y envoyer les autres ." Alors, mouvements divers, indignation, le ton monte tellement que je prends la porte ; Caillois qui n'avait rien dit, me suit. Et c'est ainsi qu'il n'y eut pas de numéro deux d'Inquisitions… sur une question de principe, pas sur la position prise : il faut être sérieux, Aragon avait dit qu'on faisait une revue consacrée à la phénoménologie. Et d'ailleurs ce qu'ils faisaient, je trouvais cela tout à fait ridicule, ils allaient en camion pour exciter les combattants, puis ils revenaient à toute vitesse, ce n'était pas décent. Comme disait Céline :"Venit, vidit, vicit, embrassit la Passionaria et foutit le camp". Et à ce moment-là - c'était tout à fait simultané -  il y avait les premiers procès de Moscou, Kamenev, Zinoviev, Boukharine ; alors là, j'ai trouvé que je ne pouvais avoir rien de commun avec ce parti, avec cette tendance, parce que, selon moi, ils ne comprenaient même pas ce que c'était qu'un procès ; ils considéraient un procès comme une mise en scène de propagande, alors que - et là j'étais très occidental - un procès c'est un procès, on cherche vraiment la vérité… Cela montrait bien qu'il y avait presque une différence de civilisation… Sans descendre jusqu'à la psychologie, ou jusqu'à la pharmacologie, c'était des opérations de propagande. De plus, les choses sur le plan international n'apparaissaient pas claires du tout, parce que, à ce moment-là, il y avait la fameuse alliance "de revers" qu'on devait avoir avec la Russie pour le cas où l'Allemagne ferait la méchante, très bien ! mais il existait aussi le fait que c'était en URSS que l'armée allemande se développait… Par des traités secrets, les nations mécontentes du traité de Versailles, s'entraidaient, et donc il y avait un double jeu. Par conséquent, de toutes façons, je ne voulais pas être entraîné dans une histoire qui n'était pas prévue au début… Alors, bien entendu, on m'a fait passer pour fasciste, parce que si on n'est pas l'un on est l'autre, mais c'est tout à fait faux, à Munich j'étais anti-munichois comme pas possible.

 

     J.-J. Marchand :  Mais d'un autre côté, la situation française elle-même avait engendré des mouvements importants comme le 6 février (1934) ou le Front Populaire (1936) ; le marxisme classique vous aidait-il à comprendre ce mystère des choses ? Parce que vous dites : " Il fallait étudier", mais là, il y avait dans le marxisme classique, et dans l'économisme, et dans l'analyse des rapports de classes, une méthode qui pouvait vous aider dans vos recherches ?

 

     Monnerot :  Je suis content que vous me posiez cette question. Il est arrivé la chose suivante : quand les surréalistes ont dit : "Maintenant, on est communistes et tout le monde est communiste", moi, sérieux comme un pape, je me suis mis à lire de A jusqu'à Z, Marx, Feuerbach, une partie de Hegel - je devais lire la suite plus tard -  j'ai lu naturellement Lénine et les marxistes, et les marxistes intermédiaires, depuis Kautsky jusqu'à Rosa Luxembourg, etc… Et il est arrivé ceci : comme Robespierre avait dit à la fin de son fameux discours : "Je vais conclure, et contre vous !" ayant lu tout çà, je pensais que çà ne tenait pas debout pour des raisons très simples… c'est que la mission du prolétariat, c'était un acte de foi, çà n'était pas fait du même matériau que le reste. Par conséquent toute l'histoire était caduque. Donc j'ai lu Marx et les marxistes à la suite de la sommation des surréalistes, et mes conclusions étaient négatives… Vous savez que le titre du Capital, c'est : Contribution à la critique de l'économie  politique ; ce n'est pas un livre original, c'est une critique de l'économie politique anglaise dont Marx a pris connaissance, critique géniale d'ailleurs, mais il n'y a pas ajouté grand-chose, merveilleuse description, mais j'ai trouvé qu'en tout cas, quant à la situation qui était la nôtre à la fin des années trente… ? La situation était la suivante : il faut partir du Traité de Versailles : on avait condamné l'Allemagne à payer des dettes de guerre exorbitantes - et d'ailleurs c'est absurde parce qu'on ne peut pas endetter les enfants qui ne sont pas nés à cause de leurs parents. A cause de cela, l'économie a un peu tourné en rond sur elle-même, et les gens ont dit : "Mais si on veut que les Allemands paient, il faut leur refaire une industrie". Alors les Anglais et les Américains notamment, et pas eux seuls, ont fabriqué une industrie allemande ; donc les banques tournaient à plein, de sorte que, quand il y a eu la crise du capitalisme américain en 1929, ils ont été frappés de plein fouet, parce que c'étaient toutes les banques qui étaient liées aux Etats-Unis ; quand les Etats-Unis n'ont plus pu rien faire, la débâcle a commencé, d'une manière tout à fait absurde, vraiment historique et pas du tout prévue par Marx, parce que çà tournait à plein, l'industrie allemande était en train de devenir la plus grande industrie d'Europe, mais brusquement les banques entrent en cessation de paiement, donc les industries qu'elles soutenaient :  il y a le chômage et ce sentiment d'absurdité chez des gens qui étaient partis sur la pente ascendante et qui brusquement sont bloqués. Alors on a deux grandes réactions en Europe : la réaction communiste et la réaction, disons, très en gros, fasciste… mais les deux réactions ont quelque chose de commun,  c'est que l'esprit doit reprendre le mécanisme qu'il a laissé échapper, il faut que l'esprit humain rentre dans la course et contrôle. C'est à cause de cela que les générations de 1930 étaient beaucoup pour remettre de l'ordre dans l'économie ; on trouvait insensées et tout à fait disproportionnées les conséquences de la crise, qui étaient un peu les conséquences d'une défaillance intellectuelle. Donc très naturellement chez les jeunes gens, deux attitudes qu'on peut d'ailleurs fractionner en plusieurs, sont apparues : ou bien on ferait cela avec les communistes, il s'agirait alors d'une remise en ordre tendant à être un ordre mondial, ou bien considérant que cela n'était pas faisable, on ferait un ordre limité, qui n'évitera pas les antagonismes avec ceux qui sont à côté et font eux aussi un ordre limité ; si vous voulez, c'est la tendance, en gros, fasciste. A ce moment-là… si vous lisez des livres comme Les Réprouvés, de von Salomon, ou La Ville, vous voyez, parce que lui l'a vécu, vous voyez des garçons qui étaient communistes, et la semaine d'après on les retrouve sur une estrade fasciste ; c'est parce qu'au fond, pour user des termes de Pareto, ce sont les mêmes agrégats avec des dérivations différentes; comment contrôler ce chaos ? Et comme c'était des gens qui n'étaient pas, tout de même, très formés intellectuellement, ils écoutaient ce qu'on leur disait.

 

      A ce moment-là, la propagande communiste était extrêmement habile ; elle se faisait principalement par des journaux qui s'appelaient Vu et Lu, je ne sais pas si vous avez connu çà : Lu c'était un "digest" de la presse mondiale, et Vu c'était des photos, c'était le choc  des photos, comme dit l'autre ; ils jouaient sur le velours, parce qu'ils montraient, comme disait Breton, "les pyramides de pommes du plan quinquennal, comme c'était beau !" et on brûlait du café au Brésil, on brûlait du blé au Canada ; c'était noir et blanc et cela a beaucoup atteint les gens au début des années trente, ils se disaient : "Tout de même… !" Mais les cartes étaient truquées en ce sens qu'on ne nous invitait pas à aller voir en URSS comment cela se passait. Nous avons su par la suite qu'il y avait des famines sensationnelles au même moment, en Ukraine notamment, Koestler y était… Donc, il y avait des rapports assez étroits entre les gens des années trente qui voulaient changer quelque chose… Mon parti a été, en somme, l'hésitation, parce que … le communisme, c'était non, mais d'un autre côté la France n'avait rien trouvé. Le fascisme italien, c'était spécifiquement italien, c'était vraiment daté, c'est un truc qu'ils ont trouvé pour s'en tirer à un certain moment ; et les Allemands, n'en parlons pas ; par conséquent tout était à faire en France, et les histoires du Front populaire sont venues très mal à propos… D'abord il y avait là quelque chose de ridicule parce que les congés payés, les fascistes les avaient déjà faits, le dopo lavoro en Italie, "la force par la joie" en Allemagne ;  ils organisaient des croisières, c'était beaucoup mieux…Donc à ce moment-là nous avons été en situation de choix.

 

     J.-J. Marchand :  Est-ce que c'est à ce moment-là, pour y voir clair, que se manifeste ce que j'appellerais la vocation sociologique ?

 

     Monnerot :  Eh bien, oui,  qu'avaient de commun toutes ces questions ?… C'est un très mauvais mot "sociologie", je n'aime pas du tout, mais en gros, pour se faire comprendre, c'était des questions sociologiques toutes ces questions : c'est-à-dire l'impact, la détermination d'un facteur de l'histoire sur un autre facteur de l'histoire, et de tous les facteurs sur le facteur psychologique ; nous entrons dans un domaine qu'on peut appeler le domaine de la sociologie, c'est-à-dire l'interaction des hommes…

 

     J.-J. Marchand :  Parlez-nous donc, alors, de ce qu'on appelait le Collège de Sociologie et de la sociologie sacrée parce que c'est deux choses reliées…

 

     Monnerot :  Ah… là, il y a une histoire un peu annexe, qui est un peu anecdotique à mon avis… Donc, les surréalistes avaient pour moi épuisé leur intérêt ; cela ne m'empêchait pas de rester très bien avec des personnes comme Dali, Thirion, Char et Crevel. Mais évidemment on n'attendait rien d'autre d'eux, que de faire une exposition ou des choses comme çà. Donc, à ce moment-là, tout simplement, il aurait fallu faire un groupe d'études pour traiter de ces questions très sérieusement ; car, chose curieuse, les universités des différents pays ont des systèmes d'instruction, des systèmes professionnels et socio-professionnels où il n'est pas tellement prévu d'étudier les questions qui se posent ; il y a des programmes, mais les questions qui se posent… or il fallait étudier les questions qui se posent.

 

     En réalité, [dans cette aventure du Collège de Sociologie] il y a eu un malentendu complet parce que nous étions trois personnes  aussi différentes que possible, avec des motivations totalement différentes, et l'idée de faire quelque chose ensemble, rétrospectivement, paraît un peu amusante… il faut prendre les personnages un par un. Il y avait d'abord Bataille, que vous connaissez, qui est génial… Compte tenu de ce que je vous ai dit de mes préoccupations, enfin du côté sérieux de mes préoccupations - pour moi, un personnage qui veut faire quelque chose, doit présenter un certain équilibre entre ses propres pulsions -  Bataille avait un petit peu trop de vie privée pour sa vie publique éventuelle. Je ne veux pas dire qu'il était vraiment la proie de fantasmes, mais il n'était pas susceptible du minimum d'objectivité qu'il faut pour faire une chose un peu sérieuse dans ce genre de recherche. Vous pouvez ne pas penser cela, mais c'est ce que je pensais. Et ce qui a tout de suite refroidi nos rapports et les a rendus un peu difficiles, c'est que naturellement moi, je l'aimais bien, je ne voulais pas le lui dire, on ne dit pas à un ami : "Vous n'êtes pas sérieux, mon cher". Il voulait aussi et en même temps, faire cette fameuse société secrète dont il aurait été l'animateur, et dont les rites auraient pu aller jusqu'aux sacrifices humains, etc…et il était tout le temps à me demander d'en faire partie ; alors moi, je me dérobais… je lui répondais le plus gentiment possible que non, et finalement cela a fini par l'agacer beaucoup, parce qu'il y avait comme un mur : Collège de Sociologie oui, société secrète non ; mais ce qu'il n'a pas aimé au fond, c'est que je ne suis pas du tout contre les sociétés secrètes, mais je suis contre l'absence de sérieux quand on fait des choses pareilles ; de sorte que, sans que je l'aie dit, il l'a quand même saisi, et il l'a mal pris ; alors j'ai commencé à l'agacer.

 

     Caillois, c'est un autre cas. Caillois était prodigieusement doué ! Mais il ne tenait pas spécialement, j'ai l'impression, à une chose plutôt qu'à une autre ; il était lancé, il aurait pu faire n'importe quoi et tout cela ne lui paraissait pas très grave ; il ne lui paraissait pas très grave de se  prêter un peu à la société secrète de Bataille - si jamais il s'y est prêté, j'en doute, étant donné ce qu'il m'a dit, il ne s'y est pas prêté non plus - mais si vous voulez, il n'opposait pas de résistance à Bataille, d'autant plus qu'il allait publier ses premiers livres chez Gallimard. Il disait : "Bon, çà ne nuit pas, ce n'est pas…" De sorte que ma position particulière, très naïve, était d'avoir vaguement l'idée de faire une chose sérieuse ;  et alors j'ai tout de suite vu les inconvénients… parce que j'ai renoncé tout de suite. En analysant ce au-devant de quoi nous allions, j'ai bien compris que çà ne passerait pas comme çà… J'ai développé plus tard dans un livre, vous savez, Les Faits sociaux ne sont pas des choses, ce que j'appelle le pouvoir vésicant de la vérité, c'est-à-dire que si vous dites certaines choses, çà n'est plus comme si vous ne les aviez pas dites ; cela explique très profondément le phénomène de la science sociologique ; il y a des choses qui ne doivent pas sortir, parce que, si jamais elles sortent, c'est fini elles sont sorties… Et je me disais : "Si on examine très sérieusement notre situation, nous serons amenés à des jugements extrêmement sévères sur nous-mêmes, sur ce que nous avons fait, sur notre civilisation ;  de toute façon cela ne fera plaisir à personne ;  et puisqu' il y a une sociologie organisée dans les universités, ce serait très mal reçu" ; donc c'était un projet qui n'avait pas d'avenir, et qui en avait d'autant moins qu'à partir de 37, j'étais sûr de la guerre, de sorte qu'il n'y avait pas de quoi s'énerver, puisque de toute façon, on ne ferait rien du tout, on serait tous mobilisés. J'ai donc  été assez réticent, et je dois dire que j'ai présenté une certaine mauvaise volonté qui a amené la rupture…

 

     Bataille faisait toutes sortes d'extravagances…Auparavant, toujours par cette confusion de la vie privée et de la vie publique, il avait fait un truc qu'il appelait Contre-Attaque[1] : il fallait que les gens du Front Populaire se mobilisent, un petit peu comme les gens de la Commune, enfin qu'ils en fassent davantage, et "A bas le Parlement !" et ce genre de choses, tout çà totalement dénué de tout sérieux ; parce qu'enfin Bataille était un homme très tranquille, qui rentrait chez lui, qui s'amusait, et, tout de même, il faut les faire ces choses-là… les révolutionnaires, même les fascistes n'étaient pas des plaisantins, ce n'était pas des gens qui disaient : "Ah bon, c'est fini , la révolution est reportée après  dîner, parce que un tel m'a invité à dîner et je vais dîner."

 

     J.-J. Marchand :  Un peu comme dans le film "Adenaï, bandit d'honneur" : "Je vais faire un peu de vendetta"…[2]

 

     Monnerot :  Oui, c'est çà… Alors j'ai voulu faire une chose dont je n'ai pas, par la suite, été très content. Je me suis dit : " Puisque je me suis occupé de ces choses-là, je vais un peu consulter les gens sur ces questions". C'est l'enquête de Volontés, la revue que dirigeait Pelorson. J'ai interrogé des personnes très diverses, Mounier, Rivaud, qui avait été mon professeur à la Sorbonne, Alain, Denis de Rougemont… le Père Gaston Fessard, Thierry Maulnier, Julien Benda… je ne me rappelle plus mais il y avait tout le gratin de l'époque, et j'ai été assommé par la faiblesse des réponses… Et j'ai regretté de l'avoir fait, du point de vue français, parce que cela objectivait le désarroi. Cà a paru en juin 39, les gens nageaient dans les à peu près.

 

      J.-J. Marchand :  Mais avant justement d'aborder la période de la guerre, j'aimerais que vous nous parliez de cette notion du sacré, finalement très mystérieuse , qui était quand même à la base du Collège de Sociologie…

 

     Monnerot :  Non, ce n'est pas tellement mystérieux, c'est à la base d'une partie de la sociologie ; la seule chose à mon avis, qui sauve la sociologie de Durkheim, le côté sérieux de cette sociologie vient de ses sources allemandes et anglaises, de livres allemands et anglais sur la religion des sémites anté-historiques, c'est-à-dire des sémites avant le monothéisme… En réalité, pour que ce que nous appelons une culture, tienne, il faut quelque chose, qu'on n'a jamais réduit à du rationnel, c'est comme un foyer qui chauffe quelque   part, et les gens se chauffent à çà, et quand c'est refroidi, eh bien, ce n'est plus rien, c'est fichu. Alors, c'est cette espèce de recherche du feu central qui au fond rendait la sociologie très intéressante, parce que la sociologie française, ils ne savaient même pas ce qu'ils faisaient, mais ils erraient tout autour. Même la sociologie anglaise et américaine, enfin Boas et des gens comme çà, Lowie et tous ces gens-là, eh bien, c'est çà qui les fascinait chez les Indiens, c'est çà qui les fascinait en Océanie, c'est çà qui les fascine en Polynésie, mais Durkheim qui était formaliste leur disait : "Vous décrivez les rites et d'après les rites vous voyez…" Il considérait les rites un peu comme des institutions… vous étudiez une institution et après vous cherchez la signification de cette institution, ayant étudié son fonctionnement !

 

     J.-J. Marchand :  Justement, après 50 années, comment expliquez-vous - expliquer, c'est très difficile, évidemment - mais la notion même de sacré peut-elle vous permettre, par exemple, d'expliquer des phénomènes comme celui que nous voyons : le grand-père se fait tuer à Verdun, le père réagit beaucoup plus faiblement en 39-45, et le petit-fils refuse de faire son service militaire. Voilà une notion du sacré qui se passe sous nos yeux, comment une telle chose est-elle possible ?

 

     Monnerot :  Il y a deux questions, il y a une question profonde et une question qui le paraît moins. En fait, les gens sont , si vous voulez, victimes de l'éducation qu'ils ont reçue : c'est que ce ne sont pas les mêmes. Les instituteurs étaient patriotes quand le grand-père est mort à Verdun ; maintenant on ne peut pas affirmer qu'ils le soient. Les gens recevant une formation différente dans un environnement différent ne réagissent pas de la même façon, c'est tout simple, il n'y a pas une baisse de qualité, mais simplement les gens sont élevés différemment.

 

     J.-J. Marchand :  Vous pensez que c'est aussi simple que cela, c'est-à-dire très clair et qu'il n'y a pas une sorte de déclin métaphysique ?

 

     Monnerot :  Mais cela ne fait que déplacer la question ; il y a une question profonde : pourquoi est-ce qu'il en est ainsi ?… Alors là si nous revenons au sacré, nous sommes dans le domaine des constatations positives. Nous savons que quand le feu central baisse, tout baisse, et là nous sommes sur un terrain solide ; mais si on prend les très grandes investigations, les très grandes promenades dans l'histoire universelle, comme celle de Spengler ou celle de Toynbee, nous voyons qu'ils se sont demandé - ils ont pris culture après culture -  en somme, pourquoi à un certain moment cela ne marche plus, parce que c'est tout de même très intéressant. A un certain moment les gens se mettent à faire des bêtises, les hommes politiques, les dirigeants se mettent à faire des bêtises, qu'ils ne faisaient pas avant, et tout se passe comme s'il y avait un relâchement des tissus, on fait des bêtises de tous les côtés. Mais on observe en même temps qu'il y a une baisse de cette chose qui est très difficile à nommer. Bergson disait que la vocation de l'univers c'est de fabriquer des dieux, alors on peut dire qu'il y a chez l'homme une fonction déificatrice, n'est-ce pas, et alors à un moment, dans les civilisations différentes - ce n'est ni Spengler ni Toynbee qui disent çà, mais c'est ce que tout de même les investigations révèlent - à un certain moment la fonction déificatrice faiblit, comme une lampe dont la mèche est usée ; elle faiblit et il se passe cet ensemble de phénomènes, les choses vont moins bien ; donc cette fonction déificatrice est capitale, et pour parler d'une chose dont on ne peut pas parler, qui est extrêmement difficile à nommer, le terme de "sacré" convient, parce que c'est une chose qu'on n'arrive à définir qu'indirectement. Bataille avait même été plus loin, c'est une chose que je lui ai prise, il est arrivé jusqu'à la notion d'hétérogène. Il disait :"C'est quelque chose qui ne subit pas la commune mesure". Et en appliquant cela d'une manière tout à fait naturaliste, il arrivait à dire des choses assez frappantes pour des gens de notre âge ; par exemple, quand il parle des chefs fascistes, il dit dans son étude sur La Structure psychologique du fascisme - il ne le dit pas d'ailleurs, parce que c'est moi qui le voit à des choses qu'il dit - mais il s'étonne… Qu'est-ce qui est arrivé en Italie ? La classe dirigeante a fait faillite, elle n'a pas supporté le choc de la guerre, çà allait très mal, il y avait besoin qu'on remette les choses en ordre, les gens étaient furieux parce que çà allait de plus en plus mal ; l'oligarchie était en faillite, il fallait donc la changer… Mais on n'a pas du tout procédé rationnellement. Si vous prenez, par exemple, les restaurations françaises, le passage de la Restauration à la Monarchie de Juillet : le roi Charles X ne faisait pas l'affaire, on prend son cousin ; mais si vous prenez le cas du fascisme, vous voyez ceci, c'est que çà ne manquait pas de cousins, mais on aurait pris le duc d'Aoste, çà n'aurait rien fait, et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que c'est un homme du peuple, qui avait souffert tout ce que les gens avaient souffert pendant des années, qui sort , et il a un très bel entourage, un entourage supérieur. Mais tout de même, les gens qu'on a suivis, ce n'est pas d'Annunzio, qui est un grand poète, ce n'est pas Pirandello, qui est une merveille, c'est un homme du peuple - c'est ce que j'appelle dans Sociologie de la Révolution, la démocratie irrationnelle - c'est un homme dans lequel le peuple se reconnaît. Cà n'a pas duré longtemps, je ne fais pas l'apologie du fascisme, mais j'essaie d'expliquer une étincelle, n'est-ce pas. Ce que le duc d'Aoste ou un cousin de la famille royale, ou un parlementaire, monsieur Crispi ou monsieur Giolitti n'auraient pas pu faire, eh bien, un homme, un Italien comme les autres, sorti des tranchées, ayant été blessé… ayant fait une guerre modeste, représente les Italiens, les Italiens se sentent représentés. Donc, Bataille a eu l'intelligence de voir qu'il fallait trouver là une résurgence imprévue et assez singulière du sacré. Vous voyez où le sacré va se nicher.

 

     J.-J. Marchand :  J'aimerais que vous parliez un petit peu, quand même, de votre ancien camarade Pelorson qui tentait lui aussi, de faire cette revue où vous avez publié votre enquête.

 

     Monnerot -  Ah, çà c'est autre chose. Il y a des choses qu'on ne fait pas assez, qui seraient merveilleuses à faire, mais ce serait très difficile, c'est l'histoire d'une génération. Pelorson était un garçon brillant, il se rasait à l'Ecole Normale Supérieure, et il était allé comme boursier à Dublin. A Dublin, il pénètre dans le milieu de James Joyce, il connaît des gens comme çà, il n'a plus aucune envie de rentrer à l'Ecole, alors il ne rentre pas, il revient à Paris,  il fonde cette école bilingue, et il est journaliste à Paris-Midi; mais enfin je l'ai assez bien connu. Il faut connaître le ressort d'un homme ; le ressort chez lui a été, ne l'est plus, mais a été, l'ambition ; il était ambitieux. Eh bien, ce qui lui est arrivé n'est pas extraordinaire ; vous savez qu'en 40, après la défaite, il y a eu une sorte de vide… l'histoire a horreur du vide, alors dans ce vide des brillants jeunes gens se sont précipités ; Pelorson avait tout pour briller là-dedans, alors il s'est précipité ; je crois qu'il représentait le ministère de la jeunesse, du maréchal Pétain, en zone occupée ; là on ne se voyait plus, mais ce n'est pas extraordinaire. A la suite de cela, comme çà a eu des conséquences fâcheuses, qu'à la Libération il y a eu les bons et les mauvais, il était parmi les mauvais, çà… on n'y pouvait rien, et çà lui a fait une seconde vocation qui était de gagner de l'argent : il s'est dit :  "Puisque le pouvoir m'échappe…" Je ne sais pas si c'est très bien de dire cela.

 

     J.-J. Marchand :  Nous arrivons au début de la guerre de 1939, mais quelles sont vos conclusions personnelles sur l'état de notre civilisation et les hommes à la veille de cette guerre ?    

 

     Monnerot -  Eh bien, je pense que nous avons été dans le camp des vainqueurs en 14-18, mais il n'empêche que la France n'était pas à son meilleur. La France du XVIIIe et du XIXe siècles a été créatrice, mais les grands événements du XXe siècle n'ont pas été français ; nous avons évidemment eu une conduite magnifique pendant cette guerre de 14, mais les grands événements ont été la révolution russe, la montée des grandes puissances périphériques, comme disaient les anciens auteurs, c'est-à-dire les Etats-Unis et la Russie, et le déclin de l'Europe s'est poursuivi dans la victoire ; cela s'est vu dès la guerre, puisque, en somme, Wilson a imposé la paix. Wilson a empêché les alliés d'aller en Allemagne, il a interdit la victoire, les Allemands se sont adressés directement à lui. Il a dit : "Pas d'annexions, pas de conquêtes, la paix va régner sur le monde, et pour commencer donnons le bon exemple, dans cette guerre pas de conquêtes". Et nous avons une idée américaine qui a dominé ce que nous appelons notre après-guerre, c'est l'idée de la Société des Nations, c'est-à-dire l'idée des droits de l'homme portée au niveau collectif : les nations sont formées d'hommes qui ont tous des droits, toutes les nations ont droit à l'indépendance, et en somme, une idéologie s'est installée contre un système qui existait, un système qui avait existé depuis toujours, qui était malgré tout le système de Metternich revu par Bismark, et on nous imposait une paix idéologique, et pour comble, ceux qui nous ont imposé cette paix s'y dérobent, c'est-à-dire qu'on nous force à inventer la S.D.N. et les Etats-Unis s'en retirent, ils nous laissent nous débrouiller ; nous étions mal partis, parce que cette grande assemblée de nations n'en était plus une, c'était une assemblée des vainqueurs surveillée économiquement par les Etats-Unis, qui ne s'en mêlaient pas, mais qui tout de même, par leur force économique dominaient les choses ; alors le déclin de l'Europe était commencé dans les années 20.  Ce sont les Américains qui ont sauvé l'économie allemande, qui l'ont renflouée, et qui ont fait continuer à marcher la machine économique du monde; et cette machine économique du monde a eu un raté quand les Américains ont eu un raté, çà vient aussi de chez eux, c'est la crise de 1929.

 

     Donc il y a une question de génération ; les gens de ma génération ont été des fils de vainqueurs, c'est-à-dire que dans les années 20 c'était quelque chose d'être français ! Vous voyagiez sur la Transat, par exemple, tout le monde était… vous comprenez, c'était tout de même la grande nation, nous avons eu un regain de ce que les gens de la Révolution et de l'Empire appelaient la Grande Nation, et quelqu'un de très jeune est très sensible à ce déclin, j'ai senti qu'on n'était plus la Grande Nation. Dans les années 20, quand j'étais au lycée, étudiant, eh bien, Paris était illuminé toute la nuit, Paris était une grande métropole universelle ; les étrangers qui étaient à Paris, c'était des étrangers riches, vous comprenez, c'était tout de même la grandeur, dans ce qu'elle a de plus matériel… Et j'ai été très sensible au fait que nous n'avions pas du tout rafistolé nos institutions ; nous avions des institutions assez quelconques, tellement quelconques que, comme on avait besoin de faire marcher les choses, on a dû créer la fameuse procédure des décrets-lois, qui arrêtait tout, et qui permettait à un Président du Conseil de mener une politique pendant quelque temps, quelques mois… si tout allait bien quelques années ; donc nous avions un régime politique qui ne marchait que parce qu'il savait se mettre en panne lui-même pour faire marcher les choses ; sans quoi il ne marchait pas, ou très mal, et c'était le régime des crises ministérielles. J'ai vu des choses très choquantes : j'habitais quai de Bourbon, à quelques maisons de Léon Blum, et j'ai assisté à la chose suivante : pendant que l'Anschluss se faisait, pendant qu'Hitler se préparait à faire l'Anschluss et la faisait, c'est -à-dire faisait marcher les troupes allemandes sur Vienne, eh bien, à Paris, le ministère Chautemps qui n'avait pas été mis en minorité à l'Assemblée, s'était retiré de lui-même ; et j'ai vu tous les jours de ma fenêtre, des petites flaques de journalistes qui interrogeaient les gens qui sortaient de chez Léon Blum, qui était pressenti comme tous les personnages consulaires de l'époque, et ils n'ont formé un ministère que quand l'Anschluss a été faite et que les Anglais consultés ont dit : "On ne fait rien". Alors là, la France était en somme démissionnaire, parce qu'elle avait construit à Versailles un système extrêmement ambitieux, un système d'ailleurs qui ne tenait pas compte des possibilités réelles.

 

     Qu'est-ce qu'on avait fait, l'équipe Berthelot, le professeur Denis, etc… ? Ils avaient inséré l'Allemagne dans un réseau de puissances qui lui interdisait de bouger, et qui faisait échec à son dynamisme ; les aérodromes tchèques - les Tchèques marchaient avec nous la main dans la main - étaient à deux heures de Berlin ; nous contrôlions l'Allemagne qui ne pouvait rien faire ; or, l'Allemagne se met à desserrer les chaînes, et l'opinion française est très favorable au fait que l'Allemagne desserre un joug qui est en effet insupportable. Alors vous voyez d'ici la contradiction, parce que… c'est la contradiction des pères et des fils, et c'est çà que je n'aime pas beaucoup non plus chez les gens de maintenant, par exemple, tout ce qu'on dit sur la colonisation. Je me rappelle avoir, dans une assemblée universitaire, dit, d'une manière un peu vive à quelqu'un qui disait du mal de ce qu'avaient fait les Français au début du XXe siècle : "Monsieur, vous avez de la chance, vous vous croyez plus malin que votre grand-père, moi, je n'en suis pas sûr". En fait, il y a une désolidarisation des générations ; je ne dis pas qui a raison, qui a tort, mais les générations ne se sont pas comprises, et surtout, ce qui est capital dans la vie d'une culture, ne se sont pas continuées ; parce que ce n'était pas la peine de dresser un piège tel que l'Allemagne ne puisse pas déclencher un conflit, pour, au dernier moment, brusquement déboucler les chaînes et la laisser faire ; et c'est ce qu'on a fait, et c'est ce qu'ont fait ceux qui étaient censés être tout à fait contre, c'est à dire les gens de gauche :  depuis Albert Sarraut, ils ont, au dernier moment, défait ce qui avait été fait ; la France en somme s'est battue en grande partie elle-même ; elle a d'abord emporté - on peut dire de sa propre volonté - ses propres défenses, au sens le plus simplement et le plus sottement stratégique du mot, c'est-à-dire la Tchécoslovaquie, tout l'appareil qui enserrait l'Allemagne ; nous avons abandonné la Petite Entente, c'est-à-dire la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie.

 

     Notre politique a vacillé entre deux systèmes dont chacun était défendable : le système de Daladier qui était le pacte à quatre, très bien, l'Angleterre, la France, l'Allemagne et l'Italie, c'est l'Europe, et elles marchent ensemble, çà, c'est le pacte à quatre ; l'autre système, c'était le système de Versailles, l'Allemagne prise dans un étau et l'alliance de revers avec la Russie, qui n'avait d'ailleurs pas marché en 14-18, et qu'il aurait fallu renouer avec l'URSS, et il y a eu des velléités dans ce sens quand Laval a été voir Staline : Staline a dit qu'il ne mettait aucun obstacle au gouvernement français, enfin qu'aucun obstacle ne viendrait de son chef, ni des conseils qu'il pourrait donner à ceux qui le suivaient ; cette alliance de revers n'était pas… si vous voulez, elle n'était pas donnée. La politique française a donc oscillé entre le pacte à quatre de Daladier et cet autre système, très incertain, parce que des nations nouvelles étaient nées : l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, et ces nations étaient essentiellement anti-russes, parce qu'elles avaient fait partie de l'empire colonial de la Russie tzariste ; elles avaient conquis leur indépendance, qui n'était pas prévue dans le traité de Versailles, à la faveur des troubles de 1918-1919, profitant du fait que la Russie était mal avec les nations occidentales… Waldemaras en Lituanie, Pilsudski en Pologne, etc… Ces nations n'étaient donc pas pro-russes, et à plus forte raison pas pro-soviétiques.  Or, la mise à exécution du système de Versailles revu et corrigé, impliquait que ces nations s'entendent avec l'URSS, que tout le monde s'entende, que l'URSS aille au secours de ces nations contre l'Allemagne ; or ces nations ne savaient pas quel était l'ennemi le plus redoutable, si c'était la Russie ou si c'était l'Allemagne ; par conséquent ce système n'a pas marché. On a entrepris des pourparlers dans les deux sens, et dans les deux sens ils ont été également velléitaires. Ils l'ont été dans le sens du pacte à quatre, on n'a pas réussi cette alliance, on a été près de la réussir ; Jouvenel , le père de Bertrand s'y était adonné ; et l'autre système sous-estimait les réalités de Versailles, parce que les guerres et les paix sont toujours faites par les gens de la génération d'avant : le phénomène du communisme n'existait pas quand on a fait Versailles, tout au moins il n'était pas apparu dans son ampleur, l'alliance de revers avec la Russie n'avait plus le même sens qu'en 17-18, parce que la Russie rayonnait d'un potentiel nouveau tout à fait imprévu qui bousculait tous ces préparatifs. Par conséquent la politique française et d'ailleurs la politique anglaise, mais plus prudemment, parce que les Anglais voient les choses de plus loin, étaient la politique du désarroi : nous n'avons pas eu de politique.     Ceux qui observaient les choses à l'époque, les gens comme moi, s'en sont bien rendu compte. Plusieurs politiques étaient possibles, je dis possibles , c'est-à-dire qu'il était possible de les essayer, mais aucune n'a même été essayée sérieusement. Alors les gens se sont passionnés pour des choses comme les congés payés  -  qui étaient des broutilles en réalité. Et de plus la politique économique était très mauvaise parce que, ou on préparait la guerre ou on ne la préparait pas. Rappelez-vous Léon Blum : "Faisons à la fois la dévaluation, et l'augmentation des salaires", alors que c'était l'un ou l'autre… Les intellectuels faisaient des revues pendant ce temps-là ; nous voyions avec peine que la situation se dégradait ; nous avions une grande armée, très respectée, l'armée française on y croyait, enfin on y croyait plus ou moins… Par conséquent, on a vu les années trente arriver sous de très mauvais auspices. Il y avait aussi la méconnaissance de ce dynamisme qui existait en Allemagne, dont on pensait qu'il existait en Italie, que nous n'avions pas, et vraiment il était impossible à un jeune homme convenablement instruit de se rallier sans problème à une de ces solutions. Ou bien alors - et cela relève plus ou moins de ce qu'on appelle les religions séculières - on pouvait dire : "J'adhère au parti communiste, ce qu'on me dira de faire je le ferai", c'est plutôt être croyant, c'est comme l'Islam ; évidemment, çà a eu beaucoup de succès, en ce sens que çà débarrasse les gens de leurs problèmeS.

 

      J.-J. Marchand -  Ainsi donc la guerre éclate, mais les hommes en face de la guerre ? D'abord, quelle est votre expérience justement ?

 

      Monnerot -  On m'a mis dans l'encadrement métropolitain du 2ème R.T.A., deuxième régiment de tirailleurs algériens ; mais d'abord on m'a envoyé dans le Cher comme sergent pour instruire des récupérés. Bon, j'ai fait çà, puis, au début de juin 40, on nous a envoyés en renfort vers Troyes, mais il était trop tard, et dans un lieu qui s'appelle Saint-Florentin, c'est entre Nancy et Dijon, nous étions mitraillés par des avions et le train s'est arrêté en rase campagne, il ne pouvait plus continuer ; nous avons été dans un petit bois, et le petit bois était canardé par les Allemands ; alors là, j'ai fait une expérience, parce que, à ce moment-là on se dit, non pas :  "Est-ce que j'aurai peur ?" parce que tout homme a peur, mais : "Quel est l'effet de la peur sur moi ?" Parce que, en somme, si l'instruction militaire est faite pour que vous agissiez ayant peur comme si vous n'aviez pas peur, alors il s'agit de faire les gestes automatiques qu'on vous a appris. J'ai été dans le petit bois en me demandant comment j'allais tenir le coup, très ennuyé sur moi-même, et là j'ai été un peu soulagé parce que il y avait des petites branches d'arbres qui volaient, et je demande à un camarade : "Qu'est-ce qui les fait voler ces petites branches d'arbres ?"Il me dit : "C'est des types qui nous tirent dessus à la mitrailleuse", et çà ne m'a pas beaucoup ému… mais alors, on ne nous avait pas distribué de munitions, nous avions des armes et nous ne pouvions même pas riposter. Nous avons été sauvés par des types de la S.N.C.F. qui ont parcouru une étendue de blé, une étendue plate, pour nous dire : "Il y a encore un train pour Dijon, vous pouvez le prendre" ; nous y sommes allés, et nous sommes arrivés en gare de Dijon pour assister au bombardement de la gare de Dijon ;  les Allemands nous tiraient dessus, on ne faisait rien… Mais l'expérience fâcheuse que j'ai eue, ce que je n'ai jamais digéré, c'est de voir qu'on ne nous avait pas donné les moyens de riposter dans ce petit bois. C'est comme si on m'avait frappé au visage. C'est une chose banale quand on dit : "Nous avons été trahis", mais j'ai eu une impression pire : ce n'était pas sérieux.

 

     Nous avons poursuivi notre repli, Lyon, Vienne ; à Vienne, le capitaine nous a dit :" Le dépôt de tirailleurs est à Avignon, nous n'avons plus d'intendance, rendez-vous à Avignon", et c'est à Avignon qu'on a terminé la guerre dans le dépôt des tirailleurs… Mon frère cadet qui préparait une thèse de droit international a été tué le 15 juin 40 à Rembercourt-aux-Pots dans la Meuse - c'était un saillant de l'armée française - il appartenait au 21ème régiment d'infanterie coloniale, qui a été décimé, le colonel est mort, le commandant était un Vidal-Lablache des Atlas qu'on avait quand on était petits. Et mon plus jeune frère qui était étudiant en médecine a été prisonnier, et s'est évadé, il a été démobilisé en zone libre.

 

 J.-J. Marchand -  Vous êtes donc démobilisé en Avignon et que faites-vous alors ?

 

Monnerot -   Alors ici entre un personnage qui a été beaucoup pour moi, c'est le frère de ma femme, nous sommes entrés dans la résistance ensemble. Lui, il était à Dunkerque. Il avait été rapatrié par les Anglais . Il avait une maison en zone libre à Evian, sur la route d'Abondance qui domine le lac Léman ; j'y ai été et je l'ai attendu ; notre premier travail a été de retrouver nos frères. Ma femme a un autre frère dont on était sans nouvelles qui avait fait son service à Saumur, mais il avait demandé l'aviation et  il était dans une école d'aviateurs à Dinard. On nous a répondu finalement qu'"il était parti de sa propre initiative vers une destination inconnue"… Il avait pris un bateau polonais, du côté de Bayonne, le même que Maurice Schuman. Donc il était allé avec de Gaulle, il a pris part à l'histoire de Dakar, etc… Mon frère, c'est plus tard à Paris que j'ai retrouvé un de ses camarades qui m'a dit  qu'il était tombé dans un lieu qui pouvait se situer au périmètre de quatre communes, j'ai écrit aux quatre maires et le quatrième m'a dit : "Il est bien tombé là", à Rembercourt - aux - Pots, dans la Meuse, dans un cimetière militaire : ceux de 40 s'étaient battus dans le cimetière où ceux de 14 étaient enterrés.

 

     Avec mon beau-frère qui faisait une thèse de génétique au Muséum, il y avait pour nous deux solutions : passer en Angleterre ou bien essayer de faire quelque chose en France. Alors on a essayé par la Suisse, un ami nous a dit :"Vous risquez de vous faire interner pour commencer" ; çà ne nous disait rien du tout, et nous avons gagné dans les environs de Paris l'entreprise agricole familiale dont normalement mon autre beau-frère aurait dû s'occuper. Alors voilà, j'ai donc regagné la zone occupée en octobre, où nous avons immédiatement été recrutés par un des professeurs de mon beau-frère qui s'appelait Guadet, qui avait été son professeur de mathématiques au lycée Hoche à Versailles. C'était un peu la noblesse républicaine, il descendait du fameux girondin, enfin pas directement, et c'était le beau-frère du professeur Carnot. Il avait des relations en Angleterre, et il a voulu commencer tout de suite à continuer la guerre; alors il nous a embarqués dans un réseau qui s'est plus tard appelé "Ceux de la Libération", et à ce moment-là nous servions d'intermédiaires. Il y avait des choses qui nous passaient entre les mains, quelquefois très intéressantes, comme la carte complète des aérodromes allemands existant en France, qu'ils avaient réussi à chiper et qu'ils faisaient passer de l'autre côté.

 

     J.-J. Marchand -  Et vous vous occupiez de l'exploitation agricole ?

 

     Monnerot - Un minimum. Et là, j'ai beaucoup travaillé, j'avais encore des amis à l'Ecole Normale Supérieure, et ailleurs, qui empruntaient des livres pour moi. De temps en temps j'avais un coup de téléphone de Paris et je devais venir pour faire quelque chose, par exemple porter des valises extrêmement lourdes dans un métro plein d'Allemands sans savoir ce qu'il y avait dedans ; ce qui était important c'était de ne pas savoir ce qu'on faisait parce que comme çà, çà ne risquait rien… Beaucoup de gens n'avaient pas de quoi manger ; j'ai été à Paris pour chercher les amis qui pouvaient avoir besoin de pommes de terre ou ce genre de chose… C'est comme çà que j'ai renoué avec Bataille en 42 ; j'ai été le voir, parce que j'avais rompu ; il a été très content de me voir… J'ai aussi revu Char… en Provence ;  c'est assez tard… quand il y a eu les premiers maquis… des garçons qui ne voulaient pas aller au service de travail obligatoire en Allemagne, sont venus nous voir -  notre chef, c'était Coquoin, neveu de Guadet, il était chef de travaux à la Faculté de Médecine, il a été tué quand les Allemands sont venus l'arrêter, parce qu'il en a tué deux ou trois, alors il est resté sur le carreau - Coquoin m'avait dit : "Allez voir vos relations dans le Midi", pour voir si on pouvait placer quelques garçons. Je descends donc dans le Sud, un voyage invraisemblable, vous savez, il y avait des gens jusque sur les roues des trains, et j'en profite, d'ailleurs, pour aller voir Bataille à Vézelay, intermède qui n'était pas dans ma mission, je passe quelques jours avec lui, et je continue sur Marseille. Les Allemands occupaient les deux zones, mais j'étais tranquille, j'avais un excellent vrai-faux passeport, et les Allemands qui vérifiaient les papiers dans le train, s'intéressaient uniquement à la véracité des papiers. Il y avait un garçon à côté de nous qui avait les mains tremblantes et qui a laissé tomber son passeport trois fois, l'Allemand l'a ramassé, a vérifié que le cachet était bon et ne lui a rien dit ; un Français aurait fait le psychologue, il aurait dit : "Venez donc avec moi". Les Allemands étaient disciplinés. Alors, j'arrive sans encombre, je prends le car pour Céreste, où Char dirigeait son maquis ; c'était très bien fait, le mot "maquis" est trompeur, en fait les gens étaient dissimulés dans des tas de petites maisons entre Céreste, Manosque et tout ce coin-là, et on ne voyait rien du tout… Mais alors, quelle ne fut pas ma surprise quand, arrivant à Céreste, je suis cueilli par les gendarmes, des gendarmes français qui m'encadrent, je me dis :"Le pépin est arrivé", et ils m'amènent jusqu'à Char qui m'attendait, parce que les gendarmes étaient dans le coup aussi. De sorte que j'ai accompli ma mission. Nous avons passé quelques bons jours, et puis je suis rentré. Char lui-même devait partir peu de temps après parce qu'on avait besoin de guides connaissant bien la région, en prévision du débarquement dans le Sud-Est.

 

      Je suis donc rentré, alors là, çà a été la crise : mon beau-frère a été arrêté, en même temps notre réseau a été complètement démantelé et j'ai dû changer de domicile, et comme un malheur n'arrive jamais seul… J'avais rencontré Cartier-Bresson, vous savez le photographe, lui, il était prisonnier évadé, il m'a dit : "Mais c'est très simple, vous venez chez moi et je viens chez vous, on ne nous connaît pas, etc…" Alors je vais habiter chez lui, il n'habitait pas loin d'où habitait Aragon, rue de la Sourdière, derrière le Palais-Royal. Et là il m'arrive un vrai pépin, j'ai été empoisonné par le gaz d'éclairage parce qu'il y avait un chauffe-bain qui fuyait ; je me suis évanoui deux fois avant d'arriver jusqu' au téléphone , et alors arrivent des choses merveilleuses : j'ai un ami Médecin des Hôpitaux qui m'a envoyé une ambulance avec deux de ses internes, dont l'un avait pour mission de distraire la concierge, et l'autre m'a descendu dans l'escalier comme il a pu. Vous voyez les souvenirs de guerre ne sont pas toujours glorieux. J'ai été très malade, j'ai eu une hémorragie interne, et cela m'a vraiment assombri parce que cela s'est passé au début de 44, et j'avais l'intention de prendre part au dernier acte, et çà, je n'ai pas pu, en 44-45, j'ai été forcé de me soigner, de me resoigner.                                                                                       

 

     J.-J. Marchand -  Pendant ces années, vous avez beaucoup travaillé… Quels sont les livres que vous aviez écrits ?

 

     Monnerot -  En fait, je n'ai voulu écrire qu'un livre, et tout ce que j'ai écrit, çà a été des morceaux tombés de ce livre ; j'ai voulu faire un livre sur l'histoire, un livre sur la signification de l'histoire, et alors naturellement je me suis lancé dans de vastes lectures, et finalement le premier livre que j'ai écrit, c'est La Poésie moderne et le Sacré. Je me suis souvenu d'une chose : Breton avait écrit dans le premier Manifeste du Surréalisme : "Quiconque quitte le surréalisme nous doit des comptes", alors je me dis : "Bon, je vais…" Seulement en faisant le livre, j'ai vu que, au fond, je ne rendais pas du tout des comptes à Breton, j'essayais de m'expliquer à moi-même pourquoi cette chose m'avait passionné. Donc j'ai écrit cela, et ensuite le petit livre sur la méthode, Les Faits sociaux ne sont pas des choses… Et, chose curieuse, je n'avais pas l'intention d'écrire Sociologie du Communisme, c'est vraiment une pièce détachée de ce grand livre : quand j'ai vu ce qu'on appelle "le coup de Prague", j'ai dit : "Cà y est, c'est sérieux". C'était sérieux parce que çà tombait comme un château de cartes, il restait l'Autriche, et puis après c'était fini… Je me suis dit : "Il faut tout de même alerter les gens, et on peut essayer de les alerter par une étude sans égards, comme une description sans égards de ce qui nous est sans doute réservé". Alors j'ai écrit ce livre, qui m'a valu beaucoup d'ennemis. Comme dit Gracq très gentiment : "Beaucoup d'ennemis, beaucoup d'honneur", il paraît que c'est un proverbe allemand.

 

     J.-J. Marchand -  …La Poésie moderne et le Sacré s'ouvre évidemment comme une critique, une critique d'ailleurs fort aimable, mais enfin très acérée quand même, du surréalisme, et ensuite comment le définiriez-vous, comment s'oriente ce livre ?

 

    Monnerot -  Eh bien, je le disais au début de notre entretien, ils n'ont pas eu conscience de ce qu'ils ont été, de ce qu'ils ont fait ; c'est ce que Sorel explique dans La Ruine du Monde Antique ou dans un autre livre, Le Système historique de Renan ; il explique que les gens, le premier milieu d'où est sorti le christianisme, n'avaient pas du tout conscience de ce qu'ils faisaient ; c'était des gens qui étaient complètement dégoûtés du monde où ils vivaient et qui avaient une très, très grande aspiration vers autre chose, et qui ont commencé à aller dans ce sens-là, et le reste est arrivé. Alors j'ai l'impression que ce que les surréalistes ont de très remarquable, ils ne l'ont pas fait exprès, et d'ailleurs, dans la poésie occidentale, dès le XIXe siècle, s'annonce quelque chose qui dépasse complètement la littérature, enfin vous avez Novalis, vous avez Hölderlin : visiblement ces gens veulent aller plus loin, cela ne les satisfait pas du tout d'écrire des lignes inégales pour les amateurs qui trouvent çà très bien et qui en parleront dans les salons… Oui, ils ont rôdé autour du sacré et ils se sont arrêtés à la poésie, ils n'ont pas été plus loin que la poésie, mais vraiment c'est une poésie limite ; on voit, il y a des espèces de flamboiements, enfin il y a des lueurs, vous savez, comme Victor Hugo dit de Virgile : "Le vers porte à sa cime une lueur étrange". Ils n'aimaient pas la littérature, ils en disaient beaucoup de mal et ils n'ont pas réussi à en sortir.

 

    J.-J. Marchand -  Passons donc aux Faits sociaux ne sont pas des choses, parlez-nous de ce livre qui est écrit à l'origine, non pas tellement contre Durkheim mais contre certains de ses disciples les plus…

 

    Monnerot -  Non, en fait c'est beaucoup plus simple que çà ; comme je voulais me lancer dans une chose que je trouvais assez vaste, j'ai voulu m'assurer du point de vue de la méthode, j'ai voulu me demander ce que je faisais, et donc qu'était cette discipline que j'abordais, en somme, et j'ai trouvé que justement - alors là aussi je me suis heurté à l'Université officielle - j'ai trouvé que dans l'Université française on avait fait une toute petite chose,  c'était de la politique universitaire : on avait créé des chaires de sociologie, et pour créer des chaires de sociologie, il fallait que ce ne fussent ni des historiens, ni des philosophes, ni autre chose, et finalement ils s'interdisaient, c'est absolument monstrueux, ils s'interdisaient l'histoire. Or, ce que j'appelle sociologie, c'est fondé sur la comparaison, c'est du comparatisme historique, c'est d'extraire des notions des comparaisons historiques. Ils s'interdisaient d'une part le comparatisme, ils s'interdisaient d'autre part ce qu'on appelle le recours au vécu, ce que les Allemands appellent verstehen, c'est-à-dire la compréhension directe ; on a compréhension directe de la colère parce que  quand on a quelqu'un en colère devant soi, on comprend bien ce que c'est ; c'est d'ailleurs une connaissance faillible : par exemple, je crois que c'est un éthologue qui a montré, avec des dessins qui sont très jolis, que le chameau a l'air méprisant , parce qu'il a la bouche qui fait çà, or c'est une disposition anatomique, et le chameau n'est pas, il n'y a aucune raison de dire qu'il soit méprisant ; donc on peut se tromper sur un homme qui a une disposition anatomique de ce genre et qui n'est pas méprisant du tout, et dire : "Tiens, je "comprends" qu'il est méprisant". Donc la "compréhension" dite directe, qui recourt au vécu, est une compréhension faillible, alors c'est là que nous allons vraiment dans la discipline inexacte, parce que là, çà fait une place à l'esprit de finesse : il faut savoir quand c'est vraiment çà et quand ce n'est pas vraiment çà. La sociologie française, en plus, ignorait complètement - alors c'est tout à fait scandaleux - tous les grands sociologues : d'une part, elle ignorait Pareto et l'école italienne, et elle ignorait Max Weber, qui a été, je crois, traduit en Français en 1974 ; j'avais lu cela en allemand et en anglais dans les années 30. Donc c'était vraiment une histoire de boutique. Alors avec les fameuses règles de Durkheim, vous savez, "un fait psychologique ne peut pas être la cause d'un fait sociologique, il y a quatre règles inapplicables… Je les ai appelées très sévèrement dans Intelligence de la Politique, des règles abortives : "Si vous voulez avoir une sociologie qui avorte, appliquez ces règles". Naturellement , cela n'a pas fait plaisir… parce que, il avait installé dans les chaires ses disciples, qui se passaient le flambeau, et donc j'étais considéré, je ne sais pas, comme un voyou. Surtout qu'il y avait un chapitre qui indignait particulièrement Monsieur Davy, qui était intitulé : "Congé motivé aux règles de la méthode sociologique", alors il a levé au ciel ses petits bras : "Vous vous rendez compte, "congé motivé", c'est infâme !" Evidemment, c'est un petit peu désinvolte.

 

    J.-J. Marchand -  A la même époque, il y a une chose à laquelle vous avez participé, c'est l'histoire du premier Critique, c'est-à-dire qu'il y a eu une première revue Critique qui s'est interrompue et ensuite vous n'y avez plus participé du tout… vous nous racontez l'histoire du premier Critique ?

 

    Monnerot -  Oui, alors il est difficile de dire de Bataille autant de bien que je voudrais qu'on en dise, parce que… il est venu me chercher pour me dire : "Je vais faire une revue". C'est entièrement lui qui a inventé la formule de la revue et la revue elle-même, et il s'était mis dans la tête qu'il ne pouvait pas le faire sans moi, "alors il faut absolument que vous m'aidiez" ; j'ai dit oui et on a donc fait cette revue, j'envoyais mes contributions, j'ai répondu à toutes les questions qu'il me posait… Il y a deux causes à notre seconde rupture. La première cause c'est un article que j'avais fait, que j'ai republié dans Inquisitions, un article sur Bataille, et… il avait un peu raison parce que j'avais l'air de le considérer, en l'admirant beaucoup, comme un phénomène un peu pittoresque… il n'a pas aimé; mais la deuxième est la plus importante, c'est qu'il se mettait lui-même d'ailleurs, très subjectivement, dans des situations un peu extraordinaires, car il voulait faire, disons-le avec le sourire obligé, un peu "jeune résistance", alors çà, c'était moi, et il voulait aussi ne pas déplaire aux communistes, alors çà, ce n'était pas moi ; il cherchait donc sa voie dans cet étroit sentier ; enfin, cela pouvait marcher , en 1944, parce que tout le monde était allié, mais alors, comme il y a eu tout de même une véritable, enfin une sorte de domination sinistroïde et communisante à ce moment-là, Bataille, je ne sais pas exactement pourquoi d'ailleurs, parce que je n'ai pas suivi très bien son passé entre 40 et 44, voulait beaucoup plaire à ces gens-là, tandis que moi je ne m'en souciais pas, je n'avais aucune raison de leur plaire… et alors je lui ai posé des problèmes. Il s'était affublé de monsieur Eric Weil qui le surveillait attentivement de ce point de vue-là, c'était son directeur de conscience, si j'ose ainsi parler, et ce que j'appellerai ma liberté de propos, qui n'est simplement qu'une liberté de type descriptif, vous comprenez, pour moi, il n'y avait pas une histoire sainte et une histoire profane, et ma foi, il y avait des choses que je disais qui n'étaient pas très plaisantes. Je me rappelle - c'est une parenthèse, mais elle est nécessaire : quand Sartre et Michel Leiris - ils m'avaient invité à la Rhumerie martiniquaise - m'ont demandé de collaborer aux Temps Modernes, et j'aurais dit oui, j'ai proposé un article - çà date absolument - sur le fait que l'armée soviétique soit arrivée aux portes de Varsovie et qu'elle ait laissé massacrer les Polonais par les Allemands avant d'entrer dans Varsovie : "Si vous voulez un article là-dessus, je vous le fais pour après-demain" ; alors après, il y a eu les politesses d'usage, mais ma collaboration n'a pas vu le jour.

 

     Bataille était moins engagé que Sartre ; tout de même il ne voulait pas déplaire. On a eu une scène absolument inouïe, donc qui m'a beaucoup frappé : je lui disais - parce que je parlais très librement - on se raccompagnait beaucoup, il habitait sur la rive gauche du côté de la rue de l'Université, et moi dans l'Ile Saint-Louis, il y avait beaucoup moins de voitures que maintenant, on se raccompagnait en parlant - alors je lui dis : "Voilà, j'ai un livre que je suis en train de faire qui s'appelle : Echec d'une tentative religieuse au XXe siècle, c'est l'histoire de la tentative communiste". C'était très prétentieux parce qu'on ne pouvait pas dire en 1948 qu'elle avait échoué, et je n'ai pu employer ce titre que j'avais trouvé  dans les années 40 qu'à la réédition de 1979, parce que là je pensais qu'elle avait échoué. Alors Bataille - je le vois encore sur la place Notre-Dame, il se dresse et me dit :"Si vous faites çà, nous n'avons plus rien de commun !" Je ne le prenais pas très au sérieux, je n'ai pas fait très attention, j'ai continué à collaborer à Critique, mais alors, c'était vrai ! Et quand j'ai publié cet écrit scandaleux, Sociologie du Communisme, Bataille s'est enfui avec horreur, la seule évocation de mon nom le faisait frissonner, j'avais fait une chose abominable… Il m'a étonné parce que je crois qu'il exagérait beaucoup les choses, il exagérait le danger. Je l'ai donc aidé pour Critique, mais comme il rencontrait des difficultés avec ses éditeurs, il a fini par se faire subventionner par le CNRS. Au CNRS, il y avait des communistes à tous les étages, alors là, la question de Monnerot ne se posait plus.

 

    J.-J. Marchand -  Mais cette Sociologie du Communisme, parue en 1949, a été vraiment de circonstance, elle est entrée dans la réalité, je voudrais que vous nous en parliez, et en particulier du parallèle qu'il y a avec l'Islam, qui rend le livre aujourd'hui même si frappant bien que l'ordre des termes se soit inversé, et aujourd'hui c'est l'Islam…

 

    Monnerot -  Oui, vous savez, on dit que les Français n'aiment pas la géographie, mais ils n'adorent pas l'histoire non plus ; même les programmes de l'agrégation sont sur des questions limitées ; il y a des choses dont les gens n'ont jamais entendu parler, alors tout simplement le gros des Français ne connaissaient pas l'histoire de l'Islam, ils ne savaient pas que si on prenait les types d'une religion conquérante, conquérante de territoires, qui soit à la fois une religion et un empire, où le spirituel et le temporel ne sont qu'un, il n'y a qu'un exemple dans l'histoire, c'est celui de l'Islam, et la notion de Dieu n'est pas obligatoire dans çà : il s'agit d'hommes mus par un dynamisme, par un absolutisme religieux, d'hommes désireux de se dépasser, qui cherchent des limites, qui ne connaissent pas leurs limites, pour qui le monde n'est pas assez grand, et ce  qu'ils veulent répandre, ce qu'ils veulent étendre, cela peut être aussi bien leur pensée, un type de pensée, ce qu'on appelle aujourd'hui une idéologie, ce qui est assez dégradé, mais enfin un message, comme on disait avant.  Ici, je suis forcé de revenir à une question de méthode : en histoire, quand on emploie un concept pour la première fois, il doit beaucoup au fait historique qui a permis de l'exprimer pour la première fois ; alors l'Islam donne un modèle parfait de ce genre de chose ; il s'agit en somme de hordes de nomades pour qui il n'y a pas de distinction entre le commandement prophétique et le commandement temporel, et à qui tout est promis parce qu'ils ont ce que nous appellerions dans notre langage occidental, raison, parce que le monde leur est promis, et la raison qu'ils se donnent c'est que "Ainsi Allah le veut", mais dans la descriptive de méthode, Allah n'est pas indispensable ; vous pouvez très bien imaginer des gens qui ont raison, qui veulent soumettre le monde entier à leur argumentation, et qui vont jusqu'au bout, et qui ne doutent pas du fait que puisqu'ils ont raison, si vous vous opposez à eux, vous avez tort, et ce phénomène naturellement, sur le plan du concept, entre en collision avec la pensée occidentale ; la pensée occidentale n'admet pas ce qui doit entraîner la suppression intellectuelle, voire physique du réfractaire à la vérité… la pensée occidentale qui culmine en somme avec Nietzsche, admet une sorte de pluralisme et de perspectivisme - c'est d'ailleurs la lignée intellectuelle à laquelle on peut me rattacher. Par conséquent, je suis par rapport à ces gens-là comme je serais par rapport à des gens qui me forceraient vraiment, sous la menace, de consommer un plat que je n'aime pas, je dirais : "Ecoutez, non, je n'en mange pas".

 

    J.-J. Marchand :  Il y a aussi dans ce livre un aspect, à un certain moment vous annoncez, mais peut-être pour dans cent ou deux cents ans, la venue d'une ère des Césars, est-ce que vous maintenez ce… ?

 

    Monnerot :  Ah! c'est pas moi, c'est Spengler !

 

    J.-J. Marchand :  Mais enfin vous en parlez comme d'une possibilité ?

 

    Monnerot :  C'est pas moi, c'est Spengler, et au fond, je ne serais pas du tout affirmatif là-dessus. Je pense que nos systèmes… par exemple le système par lequel, sur lequel nous vivons, est caduc, mais ce sont les faits qui vont le prouver ; parce que, qu'est-ce que c'est un système politique ? qu'est-ce que c'est un système de gouvernement ? C'est un système qui doit être adapté aux situations et aux processus que nous vivons ; du moment qu'il y a des inadaptations, du moment que çà ne marche pas, eh bien, il faut changer, il faut arranger le système ou en changer. Je pense que Spengler, lui, était tenté par une analogie, l'analogie de l'Empire, mais çà ne va pas tout à fait comme il pensait ; il pensait qu'on va vers des empires multinationaux comme était l'Empire Romain, et après cela il faut que ce monde hétérogène, pour ne pas sombrer dans le chaos, soit dirigé, c'est ce qu'il appelle le césarisme informe. Il y a des gens, comme les derniers empereurs romains, qui sont très méconnus, qui se donnaient un mal fou, qui étaient des pilotes dans un bateau ingouvernable, et qui sont morts à la tâche, enfin des gens comme Dioclétien !… D'ailleurs Ferdinand Lot dans son livre La Fin du Monde Antique, le dit :"Ce sont des surhommes", ce sont des bourreaux de travail, des gens qui travaillaient pour l'Empire… et alors Spengler pense que dans l'avenir nous verrons des espèces de super-fonctionnaires de l'Humanité se mettre à la tête des choses pour les faire marcher, et moi je n'en dis pas tant.

 

     J.-J. Marchand -  Alors que l'immense majorité des intellectuels va dans le sens d'un crypto-communisme, quelques-uns mêmes adhèrent au parti, vous, vous faites partie d'un petit groupe d'intellectuels qui, autour d'une petite revue, se rallient au général de Gaulle, et çà j'aimerais que vous nous expliquiez…

 

     Monnerot -  Vous inversez l'ordre des opérations, parce que si vous voulez parler de Liberté de l'Esprit, çà a existé après le RPF [Rassemblement du Peuple Français] ; il y a eu d'abord le RPF, et puis on s'est dit : "Mais nous avons des gens qui sont très capables d'écrire, pourquoi laisser à ceux d'en face le monopole ?" Et nous avons fait cette revue. Mais pour moi, tout cela c'est limpide et très simple, c'était la suite de la résistance ; vous comprenez, on en avait assez vu, au point où on en était, on ne voulait ni des Américains ni des Russes, on aurait continué jusqu'au bout ; le général de Gaulle est venu et il a dit que l'affaire n'était pas finie quand il a dit : "Les Russes sont à deux étapes du Tour de France", enfin en Autriche, et donc : "vous qui étiez mobilisés, eh bien, restez-le"… Parce que, en réalité, nous n'avions pas gagné la guerre ; mais, en fait, nous n'étions pas tombés dans la corbeille russe ; au fond c'est assez simple, vous comprenez, c'est le bon sens, je savais bien - vous voyez ce qui s'est passé en Corée - que si les Russes avaient voulu aller sérieusement jusqu'à l'Atlantique, Truman aurait fait la guerre, et que, comme personne ne la voulait, et surtout pas Staline, il n'y aurait donc pas de guerre ; alors ce n'était pas la peine que les intellectuels communistes - je ne parle pas des purs idéalistes, ceux-là il faut les saluer et passer - rêvent d'un lendemain qui n'existerait pas, qui n'existera pas et qui n'a pas existé.

 

     J.-J. Marchand -  Mais cependant vous écrivez La Guerre en question. Parlez-nous de La Guerre en question.

 

     Monnerot -  C'est toujours un peu par hasard que les choses arrivent. Sociologie du Communisme avait été critiqué, surtout dans le milieu catholique de gauche, d'une manière un peu tendancieuse ; ils m'ont dit : "C'est très gentil , c'est bien cette description, c'est pas mal, il y a beaucoup de choses intéressantes, mais enfin, vous ne nous dites pas quoi faire, faut pas aller leur faire la guerre aux communistes, faudrait être méchant avec eux, alors à quoi servent ces six cents pages, que peut-on faire ?" Il y avait donc la question du "Que faire ?" Ensuite, un éditeur anglais, m'a ressorti la même objection, il m'a dit : "Il manque une conclusion à votre livre, une sorte de "Que faire ?" Alors j'ai écrit La Guerre en question, qui a eu une destinée assez curieuse parce que le général Béthouart est tombé sur ce livre, çà l'a beaucoup intéressé, il rencontre Bénouville à un dîner et lui dit : "Je viens de lire quelque chose qui sort de l'ordinaire, l'auteur s'appelle Monnerot". Alors Bénouville : "Mais c'est un ami, je suis avec lui au RPF", et le général Béthouart dit :" Il faudrait absolument qu'il fasse des conférences à l'Ecole de Guerre, parce que nos officiers n'ont pas la moindre idée de tout çà, et çà leur ouvrirait un peu l'esprit"… Le général de La Chapelle qui était le directeur de l'Ecole Supérieure de Guerre à ce moment-là, m'a envoyé le colonel directeur des études, et on a mis au point un cycle de conférences sur ce qu'on appelle l'"action psychologique". Les gens pensaient que l'habileté en matière  de guerre psychologique qu'on avait remarquée chez certains communistes, était inhérente à leur doctrine, et moi je savais bien qu'il n'en était rien, qu'il s'agissait d'une manipulatoire psychologique qu'on pouvait accoler à n'importe quelle doctrine, mais qui n'était pas indissociable de celle-là, donc cela pouvait faire l'objet d'une discipline, disons, en somme, enseignable… Et donc j'ai fait des conférences à l'Ecole de Guerre, que de Gaulle m'a enlevées en 58.

 

     J.-J. Marchand :  Est-ce qu'on ne pourrait pas dire comme vous l'avez dit ,d'ailleurs, tout à l'heure, que le sens général de La Guerre en question, c'est : la guerre est tout à fait possible mais très improbable ?

 

     Monnerot :  Non ; j'ai montré, mais c'est surtout en étudiant la guerre de 14, et bien d'autres l'ont fait aussi, que de pareilles absurdités peuvent difficilement se renouveler, parce que ce qui est arrivé pendant la guerre de 14, c'était que, avec le système d'alliances quasi automatiques, des blocs entiers de nations entraient dans une guerre sans que chacune des nations composantes ait un  intérêt suffisant à y entrer, et c'était donc tout de même tellement grossier, que cela ne pouvait pas vraiment se reproduire sous cette forme. Et les communistes, du fait de leur histoire même, qui comporte une large part de clandestinité et de conspiration - c'étaient des conspirateurs parvenus au pouvoir- avaient une expérience qu'ils ont transposée assez facilement dans la propagande… et tout simplement d'ailleurs, c'est de la pédagogie : révolutionnaires profesionnels, ils ont créé  des révolutionnaires professionnels, et çà n'était ni une question de doctrine, ni une question de nationalité ; par conséquent on pouvait,  on peut, faire la guerre psychologique, on peut faire ce que j'appelle la "guerre Protée" - je vous ai fait tenir un texte sur ce sujet que j'ai fait pour l'Association des Hautes Etudes de la Défense Nationale - en dehors d'une doctrine ferme.

 

     J.-J. Marchand : C'est vers cette époque que commence en même temps la guerre d'Indochine, et il y a eu à ce moment-là trois types de réaction, c'est-à-dire des gens qui ont été systématiquement pour la décolonisation faite dans n'importe quelles conditions parce que c'était une nécessité morale pour eux ; il y a eu ceux qui ont dit que la décolonisation était une espèce de nécessité physique parce que la France n'était plus en état de se maintenir dans ces pays, et puis il y a ceux qui ont dit que le pouvoir Vietcong, par exemple, serait bien plus oppressif que le colonisateur français, et je crois que c'est dans les deux dernières catégories que vous vous situiez, en gros, ou entre ces deux dernières catégories ; alors voudriez-vous nous expliquer quelle était votre position exactement et pourquoi vous n'avez pas, finalement été suivi, alors que maintenant tout le monde aurait tendance à vous donner raison, quand on a vu ce qui s'est passé en Indochine ensuite ?

 

     Monnerot :  Mais je ne vois pas en quoi je n'ai pas été suivi parce qu'en fait, nous n'avions pas de doctrine au R.P.F., comme nous n'avions pas de politique avant la guerre ; çà a continué, c'est-à-dire qu'on ne savait pas quoi faire ; ce que le général de Gaulle ne voulait pas, c'était céder soit devant les Anglais, soit devant les Américains, c'est-à-dire que le drapeau français soit remplacé par les autres, mais cela ne résolvait pas du tout le problème, parce que, étant donné l'état du monde, et l'état où nous nous étions mis, où nous avions été mis, nous n'avions pas - même l'Angleterre ne l'avait pas - nous n'avions pas la possibilité vraiment de faire régner nos valeurs en Indochine ; on n'avait pas la force… Mais il y avait un autre problème qui n'était pas exclusivement un problème français, qui était un  problème historique mondial à ce moment-là, qui était l'avancée du communisme. Alors si du point de vue d'un empire colonial indochinois on ne pouvait plus, du point de vue de cette guerre planétaire-là on pouvait examiner la situation, de quel côté on était : çà a été à peu près mon point de vue ; alors le problème a été le suivant, c'est un problème qui domine encore : est-ce qu'il peut y avoir des unités politiques - parce que ce ne sont pas exactement des nations - est-ce qu'il peut y avoir des unités politiques indépendantes qui nous ressemblent et qui sont soustraites à toutes ces forces que sont les Etats-Unis, les forces économiques, l'URSS ? Les Américains, du fait de leur idéalisme, ont avancé qu'il fallait que tous les pays soient indépendants, et par un miracle, miracle de faiblesse intellectuelle de leur part, ces pays auraient un Parlement, seraient indépendants, se gouverneraient gentiment, et ne se livreraient pas à des luttes tribales sans merci. Les Américains ayant adopté ce  point de vue idéaliste parfaitement faux, je me rappelle, vous connaissez Waldberg ? A la Libération je le vois débarquant chez moi, en commandant américain ; je ne savais même pas qu'il était américain, mais enfin on était camarades, alors on commence à parler librement, il me dit : "C'est fini, il n'y a plus de colonies, tous les pays sont indépendants, vont s'auto-gouverner et comme çà l'Amérique aidera ceux qui ont besoin d'être aidés, mais on donne un coup de torchon sur les empires coloniaux, sur ce genre de choses, etc.." Alors là, c'était tout de même un idéalisme complètement décharné, désossé et, on peut dire, déshistorisé, parce qu'ils ne comprenaient pas comment les choses étaient faites, parce qu'il ne suffit pas d'évacuer un pays quelconque pour qu'il fasse Westminster et The Houses of Parliament, n'est-ce pas ? Alors ils évacuent des lieux où il se passe des choses horrifiques… Donc le problème indochinois était très complexe, et une fois de plus j'ai pu constater qu'il passait au-dessus de la tête de nos gouvernants, et même de nos candidats au gouvernement ; ils ne savaient pas quoi faire, ce qui a abouti plus tard à des slogans aussi lamentables que : "Quitter l'Indochine sur la pointe des pieds", des choses de ce genre…

 

     J.-J. Marchand :  Tout ceci aboutit en 1954 à l'affaire de Dien Bien Phu, quel était votre sentiment, à ce moment-là sur le remplacement de Bidault par Mendès-France ? Replacez-vous dans les conditions de l'époque.

 

     Monnerot :  Oui, alors c'est là qu'on voit nettement ce qu'on appelle ma dérive droitière, c'est-à-dire que je suis partisan du maintien de certaines positions, sans penser qu'on puisse continuer à avoir un empire colonial ; mais je pense que pour des raisons géo-stratégiques, on ne doit pas lâcher certaines positions, et çà, çà va valoir surtout pour l'Algérie, et déjà à ce moment-là, je n'approuve pas du tout la méthode de Mendès-France, qui fait un pari pour perdre ! Enfin, il dit : "Je liquide les Etats Associés en un temps donné"… Cà ne m'a pas du tout rempli d'admiration cette manière de faire, parce que l'ancienne politique coloniale, c'était la politique qui continuait : des Etats pratiquement sans défense servaient de tentation aux Etats plus forts, et il y avait des protectorats et cela pouvait s'arranger assez bien ; naturellement pour beaucoup d'intellectuels, c'était épouvantable un point de vue pareil, mais ce qui s'est passé après laisse supposer qu'une sorte de politique d'association à tout prix aurait mieux valu que cette alternative de fuite éperdue et de coups de tête, de rodomontades et de mea culpa ; je trouve cela ridicule.

 

     J.-J. Marchand :  En 1958, il y a donc le fait que le général Massu fait appeler le général de Gaulle au pouvoir et que le Parlement l'entérine le plus légalement du monde ; je crois qu'à ce moment-là, dans un premier temps vous vous en réjouissez ?

 

     Monnerot :  Non, j'étais tout à fait partisan de ce qu'on a appelé , en somme, un système républicain rénové, qui était la Ve République, mais alors, la politique du Général c'est autre chose, je n'ai pas la prétention de la comprendre. Je n'aime pas du tout avoir raison ou me placer du point de vue moral, alors je dirai : je suis un simple citoyen, je suis un citoyen quelconque, mais enfin un citoyen qui a été avec lui, qui a milité dans un certain sens ; eh bien, je me place sur un plan moral où les politiques ne se placent pas, et sans doute ne doivent pas se placer, parce que la politique serait impossible ; mais il ne nous a jamais dit : "Il faut que l'Algérie soit indépendante, et je prends, j'assume les pouvoirs de la République à condition que l'Algérie soit rapidement indépendante". Et hélas ! pourquoi ne l'a-t-il pas dit ? Il ne l'a pas dit parce qu'on ne l'aurait pas pris s'il avait dit çà ! Alors c'est ce côté, si vous voulez… Moi, je suis du côté des classiques français, enfin du côté de Corneille ; il y a fourberie, parce que nous n'aurions pas hésité si on nous avait dit franchement : "Ecoutez, on ne peut pas vivre au-dessus de ses moyens, il faut que nous arrangions çà, nous ne pouvons pas rester en Algérie". Mais nous avions tout compris, nous nous étions battus, nous avions souffert, il n'y avait qu'à nous dire çà ; au lieu de çà, il fait croire qu'il va rester en Algérie, sans y rester, tout en y restant, et par le plan de Constantine il émet, en somme, une hypothèse qui peut être prise en considération, à savoir que maintenant que les industries deviennent de plus en plus propres, de moins en moins sales, la France peut créer des centres industriels importants sur la rive Sud de la Méditerranée, et que , du point de vue géopolitique,  qui commande en Europe, elle ne peut pas abandonner impunément la rive Sud de la Méditerranée. Les Romains ont commandé en Afrique, et du temps de Charles V, et du temps de Louis XIV, on veillait aux côtes… En somme, le Général a lâché, et je dois dire qu'il a été comme les autres, il a été comme ses devanciers, il n'a pas eu de politique ; je ne pense pas qu'il soit méchant, qu'il ait voulu faire du mal, mais je pense qu'il n'avait pas de politique, qu'il a été ballotté, et qu'en étant ballotté il a porté gravement tort à des gens qui l'auraient suivi dans un traitement rude s'il avait dit : "Ecoutez, c'est çà, vous avez eu des rêves de grandeur autrefois, il ne faut plus les avoir ; voilà comme nous allons faire". Mais il a trompé ses gens de tous les côtés, et j'ai l'impression qu'il les a trompés à la petite semaine, sans bien savoir ce qu'il allait dire après-demain, mais je me trompe peut-être, parce qu'il y a beaucoup d'archives, beaucoup de documents que nous n'avons pas, il y a des mémoires qui sortent tous les jours ; mais il y a une chose qui ressort tout de même d'un certain nombre de travaux, c'est qu'il tenait des propos très différents à ses  interlocuteurs différents, par exemple : un garçon que vous connaissez très bien, que je ne nommerai pas, est venu me dire un jour : "Tenez , le Général est tout à fait avec vous, il faut que l'Algérie reste liée à la France, etc… Alors que j'ai appris par la suite qu'il disait exactement le contraire à quelqu'un d'autre…

    

     J.-J. Marchand :  Et il proposait à Edmond Michelet une tierce solution, une espèce d'association de la France et de l'Algérie, etc… mais d'un autre côté…

 

     Monnerot :  Oui, çà c'est sur le papier, mais il y a une chose à laquelle j'ai pensé, c'est le statut sicilien… parce que la Sicile jouit d'une véritable autonomie : on est chez soi en Sicile ; un jour j'ai demandé à un commerçant à Taormina quelle langue étrangère il parlait, il m'a dit : "L'italien". Alors on aurait pu avoir un statut sicilien, mais cela sous-estimait l'Islam ; je dois dire que j'ai sous-estimé l'importance de l'Islam à ce moment-là ; je connaissais l'histoire des Frères Musulmans, je savais que le radicalisme islamique couvait assez fort sous la cendre, mais je pensais que la contamination occidentale avait fait de ces pays des presque-nations ; rien n'est moins sûr : vous pouvez voir brusquement l'islamisme se répandre comme une traînée de poudre devant laquelle ces nations ne vont pas peser lourd… Donc j'ai sous-estimé le fait islamique qui contr'indiquait la solution d'association à la sicilienne, c'est-à-dire une Algérie liée par des traités à la France, et bénéficiant beaucoup de cette connexion, mais tout de même évoluant comme la Sicile; mais les Siciliens sont catholiques et en réalité l'Islam posait problème, et le pose de plus en plus.

 

     J.-J. Marchand :  Est-ce qu'il n'y a pas - c'est une question que je vous pose à vous, ce n'est pas une chose que je vous oppose, mais quand on voit les exemples de l'Ulster, où ce sont des gens qui sont frères de race en plus, n'est-ce pas , et l'exemple du Liban où ce sont aussi des frères de race…

 

     Monnerot :  Oh! le Liban… c'est la bigarrure…

 

     J.-J. Marchand :  …est-ce qu'on ne peut pas dire que le problème algérien était très difficile à résoudre ?

 

     Monnerot :  Oui, mais actuellement, justement, on continue à avoir, en somme, cette incompétence, cette sous information des gens qui sont chargés des choses… la structure de la famille dans les pays du Maghreb, par exemple, indique certaines solutions et en contr'indique d'autres, et un gouvernant qui ne fait pas attention à ces choses-là s'expose à ce qu'arrivent des malheurs…

 

     J.-J. Marchand :  Vous êtes donc à cette époque, compagnon de route de La Nation Française, groupe qui réunit des gaullistes, des monarchistes, des gens en général en recherche…

 

     Monnerot :  Vous permettez une observation ? En réalité, c'est un petit peu comme les tendances qui sont créées par les journalistes. Il est arrivé que j'ai rencontré chez Daniel Halévy des gens comme Ariès, Boutang, qui m'a longtemps demandé de collaborer à La Nation Française. Quand de Gaulle à mis fin au R.P.F., j'ai collaboré à La Nation Française, sous la réserve, bien entendu, que je n'étais pas monarchiste, et d'ailleurs  j'ai d'excellents souvenirs, c'était des garçons charmants, j'ai publié ce que je voulais… Pour continuer ce qu'on disait, j'étais partisan d'une politique de fermeté en Méditerranée du Sud. Qu'est-ce qui se passe maintenant ? Nous avons la flotte russe sur toutes les mers, et ce qui lui manque, c'est assez de points d'attache, assez de bases. Il est certain que l'abandon de toutes les bases de l'OTAN en Méditerranée, allait permettre à l'URSS - c'est de la géopolitique pure - de déboucher en Méditerranée. A la suite de quoi nous assisterions au fait que l'Europe ne serait plus chez elle sur la rive Sud de la méditerranée, ce qui est arrivé. Et je pensais qu'il valait mieux rechercher des arrangements de type sicilien, ou de type associatif - mais là je me trompais, je le reconnais - pour  ne pas introduire la flotte russe en Méditerranée. Donc, comme tout aboutit à l'action et que l'action simplifie tout, j'ai été, en gros, apparemment, et vu comme tout le monde me voit, j'étais Algérie Française.

 

     J.-J. Marchand :  Il y a eu un moment où, cependant, on a eu l'impression que le F.L.N. jouait sa propre partie sans aucune relation avec le communisme, enfin il ne s'agissait plus du tout du communisme…

 

     Monnerot :  Oui, mais justement, il y a beaucoup de gens intelligents dans le communisme; à l'intérieur du communisme beaucoup ont vu depuis longtemps que le premier schéma : les pays deviennent communistes et ensuite adhèrent à la grande Union Soviétique, était dépassé depuis longtemps, puisque même à la conclusion de la IIe Guerre Mondiale, ils n'ont pas osé ;  il aurait été facile de faire voter par la Thécoslovaquie le fait de devenir une nouvelle république soviétique, ils ne l'ont pas fait ; ils sont beaucoup plus forts en politique, ils ont changé de politique, ils n'ont plus du tout eu cette politique qui était d'ailleurs celle des partis communistes d'Afrique du Nord, algérien et tunisien, qu'ils ont mis très en arrière de la main, et ils ont joué la rébellion ; les partis communistes de ces pays-là, qui étaient d'ailleurs des Européens, étaient tout à fait à la traîne et avaient un rôle mineur, ce qui ne signifiait pas du tout que géopolitiquement l'URSS ne jouait pas cette partie de ce côté-là ; c'était au fond toujours l'Empire russe ; de même, il n'est pas impossible de penser que Gorbachev va pratiquement liquider le communisme, mais la Russie va rester une grande puissance. Il ne le liquidera sans doute pas, parce que quand on a un si bel instrument de subversion dans son patrimoine, on ne va pas le jeter, on s'en sert jusqu'au moment où il ne sert plus, et comme il sert encore, on s'en sert. Mais je pense que les hommes de pouvoir en Russie pensent qu'on fera des sacrifices de ce point de vue, enfin…ils ne jouent pas leur avenir sur un messianisme du XIXe siècle.

 

     J.-J. Marchand :  Et pour terminer sur cette affaire, cette douloureuse affaire algérienne, où il y a eu quand même un million trois cent mille personnes déplacées, nous ne devons pas l'oublier, est-ce que, au moment où le grand drame s'est terminé en 62, est-ce qu'il n'y avait pas quelque chose de douloureux et de sentimental chez vous, qui transparaissait dans vos articles, et qui n'était plus le géopoliticien, quand même ?

 

     Monnerot :  D'accord, d'accord… Alors là, nous allons un tout petit peu au fond et c'est très subjectif, mais vous savez, quand on a demandé aux Pieds Noirs d'y aller en 1942, on a mobilisé tous les hommes valides, ils y sont allés : c'est pas le contrat social, mais c'est le contrat politique. Je pense que ces gens qui y sont allés parce qu'on les a envoyés, les Alsaciens-Lorrains qui avaient opté pour la France, ou, quand la IIIe République a voulu peupler et qu'elle a invité des Espagnols et des Maltais à venir en Afrique du Nord, tous ces gens-là ont rempli leur part du contrat ; ils ont combattu en 14, ils se sont laissés mobiliser en 42 dans une proportion beaucoup plus forte que les métropolitains et on n'en tient pas compte ! Mettez-vous à la place d'un homme qui était espagnol, qui est devenu français et qui a perdu un parent à Monte Cassino ou ailleurs, et on lui dit : "C'est fini, mon vieux, maintenant c'est les Arabes…" Alors, oui, il y a un côté sentimental, voilà.

 

     J.-J. Marchand : Evidemment, et ces trois cent mille musulmans qui sont partis avec…

 

     Monnerot : Bien entendu, alors çà c'est déchirant, c'est inadmissible, je crois que le général de Monsabert en pleurait ; il en pleurait parce que pour lui c'était ses enfants ; qu'on ait pu faire çà, qu'on ait pu abandonner ces gens-là… Bon, il y a un côté sentimental, mais dans la vie il y a toujours un côté sentimental.

 

     J.-J. Marchand :  Nous sommes en 1962, les portes de la guerre se ferment et elles sont encore fermées au moment où nous parlons ; vous abandonnez la politique active pour étudier la politique. Mais d'abord je voudrais vous demander : avez-vous eu des difficultés matérielles à la suite des positions que vous avez prises, dans L'Esprit public, par exemple ?

 

     Monnerot :  Ah, certainement ! Si on n'a pas réussi à me torpiller, c'est que vraiment je dois être insubmersible. D'ailleurs, ce n'est pas exactement comme çà que çà s'est passé, je ne me suis pas retiré d'une politique active pour me consacrer à des études. En fait, j'ai toujours étudié et le rythme de mes publications n'obéit pas du tout au rythme de la production, mais simplement au fait, au bon vouloir de la censure ; on me laisse passer à ce moment-là, mais cela ne signifie pas que je venais de penser ce qu'on laisse passer. C'est-à-dire que, en somme, du côté gaulliste on m'avait voué une haine inexpiable, la haine qu'on a pour les amis, pour les camarades qui… alors çà, çà se lave dans le sang ou çà ne se lave pas : j'ai pu compter sur la gentillesse active et vigilante de tous mes anciens amis, pour fermer les portes, pour faire tomber le rideau de fer…bon, j'ai passé à travers, et, en fait, j'ai pu publier Sociologie de la Révolution en 1969, parce que le général de Gaulle a perdu le referendum.

 

     J.-J. Marchand :  Est-ce que vous avez fait comme Jouhandeau ? Vous avez été obligé, je crois, de vous tourner vers l'enseignement libre, toutes les portes s'étant fermées ?

 

     Monnerot :  J'ai fait connaissance  avec ce système qui consiste pratiquement à empêcher quelqu'un de vivre et à lui poser la question : "Mais de quoi vivez-vous ?" C'est une forme raffinée du gouvernement moderne dans ce qu'il a de peut-être supérieur à ce qu'on pouvait faire au temps de Fouché - le duc d'Otrante …J'ai posé ma candidature, ayant les qualités requises pour être professeur d'université, à chaque fois que l'occasion s'en est présentée, et il y a toujours eu des bonnes volontés pour me soutenir, mais elles n'ont jamais emporté la décision, notamment, par exemple, j'étais très ami avec Gabriel Marcel, qui était absolument désolé de tout cela, et qui faisait des pieds et des mains, mais c'est un homme très gentil qu'on recevait très bien mais qu'on n'écoutait pas beaucoup…

 

     J.-J. Marchand :  Et au moment où la guerre d'Algérie se termine vous êtes en train d'écrire un grand livre qui est d'une certaine manière la suite de Sociologie du Communisme, mais qui pose le problème le plus vaste du XIXe et du XXe siècles, Sociologie de la Révolution. Ce livre, je crois, comprend deux parties, une première partie : vos idées sur la question, et une deuxième partie : ces idées confrontées avec les événements de 68. Mais commençons par la première partie, comment résumeriez-vous ce très gros livre ?

 

     Monnerot :  En fait j'ai traité du mythe de la révolution, mais la meilleure façon de traiter d'un mythe, c'est de traiter de la réalité qu'il y a en face : on voit à la fois l'ombre et le relief. J'ai donc, si vous voulez, montré que l'idée de la révolution était un mythe : les gens voulaient toujours faire la révolution, mais en fait l'histoire ne se passait pas comme çà, les changements historiques n'étaient pas tels. J'ai conçu ce livre de la manière suivante : dans la première partie, pour dissiper le mythe sous sa forme la plus virulente, j'ai fait une critique du marxisme par rapport justement aux faits révolutionnaires qu'il prétend prédire, prescrire et régenter. La deuxième partie, qui est typique de ma méthode, c'est la comparaison de trois événements qui, dans l'esprit général, ont mérité le nom de révolution, c'est-à-dire la révolution anglaise, que les Français n'aiment pas beaucoup parce que c'est eux la grande révolution, la révolution française et la révolution russe. J'ai donc étudié cette révolution anglaise  dont on ne parle pas tellement en France, mais où déjà tout apparaît, ce qui m'était d'autant plus facile que je suis un grand amateur de Hobbes qui est un témoin de la révolution anglaise qui a pris parti contre, et j'ai donc comparé la révolution anglaise, la révolution française et la révolution russe. J'ai achevé mon information en recherchant les antécédents très lointains, messianiques, apocalyptiques, millénaristes, qu'on trouve dans toutes les mythologies du Moyen-Orient, qui sont la matrice de nos religions qui ont suivi… Il y avait donc une critique du marxisme, une étude comparative des trois révolutions et de leur substrat, on peut dire messianique, et ensuite,  une confrontation avec les faits, et là, c'est un livre d'histoire : ce qui est vraiment arrivé ; c'est à ce propos que j'analyse l'idée de l'impérialisme, de Lénine, pour montrer que çà ne va pas très loin. Et je rencontre sur mon chemin le fascisme, je l'examine et je vois que, étant donné ma nomenclature, il mérite le nom de révolution ; alors j'ai fait aussi une étude sur le fascisme qui, chose curieuse, est ce qui a eu le plus de succès dans le livre, sans doute parce qu'on ne s'en était pas beaucoup occupé, mais tous les historiens officiels citent la partie sur le fascisme. J'ai entendu par fascisme - je l'ai pris au sens sociologique - ce que pouvaient avoir de commun le phénomène italien et le phénomène allemand, en écartant ce mauvais usage du mot, qui appelle "fascisme" tout ce qu'on appelle par ailleurs "gouvernement fort" ou "gouvernement contraignant".

 

     J.-J. Marchand :  Oui, c'est l'emploi polémique du mot, comme les gens qui en 36 traitaient Léon Blum de communiste, alors que c'était contraire à la réalité.

 

     Monnerot :  Et c'était vraiment une injustice pour Léon Blum.

 

     J.-J. Marchand :  Et la dernière partie du livre, qui d'ailleurs parle curieusement d' absence de conclusion ?

 

     Monnerot :  Non, j'ai répondu à un défi, çà s'est fait de la manière suivante : ce livre m'avait été commandé très longtemps auparavant par Pierre Gaxotte, qui avait voulu déjeuner avec moi chez des amis communs  et qui m'avait demandé de faire ce livre ; or çà a rencontré chez moi une décision que j'avais prise. J'ai fait autrefois un cours au Collège de l'Europe à Bruges sur ces phénomènes là, et j'avais déjà le schéma de ce livre, et j'ai dit à Pierre Gaxotte :"Oui, mais sans limite de date, je le donnerai un jour, mais je signe un contrat". On a signé ce contrat et Fayard quelque temps après a été englouti par Hachette… Mais quand il a fallu honorer le contrat,  j'ai eu l'impression que, justement, Orengo dont vous parliez tout à l'heure, n'était pas très enthousiaste de cette succession de Gaxotte ;  j'aurais voulu que cela paraisse en 68, mais ils ont lambiné, et quand j'ai vu qu'ils lambinaient, j'ai répondu à un défi, je me suis dit : "On parle de révolution, les gens s'agitent, je vais prendre ce qui se passe à chaud, et je vais appliquer mon observation à ce qu'ils appellent "révolution". C'est pour cela qu'il y a cette fin, qui est tout à fait détachable. Par exemple, les Espagnols m'ont demandé franchement si c'était indispensable, parce que 68 à Paris, cela ne leur paraissait pas du même niveau de sérieux que le reste du livre, mais j'ai tenu bon parce qu'une chose doit être entière ; mais en fait c'est détachable, j'ai répondu à un défi  tout à fait de circonstance…

 

     J.-J. Marchand :  Ce qui, je crois, a passionné beaucoup de lecteurs, c'est le fait que vous aviez affaire à une révolution spontanée, qui n'était pas organisée.

 

     Monnerot :  Ecoutez, la révolution est un mythe, mais une histoire où il n'y a pas de morts, c'est tout de même…Il faudrait trouver un mot pour çà…

 

     J.-J. Marchand :  Alors il y a eu un désir de révolution ?

 

     Monnerot :  Oui. Cela me fait penser à l'époque où il y avait encore des duels dans les pays lointains où j'ai passé mon enfance, qui étaient en retard sur les mœurs françaises, et où, les gens ayant la tête près du bonnet, il y avait des provocations, et des bons amis étaient disposés à s'occire réciproquement ; mais les témoins chargeaient les pistolets à blanc, et il s'ensuivait des détonations très retentissantes sans mort d'homme, et il y avait toujours des galopins sur le remblai pas très loin, qui applaudissaient, montrant par là qu'on savait au fond ce qu'il y avait dans ces duels. Il y a un côté mimodrame, psychodrame, une espèce de ballet, qui me paraît caractériser 68 ; et en effet, c'est comparable, je ne le dis pas dans mon livre, mais c'est comparable, beaucoup, à certaines mœurs romaines qui étaient, elles, institutionnalisées, les saturnales… On met une poubelle sur la tête du doyen et on fait tout ce qu'on ne fait pas en temps ordinaire… Les vétérans insultent César en lui disant des choses très désagréables sur sa virilité ou des choses du même genre, et puis un beau jour c'est fini, et la vie recommence.

 

     J.-J. Marchand :  Passons sur dix années, parce que je crois que c'est deux choses qui sont dans le prolongement l'une de l'autre, je voudrais parler de cet énorme travail, qui d'ailleurs n'est pas terminé…

 

     Monnerot :  Non, hélas !

 

     J.-J. Marchand :  ...et que vous appelez Intelligence de la Politique, dans lequel vous essayez d'aller encore plus profond que la Sociologie de la Révolution, parce que là vous vous définissez par rapport à Pareto et Marx, et toujours à la base de vos réflexions il y a la notion du sacré.

 

 

     Monnerot :  En fait il s'agit toujours de cette idée qui ne m'a jamais quitté, d'éclairer quelque peu la signification de l'histoire, de l'histoire que nous vivons, nous acteurs, et nous qui procédons aussi à des descriptions, et finalement cela devrait s'appeler un traité politique, qui serait divisé en parties séparées pour l'intelligence même de la chose, par exemple : la lecture de l'histoire, nous lisons l'histoire, mais nous la lisons avec des instruments d'optique, et chaque époque - çà c'est une idée qui n'est pas de moi - chaque époque favorise une certaine optique, il n'y a donc pas d'histoire brute, toute histoire est vue à travers un prisme, et le prisme en apprend souvent davantage sur les gens qui ont ce prisme que sur autre chose. Mais ce que j'ai toujours voulu faire, c'est montrer la signification que les gens donnent à l'histoire, et aussi les services que l'histoire peut leur rendre, mais à condition qu'ils modifient leur manière de voir, souvent, exactement comme un opticien corrigera vos lunettes ; il y a des conceptions de l'histoire qui sont hypermétropes , d'autres qui sont myopes, etc… Alors il y aura un volume, en somme, de lecture de l'histoire, cela ressemble un peu à Toynbee qui intitule son grand livre Une Etude de l'Histoire, A Study of History, mais c'est seulement dans le titre, parce que son projet est autre, son projet est une vaste comparaison de civilisations. Je relèverai donc un certain nombre de ce que Max Weber appelait "types idéaux", c'est-à-dire des modèles poly-historiques comme il y en a en économie ou dans beaucoup de disciplines actuellement, des modèles qui ont été tels une fois qu'on les a repérés dans l'histoire, qu' ils ont servi à classer et à imaginer des phénomènes qui ont suivi. Par exemple il y a des modèles de classe sacerdotale comme le Temple de Jérusalem, ou la fameuse trilogie de Dumézil, il y a des modèles qui servent à continuer à penser l'histoire ; mais ces modèles eux-mêmes justement, relèvent de ce que j'appelais les sciences inexactes, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas la rigueur des sciences dites exactes, ce sont des modèles qui ont une certaine souplesse, et j'ai fait une sorte de recensement des plus significatifs de ces modèles, de ceux qui me paraissaient les plus significatifs, pour essayer d'avoir la vue de l'histoire qu'on peut avoir à la fin du XXe siècle, sans me dissimuler qu'on en aura d'autres, de même qu'on en a eu d'autres. Cà, c'est une des parties.

 

     Une autre partie c'est d'aller au fond des choses, c'est-à-dire d'élucider tout à fait la question dite des idéologies ; c'est ce que j'appelle la "doxologie", la "doxanalyse" ; alors là vous avez deux parties principales : d'une part celle qui a trait au maniement du langage - j'appelle cela l'onomatologie, c'est-à-dire la manière dont on s'arrange avec les mots - et d'autre part l'analyse - je dis doxa-analyse à cause de la fameuse opposition de Platon entre doxa, qui est l'opinion, et épistémé qui est la science. C'est une étude qui vise à la vérité sur la manière dont les opinions se font et se défont, mais les opinions importantes, les opinions qui sont déterminantes, les opinions au bout desquelles il y a des millions de morts, les opinions sérieuses.

 

     J.-J. Marchand :  Ce qu'il y a de remarquable dans ce travail, c'est que d'une certaine manière il est parallèle à l'effort des sémioticiens qui travaillaient…

 

     Monnerot : Oui, bien sûr, mais nous sommes de la même époque, mais naturellement, j'ai toujours été passionné par la sémiotique, c'est très curieux parce que j'étais sensé faire des études de philosophie, mais c'était  très facile, et ce qui m'a intéressé à la Sorbonne, ce sont les linguistes parce qu'ils étaient très forts ; et je me rappelle avoir suivi pendant un an un cours qui m'a appris beaucoup plus que tout ce que j'avais entendu en philosophie, c'était un cours sur le subjonctif, en grec et en latin, et toutes les nuances qu'il y avait dans le subjonctif tel qu'il était conçu par Celan, parce qu'il a été conçu autrement après, et là on allait beaucoup plus loin dans la psychologie. Il y a deux choses qui vont loin dans la psychologie, c'est l'usage des mots, et l'autre chose c'est tout simplement l'histoire, parce que, qu'est-ce qu'est l'histoire ? Prenons-la au sens le plus ordinaire. Elle se présente comme un musée des actions des hommes, il y a les modèles de ce que les hommes font, et elle montre aussi tous les comportements humains, qu'on pourrait classer. Dans des situations données, les hommes, par  exemple, se comportent soit de manière a, b, c, soit de manière a', b', c', et on pourrait très précisément faire un inventaire des comportements, non pas fondé sur des pseudo-sciences, mais simplement un inventaire. Et il y a toute une partie des sciences justement qui est passionnante, ce sont ces sciences inexactes qui sont fondées sur la description et sur l'observation simples. Prenez par exemple la stylistique, c'est très étonnant : on peut attribuer à coup sûr des dialogues à Platon - vous savez qu'il y a des dialogues apocryphes, on ne sait pas qui les a écrits - simplement à la manière dont il emploie les particules et dont il les place ; vous savez en grec il y a des particules, men, de, etc… qui servaient à nuancer les phrases, par exemple à leur donner un sens ironique. Je me rappelle mon ami Jean Bérard, qui était à l'Ecole de Rome, en même temps il était très bien avec François-Poncet qui était ambassadeur, il me disait : "François-Poncet comprend l'italien, mais il ne comprend pas quand on se moque de lui en italien". C'est la même chose. On arrive donc par l'usage de ces particules, à montrer qu'un individu procède d'une manière assez constante, c'est-à-dire qu'il a une manière de faire qui finalement ne peut plus être confondue avec une autre ; on arrive par l'observation d'habitudes dans l'ordre des mots, dans la manière de faire de l'esprit, dans la manière de couper son contradicteur, dans diverses manières appartenant à la même classe, on arrive à être absolument sûr qu'un individu est l'auteur d'un texte, parce que le pastiche ne peut pas aller jusque là, sauf si le pastiche était fait par des linguistes très avertis ; enfin, des gens très calés pourraient faire des pastiches invérifiables, mais les gens qui font des pastiches comme çà, c'est assez grossier, c'est très facilement décelable. On ne peut pas, en réalité, faire du Rimbaud, mais si on avait fait des études préalables suffisantes, on ne ferait pas du Rimbaud mais on ne pourrait pas être taxé d'imposture, on ne pourrait pas être collé, en somme.

 

     J.-J. Marchand :  Ce que vous dites, c'est comme Corot signant certaines toiles de Trouillebert parce qu'il les trouvait aussi bien que les siennes…

 

     Monnerot :  Oui, mais là, ce n'est pas sérieux.

 

     J.-J. Marchand :  …dans le genre Corot, bien entendu. Mais justement est-ce qu'il n'y a pas, enfin, l'objection qui vous a été faite, cette éternelle objection :  d'où parlez-vous ? Finalement d'où parlez-vous ?

 

     Monnerot :  Ah, justement, c'est très important. En somme, il n'est pas permis d'échapper à des classifications, qui sont grossières, qui sont fausses, et qui ne peuvent pas vraiment définir et enfermer un individu tout à fait digne de son siècle ; vous comprenez, c'est comme si on me demandait si j'étais centriste nuance Méhaignerie, évidemment la question me laisserait interdit, mais c'est un peu çà. D'où je parle, cela pose la question du perspectivisme ; je suis un point de vue, mais c'est à vous d'étudier ce point de vue, c'est à vous de le définir du dehors ; c'est un point de vue, vous comprenez ; on ne peut pas être mis dans une catégorie d'avance ; par exemple, dans une catégorie grossièrement biographique : ancien résistant, ancien gaulliste, a fait partie du comité de soutien de M. Le Pen ou des choses comme çà, çà ne me définit pas…

 

     J.-J. Marchand :  C'est au fond ce que disait, il y a bien des années, d'une manière un peu simpliste, il faut le dire, Simone de Beauvoir, quand elle disait :"Oui nous sommes tous malades, mais pourquoi Monnerot prétend-il qu'il n'a pas attrapé la maladie ?"

 

     Monnerot : Oui, oui, c'est parce que je diffère de cette dame, c'est une dame de catégories, enfin il fallait qu'elle vous mette quelque part et il fallait surtout que vous y restiez, parce que si vous aviez l'air de vous évader, c'était pas de jeu, elle se fâchait. Elle a écrit d'ailleurs une chose très typique dans le genre, çà ne laissera pas un souvenir ineffaçable à la postérité, çà s'appelle : La pensée de droite aujourd'hui, elle met tous les gens qui lui déplaisent, c'est invraisemblable, çà va de tous les gens qui n'étaient pas communistes en 1940 à, je ne sais pas, à Agamemnon ! En réalité, justement, je pense que notre civilisation qui a des très grandes qualités, a durci des catégories artificielles ;  par exemple, les catégories que l'idéologie et la propagande ont sorties, ont été encore durcies par l'usage de media, parce que les media sont extrêmement classificateurs. C'est la fameuse image, n'est-ce pas ? Il ne faut pas sortir de votre image parce qu'on ne comprend pas, et les gens vous prient de regagner votre image si vous faites des choses qui les troublent, qui troublent en somme cette fabrication d'image.

 

     J.-J. Marchand :  Je voudrais maintenant que nous examinions les pamphlets, parce que surtout à partir de la soixantaine, c'est cela qui est très remarquable, vous avez publié des pamphlets…

 

     Monnerot :  Mais non, on les a laissé passer !

 

     J.-J. Marchand :  Evidemment. Eh bien, il y a eu alors plusieurs déplacements du sacré : au moment de Sociologie du Communisme, il est certain que le sacré c'était le crypto-communisme ; après le XXe Congrès il y a eu un déplacement du sacré dans le sens du tiers-mondisme, c'est-à-dire déçue par ce qui se passait en Russie, puisque le grand leader lui-même en faisait la critique, l'intelligentsia s'est tournée vers ce qu'on appelait le tiers-mondisme. J'aimerais que vous nous en parliez un peu de ce tiers-mondisme.

 

     Monnerot :  C'est trop facile ; d'abord on ne devrait même pas s'exprimer comme çà, c'est un concept à faire hurler les ethnographes. Cela signifie qu'il y a d'une part, disons en gros, nous, et d'autre part des quantités de gens qui sont extrêmement différents les uns des autres, que pour des questions, qui ne sont pas négligeables, comme des questions de niveau de vie ou de revenu brut, on met dans le même sac, mais ce n'est pas un instrument de pensée ! Il n'y a pas de tiers-monde. Pour un banquier, par exemple, vous avez des gens qui ont des références bancaires suffisantes, et des gens qui n'en ont pas, alors c'est clair, mais on ne peut pas créer un concept aussi composite, avec des gens qui sont très, très différents et qui ont des besoins extrêmement différents. Les gens qui ont inventé ce concept -mais toujours les inventeurs sont trahis - je crois que c'est Sauvy qui a inventé l'idée de tiers-monde, pour des raisons démographiques et statistiques, et c'était très bien. Mais vous prenez, par exemple, un pays d'Afrique et l'Argentine, eh bien, la différence vient de ceci en partie, même du point de vue où se place Sauvy : certains Africains ne sont pas parvenus à un niveau que nous estimons honnête et convenable, mais en Argentine, les gens, au contraire, ont une éducation à l'européenne et le pays n'est pas assez riche pour leur donner des salaires à l'européenne, alors il y a une espèce de crise et de mécontentement ; mais dire que l'Argentine et le Botswana appartiennent au même tiers-monde… Vous comprenez, nous parlons français parce que nous distinguons, parce que nous discernons, on ne peut pas parler de tiers-monde, dites-moi de qui vous parlez.

 

     J.-J. Marchand :  Le tiers-mondisme a engendré un sacré très particulier, par exemple une expression comme : "Touche pas à mon pote", c'est l'expression même du sacré, le sacer romain, c'est-à-dire celui qu'on ne peut pas toucher. Alors, est-ce que vous avez une explication à çà ? Question difficile ? 

 

     Monnerot :  Non, je crois que c'est une rencontre heureuse, çà arrive, chez des manipulateurs psychologiques qui ont eu de la chance ce jour-là ; ils sont bien tombés, c'est tombé comme çà ;  je pense que cela nous mènerait trop loin parce que nous retournerions à la méta-politique. Il y a en fait dans le monde actuellement une théorie très forte qui veut qu'on refoule dans le passé beaucoup des distinctions politiques, par exemple les nations, et, si vous voulez, il n'y a rien d'autre que la résidence et le fait d'être homme ; par conséquent tous les gens qui arguent de distinctions historiques sont à rejeter parce que c'est fini, c'est le passé ; être français, être espagnol, etc… c'est le passé, mais maintenant, si vous voulez, on replace les gens sur la planète, ils sont où ils sont, et çà c'est une exigence de "justice", peut-être entre guillemets, de l'intelligentsia : si un homme est là, il a tous les droits d'un autre homme qui est là, qui est à côté ; et tout ce qu'on dit contre, c'est-à-dire : "mais nous sommes français", je dirais "oui, j'ai un oncle qui était à Verdun, enfin, j'ai des titres de propriété, de possession", tout ce qu'on dit contre, c'est du passé et du passé maudit, qu'il faut exclure, qu'il faut refouler, qu'il faut chasser de la mémoire des hommes… alors c'est terrible, parce qu'on revient à ce mot célèbre de la Révolution Française : je crois que c'est le pasteur protestant Rabaud Saint-Etienne qui disait : "Il faut faire un nouveau peuple" ; d'où d'ailleurs la guillotine, parce qu'il y a des gens qui s'obstinent à avoir des souvenirs et des tendances qui s'opposent à l'avènement du nouveau monde et alors là…

 

     J.-J. Marchand :  Mais comment se fait-il que déjà il y a ce premier déplacement du sacré, comment se fait-il que le sacré évolue, qu'est-ce qui sous-tend cette évolution ?

 

     Monnerot :  Mais si on descendait un peu sur terre ? Le marxisme leur a claqué dans les mains aux intellectuels de gauche ! Il fallait bien qu'ils trouvent quelque chose, ils n'ont pas eu tellement le choix, ils se sont rabattus sur ce qui était l'anticolonialisme, qu'ils ont arrangé un peu, on prend ce qu'on a, on fait avec. Vous savez, le marxisme a laissé un grand vide. Bien entendu je parle de l'intelligentsia, de la super-intelligentsia, parce que, par exemple, chez le syndicaliste moyen ou dans l'enseignement secondaire, çà marche encore, on pense comme on pensait en 1947, çà n'a pas tellement changé ; en réalité les idées nouvelles de l'intelligentsia se jouent tout à fait à la surface des choses, mais il y a de bonnes grosses positions qui n'ont pas été tellement touchées par les événements qui auraient dû les volatiliser.

 

     J.-J. Marchand :  Finalement ce que vous voulez dire, si je comprend bien, c'est qu'il y a une intrusion du réel, c'est-à-dire Khrouchtchev disant : "En réalité voilà ce qui s'est passé sous Staline…", d'autre part le tiers-mondisme lui-même, on sent bien que c'est entrain d'évoluer çà aussi, quand on voit un homme comme Yves Montant dire : "Les immigrés italiens comme moi…,

 

     Monnerot :  Ah! c'est une plaisanterie…

 

     J.-J. Marchand :  … nous comprenons bien que nous ne faisons pas partie des potes, parce que les potes c'est ceux qui arrivent du tiers-monde". Alors çà c'est extrêmement intéressant ?

 

     Monnerot :  Pour revenir à ce que je disais qui me paraît plus simple, les intellectuels ont toujours raison, mais il ne faut pas qu'ils manquent de matériel, et après le marxisme, pour garder leurs positions d'autorité intellectuelle, il fallait qu'ils continuent à avoir raison, il fallait qu'ils disposent d'un autre contenu, le contenu précédent étant quelque peu usé ; c'est ce qui fait la vogue du tiers-monde, et le fait qu'il ait reçu l'approbation, enfin la garantie d'autorité plus ou moins intellectuelle. Mais vous avez interrogé Lévy-Strauss ?

 

     J.-J. Marchand :  Il y a longtemps… De même, çà vous venez presque d'en parler, il y a un nouveau déplacement du sacré, on l'a bien senti en 1977, quand paraissent Les Maîtres-Penseurs de Glucksman , et en 78, La Barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy ;  alors là l'intelligentsia liquide le marxisme, alors que 68, dix ans plus tôt, avait maintenu intégralement le marxisme dans le sacré ;  là, le marxisme sort du sacré, et des arguments comme ceux que vous aviez employés 30 ans auparavant, on les retrouve n'importe où…

 

     Monnerot :  Oui, j'ai oublié de dire une chose : très souvent ce que je dis, on le dit 30 ans après, mais il faut que cela soit dit par quelqu'un d'estampillé, comme les briquets, enfin d'estampillé intellectuellement, ce qui fait un retard considérable. Il y a des choses qui auraient dû circuler 30 ans pus tôt, et qui à cause de cette particularité ont circulé beaucoup trop tard. Je parle des nouveaux philosophes.

 

     J.-J. Marchand :  C'est cela le sens de ma question, comment expliquez-vous ce changement, comment à l'intérieur d'une vie d'homme, vous avez pu connaître une période, en 1928 où Marx était un loup-garou, 1946…

 

     Monnerot :  Non, Marx n'était pas un loup-garou. En fait, quand j'étais enfant, les gens ne prenaient pas cela au sérieux, parce qu'on était très solide après la guerre de 14 ; la révolution russe était une aventure, on ne savait pas si çà allait vraiment bien tourner et ma foi, on tournait avec les bonnes vieilles choses, çà n'avait pas vraiment ébranlé les gens, sauf une partie très sensible de notre peuple, ceux que j'appelle les hommes du mythe, enfin les gens comme mon père, qui avaient été passionnés par çà, vous savez, quand Jules Romains dit : "Cette grande lueur à l'Est"; alors ils se disaient :"Il y a tout de même un grand espoir qui vient par là". Mais pour l'ensemble, la partie stable du corps social, stable et autoritaire du professeur de droit, ce n'était pas sérieux.

 

     J.-J. Marchand :  Et justement, 20 ans après, en 1948, Marx est la référence obligée, c'est-à-dire qu'on a l'impression que c'est à partir de là qu'il faut discuter ; 1978-1988, alors Marx est considéré comme une idiotie, même d'une manière exagérée, n'est-ce pas ?

 

     Monnerot :  Bien entendu.

 

     J.-J. Marchand :  Car il y a un côté génial chez Marx, n'est-ce pas ? Et alors, le sens de ma question est de savoir comment, en une vie d'homme, le sacré peut-il se déplacer ainsi ?

 

     Monnerot :  Oui, parce que vous prenez les choses de très haut, mais je vous dis que l'intelligentsia manquait de matériel et qu'elle a dû faire avec ce qu'elle avait, que le marxisme lui a claqué dans la main et qu'elle s'est débrouillée avec le colonialisme ; et elle n'avait pas de chance parce que justement elle se débrouillait avec, si vous voulez, l'archétype du colonialisme, au moment où la décolonisation existait déjà ; alors elle a fait le tiers-mondisme, par exemple cette fameuse idée de culpabilité : tout ce qui arrive de mal dans le tiers-monde, c'est une séquelle, en somme, de l'époque des conquérants, qui ont semé les germes de tout ce qui peut arriver de mal… Je crois que çà passe maintenant…çà ne marche plus.

 

     J.-J. Marchand : Depuis 7 ou 8 ans en effet, on entend de plus en plus critiquer cette idée, on entend dire : "Mais qu'est-ce qu'ils ont fait avec l'aide qu'on leur a apportée ? il y a un changement…

 

     Monnerot :  Remarquez que là, l'aide est très criticable, parce  qu'on les a mal aidés, on les a aidés suivant les normes occidentales, alors çà, c'est absurde.

 

     J.-J. Marchand :  Il est certain qu'il n'y a qu'à écouter l'actualité pour voir sans arrêt des illustrations de votre théorie, par exemple, cela nous entraînerait loin d'en parler bien entendu, quand on entend un ancien ministre dire : " On n'emploie pas certains mots" ; et çà c'est typiquement encore un mode du sacré, n'est-ce pas ?

 

     Monnerot :  Dans toutes les sociétés çà existe, il y a des choses qui sont convenables, il y a des choses qui ne le sont pas ; par exemple, quand je parle de censure : la censure existe dans toutes les sociétés ; dans toutes les sociétés connues il y a des choses qui se disent, des choses qui se font, des choses qui ne se disent pas, des choses qui se cachent ; la censure n'est pas condamnable en soi, elle n'est pas plus condamnable qu'une fonction physiologique puisque c'est une fonction des sociétés ; c'est aussi une fonction des individus, enfin ce qu'il y a de plus solide dans la psychanalyse, c'est tout de même la censure, c'est-à-dire le refoulement opportun de ce qui ne doit pas être sur le devant de la scène…

 

     J.-J. Marchand :  D'ailleurs, toutes les époques ont connu cela.

 

     Monnerot :  Oui, bien entendu, mais notre époque moderne, par la puissance de ses moyens, donne à la censure beaucoup de force, et si vous voulez, dans l'unanimisme, et dans le silence, les gens entendent parler des mêmes choses et donc les répètent, ou n'entendent pas parler des mêmes choses, et alors l'obscurité descend, on n'en parle plus, et c'est çà, c'est une partie de l'action des media qui est très remarquable : on institue ce dont on parle ; vous savez, Napoléon disait que la seule figure de rhétorique valable, c'est la répétition, et on joue là-dessus ; il y a des choses dont les gens n'entendent jamais parler, et des choses dont ils entendent toujours parler, ce qui fait que très sournoisement les sociétés dites non totalitaires, par ce biais technique, se rapprochent des sociétés totalitaires. Il y a une espèce d'unanimisme et de silence artificiels, pas artificiels mais forcés, au sens justement de la psychanalyse, c'est-à-dire qu'on ne se rend pas compte ; nous ne parlons jamais de certaines choses mais nous ne nous rendons pas compte que nous n'en parlons jamais, sans quoi nous en parlerions ; donc nous sommes aussi, dans les sociétés qui s'appellent elles-mêmes libérales, victimes de procédés qui sont des procédés d'oppression intellectuelle. Mais je me hâte d'ajouter que cela ne gêne pas beaucoup les gens ; je veux dire que, eu égard au bien qu'apportent certaines innovations, les maux qu'elles apportent paraissent négligeables ; si quelques messieurs ultra-libéraux-intellectuels se plaignent que quelques idées ne circulent pas assez, çà n'est pas un malheur considérable, enfin à l'échelle de valeurs admises actuellement.

 

     J.-J. Marchand :  Sauf quand il y a une intrusion de la réalité comme celle que nous avons vécue, quand en 1940 nous avons découvert que nous avions seulement 12 avions capables de surclasser les Messerschmidt allemands ;   cela, beaucoup de gens l'ignoraient, et à ce moment-là il y a eu une intrusion de la réalité terrible, mais il était trop tard.

 

     Monnerot :  Il y a un jeu qu'on pouvait jouer à condition de ne pas faire la guerre, on pouvait faire le malin si on ne faisait pas la guerre, mais alors, le rappel de la réalité était ce qu'il était.

 

     J.-J. Marchand :  Parlons donc de ces pamphlets, mais je vous pose une question un peu perfide : étant donné votre perspectivisme généralisé, étant donné votre doctrine même, qui vous fait comprendre qu'au moment où vous dites quelque chose en 1947, qui deviendra lieu commun en 1980, vous ne pouvez pas être entendu, alors on ne comprend pas que vous écriviez des livres comme La France Intellectuelle, Désintox, etc…

 

     Monnerot : Je ne comprends pas…

 

     J.-J. Marchand :  Je veux dire par là : vous savez très bien que le sacré à certaines époques empêche que la vérité soit écoutée, et malgré tout vous criez la vérité, un peu à la manière péguyste…

 

     Monnerot :  Non, pas du tout. En fait, il y a des positions d'autorité qui sont toujours tenues par des gens qui se sont abominablement trompés et qui habilement se défendent, et en insistant sur leurs erreurs passées qu'ils ont mal répudiées, on mène le ban en bas, on va dans le bon sens ; c'est-à-dire que ces choses qui ne sont plus à la mode, ne sont quand même pas finies ; c'est-à-dire que les mythes ont la vie dure, ce n'est pas parce que les gens se trompent abominablement qu'ils ne continuent pas dans la même direction pendant un certain temps.Vous savez, c'est un classique qui disait : "Il y a des morts qu'il faut qu'on tue", alors il y a des morts qu'il faut retuer de temps en temps.

 

     J.-J. Marchand : Je voudrais que vous nous parliez un peu d'une chose qui a été votre grand combat, et là où vous avez complètement échoué, vous avez même écrit un livre sur ce sujet : Démarxiser l'Université ?

 

     Monnerot :  Oui, alors il faut un peu raconter l'histoire des choses ; Jacques Soustelle, quand il a été amnistié, est rentré, il a fondé un parti - que peut faire un homme politique d'envergure sinon fonder un parti ? Comme j'étais un de ses amis, j'ai été porté à la vice-présidence, on n'avait pas beaucoup d'ouailles, mais enfin l' état-major était bien représenté, et j'ai été chargé des questions d'Université ; alors j'ai eu l'idée - mais sachant bien que çà n'avait aucune chance de se réaliser - de proposer, puisque l'effervescence était telle qu'en somme les gens réclamaient des universités révolutionnaires, nous étions en 1970,  j'ai proposé avec un bon sens qui a été très mal reçu, qu'on fasse des universités révolutionnaires et des universités où les gens apprennent quelque chose ; et alors, et même au sein de ce parti, j'ai été violemment attaqué par un ami, un professeur d'université qui m'a dit : "Mais vous voulez mettre nos collègues dans le ghetto !" Si vraiment la science bourgeoise était si abominable, et si le besoin de révolution était tel, j'étais partisan qu'on fasse une dichotomie, mais au fond, ils savaient bien qu'au bout de deux ans tout le monde irait dans les universités où l'on apprend quelque chose. C'est dans cette effervescence que j'ai écrit Démarxiser l'Université, mais je n'espèrais pas avoir un résultat ; je ne suis pas comme un homme politique qui a eu un programme, qui y est allé et puis s'est cassé la figure, ce n'est pas vrai du tout, c'était fait avec un grain de sel.

 

     J.-J. Marchand :  Sur ce point cependant, vous avez été prophète, c'est que, peu après ce livre, il y a eu ce succès qui paraissait incompréhensible, de l'Enseignement Libre, au point que souvent les leaders des partis marxistes ont mis leurs enfants dans des écoles libres ; sur ce plan-là vous avez eu raison.

 

     Monnerot :  Non, çà c'est tout simplement la réponse, ou si vous voulez, la revanche de la réalité ; les gens sont des parents, les parents veulent mettre leurs enfants dans les meilleures conditions possibles, et les meilleures conditions possibles c'était tout de même qu'ils échappent à certaines contagions du siècle, du type de la drogue ou ce genre de choses, alors ils ont pensé que dans les écoles dites libres ils avaient plus de chance d'y échapper ; c'est une réaction vitale du parent moyen qui a essayé de mettre ses enfants à l'abri…C'est une réaction, en réalité, quant à la masse, quant à la quantité, qui est faiblement confessionnelle, ce n'est pas un grand triomphe du catholicisme.

 

     J.-J. Marchand : Et sans entrer dans le détail de ces polémiques, d'ailleurs brillantes, est-ce que vous vous hasarderiez à prévoir qu'un certain nombre de mots et de mythes vont revenir, je pense en particulier évidemment, à la discipline, à la patrie, etc… Est-ce que vous vous hasarderiez ?

 

     Monnerot :  Nous pouvons avoir à faire à ce qu'on pourrait appeler un retour de bâton de la réalité, c'est-à-dire que devant certaines menaces une discipline peut s'imposer ; nous parlions du sida, c'est un exemple ; devant certaines menaces des disciplines peuvent s'imposer, elles n'ont été voulues par personne, mais le poids impérieux de la réalité a frappé ; cela peut arriver, mais cela arrive en dépit des idées, les idées ne menaient pas du tout là, c'est un coup d'arrêt, presque un coup en traître : l'intelligentsia était heureuse, la permissivité coulait à pleins bords et on a une espèce de coup en traître, d'une chose abominable nommée réalité, qui force tout de même à reculer. C'est possible dans le sens que si on s'obstine à mépriser les avis discrets donnés par la réalité, on risque des grosses mésaventures… C'est la raison par force, c'est ce que Platon appelait la nécessité : il y a une raison qui n'est pas la raison, qui est la nécessité, on est bien forcé de.

 

     J.-J. Marchand :  J'ai réservé pour la fin, paradoxalement, un livre qui est assez ancien puisqu'il date d'il y a vingt ans…

 

     Monnerot : … qu'on a laissé passer il y a 20 ans.

 

     J.-J. Marchand : … mais qui, je crois, est capital parce que c'est le seul où vous parlez du destin, c'est-à-dire finalement de votre métaphysique personnelle. Ce livre s'appelle Les Lois du Tragique, et j'aimerais que, alors que le tragique n'intervient, en principe, pas dans le perspectivisme, puisque vous vous efforcez de comprendre…

 

     Monnerot :  Si, si, le tragique intervient en réalité dans la vie humaine, et c'est le mépris du tragique de la part, notamment de nos gouvernants, qui fait tant d'incompréhension ; par exemple, vous savez qu'on enseignait aux écoliers la morale de Kant, c'est-à-dire : "Fais ce que tout homme devra faire à ta place, etc…" Mais en fait, si nous regardons l'histoire, çà ne se passe pas comme çà : il y a des morales d'état - état avec un petit é - c'est-à-dire il y a le bon fonctionnaire, le bon militaire, ils ont des morales ; mais cela existe aussi sur le plan individuel : il y a des hommes qui ont une morale d'état, comme les héros tragiques, les personnages de Sophocle ou d'Euripide ; c'est un peu tracé par leur généalogie divine, mais il y a des choses qu'ils peuvent faire et il y a des choses qu'ils ne peuvent pas faire, ils sont dans une voie tracée, ils doivent être eux-mêmes, et continuer à être eux-mêmes ; mais c'est la même chose qui arrive quand un homme, par exemple, un diplomate ou un général, a une voie tracée ; c'est ce qui fait que c'est toujours vrai ce que Napoléon disait à Goethe : "La tragédie c'est la politique". Vous avez deux personnes tout à fait imbues de leur devoir d'état, qui vont chacune leur chemin ; je suis perspectiviste, elles ont donc raison de leur point de vue, et il y a heurt : c'est çà le tragique ; le tragique c'est que tout le monde a raison, le tragique c'est que, comme ne dirait pas Sartre, il n'y a pas de salauds ; c'est très grave, il y a des gens qui vont dans leur sens, se heurtent, et ces heurts, cela s'appelle la tragédie ; alors il y a tragédie parce qu'il y a pluralisme, il y a tragédie parce que  justement l'universalisme de Kant je le rejette ; les gens ont une perspective, ont un sens, et les gens les mieux vont dans la perspective qui est la leur, dans le sens qui est le leur, et il arrive, alors c'est là que la tragédie est exemplaire, que les deux héros tragiques se heurtent sur un chemin étroit, et c'est la tragédie ; donc en un sens la tragédie domine les affaires humaines dans la mesure, en somme, où il y a des gens sérieux et qui vont jusqu'au bout de ce qu'ils veulent.

 

     J.-J. Marchand :  Si la politique c'est en effet la tragédie dans le monde moderne, il n'en reste pas moins que les doctrines politiques réactionnaires, libérales, révolutionnaires, sont au contraire des défenses pour masquer la  tragédie, c'est-à-dire qu'on dit aux gens que tout va aller mieux.

 

     Monnerot :  Parce qu'on le croit vraiment ; justement ce qui fait que ce que nous appelons politique, au sens le moins élevé du mot, est assez détestable, c'est que - mais là aussi les intellectuels de gauche ont une grande responsabilité - celui qui ne pense pas comme vous ne peut obéir qu'à des mobiles bas ; c'est la théorie de Sartre : si vous ne pensez pas comme moi vous êtes vendu… à la City… non, c'est à Wall Street, ou je ne sais pas quoi. Et ce n'est pas vrai ; on refuse de voir que des gens qui peuvent être divisés sont des gens également estimables, ils vont dans leur sens ; et Spinoza disait qu'il faut aller jusqu'au bout et qu'il faut quelquefois, en politique, en histoire, c'est-à-dire dans les choses graves, avoir les actions de la haine sans les sentiments correspondants ; c'est-à-dire que nous devons faire notre devoir, et si c'est nécessaire abattre l'ennemi, mais ce qu'on ne peut pas nous demander c'est de le détester ou de le mépriser, parce que nous le comprenons.

 

     J.-J. Marchand :  C'est très proche de Montherlant ce que vous dites là.

 

     Monnerot :  Oh, vous savez, il y a un consensus sur certaines hautes idées de l'Occident, nous pensons un peu tous la même chose.

 

     J.-J. Marchand :  Mais donc, vous essayez d'exorciser dans votre philosophie -  je maintiens le terme de philosophie -  à la fois l'esprit de système et la pensée existentielle, et quel est le fond même de votre pensée ?

 

     Monnerot :  L'esprit de système, on peut considérer que c'est quelque chose d'enfantin, c'est un homme qui pense que résoudre les questions qu'on n'avait pas résolues avant lui, c'est agir de telle sorte qu'il n'y aura plus de questions sérieuses à résoudre après lui ; c'est l'illusion du système, c'est l'illusion de tous les grands philosophes, ce que Kojève a presque caricaturé avec Hegel : la fin de la philosophie, Hegel a tout dit, maintenant c'est une espèce de dimanche, il ne se passe rien, parce que la philosophie a été ; mais l'illusion revient toujours, l'homme du système a toujours l'illusion qu'il va dire les choses définitives, mais il ne sait pas qu'est déjà né quelque part, comme dirait Chateaubriand, un autre philosophe qui va nous dire aussi ce qui se passe, etc…etc…

 

     J.-J. Marchand :  En somme, le fond de votre pensée, c'est que votre vie est consacrée à rechercher la vérité, en sachant qu'elle est, un peu comme dans le paradoxe de Zénon, n'est-ce pas, inatteignable ?

 

     Monnerot :  Non, enfin, çà nous entraînerait trop loin, je crois que l'instrument dont nous disposons ne permet pas d'entrer dans un certain type de discussion, où on valserait sur des pointes d'aiguilles…

 

 

     J.-J. Marchand :  Voudriez-vous nous parler de ce que j'appellerais les rencontres cardinales ou capitales de votre vie ?

 

     Monnerot :  D'abord nous éliminons le secteur de la vie privée. Est-ce des rencontres capitales ? Ce sont des rencontres significatives en tout cas… J'ai été l'élève d'Alain, c'est une rencontre très importante étant donné son mode d'action sur les gens, que j'ai trouvé tout à fait merveilleux ; il vous poussait à être vous-même ; et là j'ai connu des personnages qui ont fait parler d'eux par la suite, comme Simone Weil, personnage assez curieux. Simone Weil, à ce moment-là, quand j'étais bizuth, était agrégative, et elle continuait à suivre les cours d'Alain, ce qui était interdit parce qu'elle venait du dehors ; elle venait en catimini, se mettait au fond de la classe ; elle s'intéressait aux gens qu'elle appelait des gens intéressants et je me trouvais être sur la liste, alors j'ai souvent parlé avec elle. C'était une personne extrêmement dogmatique ; à ce moment-là, c'était Alain, alors elle était dogmatique universaliste, universaliste kantienne, et n'annonçait pas ses conversions futures, pas du tout ; et les rapports étaient un peu difficiles, si vous voulez, parce qu'elle avait tellement raison, elle était tellement dogmatique…  Mais enfin on s'est heurtés sur des points tout à fait significatifs, par exemple, mon goût de l'histoire : elle pensait comme Stuart Mill que l'histoire c'est le compendium des erreurs humaines et des malédictions, et que cela dénotait chez moi une certaine perversité de m'intéresser à l'histoire ; et puis alors il y avait son pacifisme : la dernière fois que nous nous sommes vus m'a laissé un souvenir qui n'est pas sans malaise parce que justement je me préparais à rejoindre mon corps, et je la rencontre, près de chez ses parents - ils habitaient près du petit square de l'Observatoire ; nous parlons longuement des événements et elle me dit que c'est ridicule ces histoires de guerre, que les Français n'ont qu'à se retirer vers le Massif Central et que si quelqu'un décidait de ne pas faire la guerre, la guerre ne se ferait pas ; alors naturellement, avec un énorme bon sens je lui dis : "Mais non, ils nous ferons travailler pour eux". Ce qu'ils ont fait d'ailleurs. Et alors, çà l'agaçait, elle trouvait mon point de vue vulgaire, elle ne m'a pas dit çà, mais finalement on s'est mal quittés , puisqu'on ne devait plus jamais se revoir, elle a dit : "Ah non, j'ai trop mal à la tête, je rentre chez moi !" et voilà. Mais alors c'était une personne… çà ne m'étonne pas qu'elle devienne une sorte de sainte, parce qu'il y avait un phénomène très curieux chez elle, un phénomène presque physique : on ne la voyait pas venir, si vous deviez la rencontrer, elle se matérialisait brusquement à côté de vous. En général on voit venir les gens, j'aime beaucoup les perspectives pour l'œil aussi, je vois venir les gens, mais on avait l'impression qu'elle était parachutée, brusquement on la voyait. C'était une personne très caractéristique : des cheveux raides, des bas écossais qui lui arrivaient là, et des genoux tout rouges, des grosses chaussures à semelles crêpe, une jupe écossaise et un pull un petit peu comme çà, une absence totale de coquetterie féminine. On a eu quelquefois des échanges beaucoup moins passionnants qu'ils auraient pu être à cause de son dogmatisme qui était tel qu'elle était pratiquement impénétrable.

 

     J.-J. Marchand :  Dumézil ?

 

     Monnerot :  Alors Dumézil, c'est le fait du hasard, mais c'est souvent le fait du hasard, les rencontres, puisque Breton, c'est parce que Pastoureau m'a demandé de signer un papier ; et Dumézil : un jour j'étais avec Roger Caillois, qui me dit :"Mais j'ai rendez-vous avec Dumézil…" avec lequel il faisait un diplôme à l'Ecole des Hautes Etudes, sur -je dis les choses comme elles sont - sur l'apparition des spectres à midi ; çà doit paraître quelque chose de très curieux, mais c'était l'apparition des spectres à midi dans la littérature grecque ; et Caillois m'a conduit chez Dumézil, à ma grande surprise ; d'abord je n'ai pas voulu y aller, j'ai dit : "C'est pas sérieux."  Il me dit : "Non, non, çà va l'amuser beaucoup". Et alors je tombe sur un personnage extraordinaire, qui était de plain-pied avec moi, j'avais vingt ans et quelques années, et qui parle de tout et qui vraiment me séduit pour la vie. Je suis toujours resté en relations avec lui, et j'ai été très affecté par sa mort, bien qu'il fût très âgé.

 

     J.-J. Marchand :  Qui d'autre ?

 

     Monnerot :  Le général de Gaulle, çà nous entraînerait trop loin, mais évidemment c'est un personnage qui marque. Quand il m'a reçu j'étais naturellement intimidé, comme tout le monde ; il écoutait ce qu'on disait, il m'a reçu chaque fois que j'ai voulu : je m'entendais avec le commandant de Bonneval, depuis colonel, et puis j'allais le voir, et je lui ai même fait des petits mémos sur des questions, il me laissait parler, il me disait : "Je vous remercie", et on n'a jamais pu repérer dans son action une trace quelconque des avis que j'ai pu avoir donnés… Je ne sais pas pourquoi il faisait çà ; il trouvait que çà faisait bien d'avoir des intellectuels qu'on consulte comme çà. De Gaulle, c'est un mythe. C'est très intéressant parce que c'est un mythe que nous avons fait dans les années 40-42 parce que nous en avions besoin, c'était vital, et ensuite il y avait un homme derrière ce mythe, alors nous avons essayé de nous arranger de l'homme, et alors ce sont les déceptions inévitables quand on part d'un mythe et qu'on rencontre un homme.

 

     J.-J. Marchand :  Et après une si longue vie, passionnée et vouée à la connaissance, accepteriez-vous de parler de la mort ?

 

     Monnerot :  Oui, bien sûr, çà va tout à fait dans le sens de ce que vous me disiez : ce qui m'affecte beaucoup c'est de ne pas savoir la suite, c'est-à-dire de prévoir un moment où il y aura une coupure, comme quand vous dites : "La bobine est terminée", et je ne saurai pas la suite, çà me gêne, j'ai l'habitude de m'intéresser beaucoup à la suite, alors il va y avoir une interruption ; maintenant cet événement, comme je n'ai pas de connaissances particulières là-dessus, cet événement ne me concerne plus…exit. Voilà.

 

     J.-J. Marchand :  Est-ce que vous croyez comme Paul Morand qui était athée, que…

 

     Monnerot :  Ah, mais je n'aime pas ce mot-là !

 

     J.-J. Marchand :  … que nous sommes immortels d'une certaine manière ?

 

     Monnerot :  Je pense que la fonction déificatrice est une fonction dominante chez l'homme, c'est une fonction qui nous marque et qui nous soulève, et qui fait d'ailleurs la grandeur de notre culture et de nos valeurs, et justement, quand il y a faillite, quand il y a défaut de la fonction déificatrice, c'est extrêmement grave, et c'est ce qui nous arrive d'ailleurs à nous, nous Occidentaux de ce petit cap extrême de l'Europe, comme disait Valéry.   

 

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[1] Dans une lettre à André Breton, datant de 1934, Monnerot lui dit que, malade, il n'assistera pas à la réunion de  Contre-Attaque, et ajoute notamment : "Je ne suis pas partisan d'un manifeste-compromis, qui, par définition, ne peut satisfaire personne. Je suis partisan d'une revue de recherches et d'études surréalistes, scientifiques et philosophiques, qui pourrait vraiment faire faire un pas à la phénoménologie… Et la revue serait précédée du manifeste qu'elle implique par définition : un aussi clair et aussi compréhensible que possible plan de travail, où le lyrisme et la sentimentalité seraient amortis en phrases d'aspect technique, et qui n'aurait somme toute même pas besoin d'être signé"… (André Breton, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 591-92, et 1669).

 

[2] Ici, Monnerot a ajouté par la suite ces quelques lignes : Ce que je demandais à mon époque, ce n'était pas des images pour mon cinéma personnel. Un Narcisse tient son époque pour un miroir qui lui renvoie sa propre image. Il pose et danse devant ce miroir, ce dont témoigne maint écrit au XXe siècle. J'ai pu être confondu avec des personnes de ce genre, mais je n'étais pas l'un des leurs.


       







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