Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 





ORIGINAL DE LA REPONSE DE JULES MONNEROT A  MADAME HANNAH ARENDT                       

 

     En 1953, Hannah Arendt publia dans la revue trimestrielle américaine Confluence (n° de septembre) un texte, « Religion and politics », dans lequel, allant jusqu’à  parler de blasphème, elle invectivait Jules Monnerot, l’auteur de Sociologie du communisme, pour avoir appliqué au communisme la notion de religion séculière. Monnerot répondit à Arendt dans une lettre à l’éditeur de la revue, qui était alors Henry A. Kissinger, et celui-ci publia la lettre de Monnerot dans le numéro suivant de Confluence (décembre,1953).
       Cette lettre, on la trouve en français sur internet, mais  ce texte français a été obtenu à partir de la traduction anglaise faite pour la revue américaine. Il nous a paru convenable d’en publier ci-dessous l’original français. (MM)

 

 

« Paris, le 9 Octobre, 1953

     Cher Monsieur Kissinger,

    

     Je vous adresse les très rapides et cursives remarques que me suggère la lecture du texte « Religion and politics » que Mme Hannah Arendt a publié dans le n° de Confluence de septembre 1953.

 

     Mme Arendt (p. 110) s’en prend à ceux qui, moi par exemple, ont parlé de religion séculière à propos du communisme, et leur reproche de confondre idéologie avec religion. Il n’y avait qu’une manière de fonder ce reproche, c’était de définir d’une part l’idéologie, de l’autre la religion, et de montrer, à partir de cette double définition, que ces deux prédicats ne pouvaient pas être inhérents à un même sujet, que le communisme devait être nécessairement l’un ou l’autre, que s’il n’était pas ceci, il était donc nécessairement cela. Malheureusement Mme Arendt ne donne, ni de l’idéologie ni de la religion, une définition qui serait valable ne serait-ce que d’un bout à l’autre de son texte. Le concept de religion n’étant pas défini, rien ne la gène pour en faire sortir ce qu’elle veut, et le concept d’idéologie n’étant pas davantage arrêté, rien ne la gène pour y faire entrer ce qui lui plaît. Ce mode de procéder non rigoureux caractérise assez bien l’essai comme genre littéraire : c’est la circulation fiduciaire d’un numéraire mental sans valeur fixe. Chacun peut donner à ce numéraire la valeur, ou même les valeurs successives qu’il veut. Naturellement le numéraire est inconvertible. Les choses et les faits ne sont pas concernés par des significations aussi fluctuantes.

 

     Conformément à certaines règles ne varietur du genre, Mme Arendt cite Kierkegaard, Pascal, Dostoievski et quelques modernes. Mais le contenu latent de son article n’est pas sans devoir quelque chose à Marx. Notamment ce caractère flottant et trop commode de la notion d’idéologie. La pensée de Marx là-dessus est quelque peu imprécise et fluctuante. Les notions de superstructure et d’idéologie sont quelquefois interchangeables dans Marx. Quelquefois l’ « idéologie » est une des superstructures, les autres étant le droit, les arts, la religion. Quelquefois « idéologie » et « superstructure » sont synonymes ; l’art, le droit, sont des phénomènes « idéologiques ». Dans la définition que Marx donne de la religion, rien ne s’oppose à ce que la religion soit une certaine idéologie à caractères spéciaux. Nous ne trouvons pas dans Marx d’opposition absolue de l’idéologie et de la religion. C’est Mme Arendt qui décrète cette opposition, mais sans la motiver.

 

     A propos d’une phrase citée dans mon livre « Sociologie du communisme » (« God is not only a late arrival in religion ; it is not indispensable that he should come ») Mme Arendt parle de « blasphème ». Qu’est-ce que le blasphème ? Un sacrilège en paroles. Il n’est de sacrilège que par référence à un sacré. C’est au nom d’un sacré, d’une Révélation, d’une Eglise, et se tenant à l’intérieur de cette invisible enceinte sacrée  qu’on peut considérer comme blasphématoire une proposition. Or, sur le sacré au nom duquel et de l’intérieur duquel Mme Arendt fulmine l’anathème, nous en sommes réduits aux conjectures. D’ailleurs nous nous demandons s’il ne s’agit pas de simple inflation verbale, conformément aux coutumes en vigueur dans le genre littéraire « Essai ». On ne peut s’arrêter à une condamnation dont personne ne sait au nom de qui ou de quoi elle a été portée. Mme Arendt estime que dans le livre « Sociologie du communisme » j’ai blasphèmé. Je sais parfaitement au nom de quoi les communistes ont ressenti les blasphèmes contenus dans ce livre : ils ressentaient les blasphèmes au nom d’un certain sacré auquel j’attentais. Je sais moins bien au nom de quoi Mme Arendt l’a ressenti.

 

Le point de vue suivant lequel on étudie la « psychologie » ou la « sociologie » d’une « secte » ou d’un « mouvement », point de vue de la sociologie et de la psychologie religieuses, est un point de vue profane et « profanateur ». Cette profanation par l’histoire, la psychologie, et, si possible, la statistique, avait déjà été appliquée au XIXème siècle aux grandes religions universelles, et notamment à la plus grande d’entre elles. Pour ma part, profanant les profanateurs, je l’ai appliquée, cette méthode, au communisme auquel elle convient bien davantage et auquel elle s’applique beaucoup plus efficacement parce que nous sommes contemporains des communistes. Car les «Vies de Jésus » du XIXe et du XXe siècles, ont échoué dans leur tentative de profanation par l’histoire et la psychologie : elles ont échoué à défaire l’œuvre de dix-neuf siècles ; en réduisant, en minimisant les causes, elles ne parvenaient qu’à faire ressortir l’immensité des effets. La vérité historique administrée au moment de la conception (au sens biologique) du mythe, peut contribuer à le faire avorter. Après il est trop tard. Tel est le sens historique de la plupart de mes écrits sur le communisme, et non seulement des miens. Nous pouvons agir sur l’histoire par des écrits dans la mesure où nous ne sommes pas pressés et où nous n’en attendons pas de profit. C’est le contraire qu’il faut attendre : les vérités ne sont pas bien reçues. C’est décevant, mais c’est ainsi.

  

     Le comparatisme sociologique scandalise en principe le croyant d’une religion révélée. Pour un tel croyant, le mot religion ne comporte pas de pluriel : il y a des hommes et des peuples qui connaissent Dieu, et d’autres, non, et il est scandaleux et tout à fait inadmissible que, par exemple, Baal et le Vrai Dieu puissent d’un certain point de vue se ressembler par certains caractères morphologiques.

 

     La phrase incriminée par Mme Arendt est une sorte d’axiome qui a servi d’hypothèse de départ aux fondateurs de la « sociologie religieuse des peuples primitifs », un de ceux grâce auxquels cette discipline a pu « démarrer ». Ces fondateurs ont pu constater, comme chacun sait, chez les primitifs, des ensembles plus ou moins cohérents de représentations et de pratiques liées les unes aux autres, qui, autant qu’on pouvait s’en rendre compte (ce point n’échappe nullement à la controverse) remplissaient la même fonction, dans la société qu’elles contribuaient à caractériser, que les systèmes religieux dans les sociétés historiques. Comme chacun sait également, ces systèmes ne comportent pas tous de divinités personnelles. Se référant à un mode de pensée plus ou moins explicitement évolutionniste, ces chercheurs et théoriciens les ont nommés formes élémentaires, ou inférieures, ou rudimentaires, de la religion ou de la vie religieuse. Cet axiome commun aux pères fondateurs de la sociologie primitive que j’ai cru bon de rappeler, ne s’applique donc pas directement à notre monde. Quand Mme Arendt écrit, p. 119, « … we no longer live merely in a secular world which has banished religion from its public affairs, but in a world which has eliminated God from religion, something which Marx and Engels still believed to be impossible », on peut ramener ce mouvement d’éloquence à un emphatique contre-sens. Dans le bouddhisme du petit véhicule, et déjà dans le Vedanta, il y a une pensée « en mode opératoire », « connaissance » transformant le connaissant, il y a la marche au « délivré vivant ». Il n’y a pas de Dieu. Mais il y a des monastères et des pélerins. Cela se répandit, puis reflua. Cela naquit, grandit, déclina. Cela subsiste. Les historiens, à quelque confession ou absence de confession qu’ils appartiennent eux-mêmes, ont coutume de nommer cela une religion.

 

     Même si on laisse de côté le schéma évolutionniste que les pères fondateurs de la sociologie primitive avaient dans l’esprit, cette manière de relier toute l’espèce humaine, d’introduire une sorte de continuité entre des choses très hautes et des choses très humbles, a contribué à stimuler la réflexion et l’invention occidentales. C’est dans cette perspective que la Higher religion, la religion universelle, celle qui dépasse, par définition, les limites d’une race, ou de n’importe quelle « société close », est la forme la plus complexe et la plus différenciée, la plus poussée. Un coup d’œil sur l’histoire nous apprend que de telles formes complexes surgissent assez tard, qu’elles supposent, les précédant toutes, une suite d’essais et d’erreurs, qui ne sont ni des calculs sur papier, ni des expériences de laboratoire, mais des drames à la mesure de la scène de l’Histoire. Lorsqu’un monde est parvenu à une telle forme complexe et différenciée, l’histoire nous indique qu’il n’est pas à l’abri des régressions, des résurgences, bref, du retour offensif des formes inférieures, et c’est dans une telle perspective que l’expression  « religion séculière », l’adjectif séculière précisant le sens du substantif religion, peut être prononcé à propos du communisme, comme d’ailleurs de l’hitlérisme. Cela est théologiquement absurde, mais non pas sociologiquement.

 

     Le communiste typique et militant exerçant son activité parmi les bourgeois d’Europe ou d’Amérique, se réfère toujours implicitement à un centre d’attraction collectif et irrationnel qui soutire de l’énergie à ce milieu, détourne » cette énergie et en use contre ce milieu même. Le communiste « bourgeois » est un agent d’auto-destruction du réel au nom de l’irréel. Les croyances communistes sur la fonction de l’armée rouge ou sur celle du M.V.D. dans le monde, ne sont pas des représentations de type réaliste. Tout ce qu’on peut reprocher à ces institutions réelles, peut être écarté par le célèbre argument de la Ruse de la Raison. Ainsi tout mal s’inverse et renvoie à un bien. Ce que de tels marxistes mettent au-dessus de l’Homme, ils ne l’appellent pas Dieu (ils l’appellent le moins possible, il n’est pas très sain de parler de ces choses-là) mais si l’on analyse leur pensée, on arrive à cette conclusion qu’il s’agit de l’Espèce Humaine, mais érigée en abstraction aliénante et mystificatrice, comme le diraient les marxistes s’ils s’appliquaient à eux-mêmes leur critique.

 

     Cette Espèce Humaine qui, fonctionnellement, joue le rôle d’une sorte de divinité, se réalise dans le temps, et c’est l’Histoire, l’apport propre de Hegel, sorte de providence débaptisée, mais non méconnaissable. Le système russo-communiste, ou si l’on préfère russo-sino-communiste, est une « machine à réaliser l’Histoire ». L’homme souffre d’une séparation d’avec lui-même. Le mouvement de l’Histoire va l’en guérir, mais seulement en tant qu’espèce. L’homme singulier dans ce système, l’individu qui est celui-ci ou celui-là, vous ou moi, est, comme je l’ai écrit « le fumier de l’histoire », et chaque religionnaire doit nourrir de sa propre substance, et à plus forte raison de la nôtre, cet avenir mythique. Pour achever ce bref rappel, on sait que, de communiste à non-communiste, dans la vie ordinaire, la preuve, l’évidence, et même la perception, ont perdu beaucoup de leur valeur d’échange. Le communiste a réponse à tout. Ce phénomène caractérise les orthodoxies unitaires : un système d’idées rejette l’inassimilable et assimile le reste, rendant ce reste homogène à lui-même et méconnaissable. Un tel système totalitaire se donne pour science, usurpant le prestige qu’a la science aux yeux des non-savants.

 

     Le mot idéologie ne suffit pas pour désigner correctement une telle réalité. L’idéologie n’est qu’une partie du communisme, qu’on en peut isoler analytiquement. Dans le mode de pensée marxiste, l’idéologie n’est que la justification d’un comportement, un mode de pensée suscité par la conduite et l’action pour assurer leur efficace. Dans le communisme il y a sans doute davantage : une tentative d’unification du système affectivité-activité obtenue au moyen d’une domestication et d’un dressage de l’intellect.

 

     Si le communisme n’avait rien de commun avec une religion, il ne constituerait pas une question, et ne mettrait pas en jeu la guerre ou la paix. Le gouvernement russe n’aurait d’auxiliaires dans les autres pays que ceux qu’il aurait pu suborner au comptant.

 

     Mme Arendt conclut son article en mettant en garde les sociétés ouvertes contre le danger d’opposer au communisme une idéologie de leur crû, et pour parer à ce danger (le plus grand, écrit-elle) sans aucun doute, elle prêche d’exemple. »     (Fin de la lettre)


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