Jules Monnerot répond à Hannah Arendt

 

 






TELEVISION, NAISSANCE D'UN POUVOIR

 

(extrait d'une conférence prononcée le 11 novembre 1970 à la Maison des Centraux, et reprise dans Inquisitions, José Corti, Paris, 1974)

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 SOMMAIRE:



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    1 Les humains les plus conditionnés de l'histoire

 

      On peut dire que notre existence, par rapport à celle de générations du passé moins équipées, est une existence plus conditionnée, et de plus en plus conditionnée.

 

      L'envers d'une domination sans précédent de l'homme en tant qu'animal social, sur son environnement naturel, est une subordination peut-être également sans précédent de chaque individu par rapport à l'environnement artificiel fabriqué par l'homme et qui finit par fonctionner comme un système lié d'astreintes de plus en plus strictes. De même que la lumière et la chaleur sont distribués à domicile de manière instantanée, simultanée, ubiquitaire, uniforme et indifférenciée, des modes, des modèles (de conduite et d'inconduite), diverses sortes d'articles de consommation psychologique, sont distribués, en utilisant les mêmes courants électriques. Et ce qui est distribué ainsi comme le courant électrique, et avec le courant, c'est une dose massive d'effets bruts du mot, de l'image et de la combinaison mot-image. Il s'agit de denrées psychologiques, de denrées qui, consommées, agissent sur le psychisme, et, en général, statistiquement, modifient le comportement du consommateur, entrent à titre de facteurs dans les processus de motivation des actes. Pour l'individu il s'agit donc d'une sorte de motivateur d' origine externe, qui sera donc aussi un modificateur. On peut dire que dans l'histoire apparaissent avec la radio, et plus encore la télévision, de nouveaux centres d'initiative psychologique.

 

     L'homme reçoit, comme il l'a toujours fait, du milieu où il vit, des modèles de conduite, des modèles d'actes et de sentiments.

 

     Nos actes sont en continuité avec nos états affectifs, ils en sont le prolongement, la terminaison, l'issue. Prenons l'état de nos sociétés occidentales antérieurement à l'avènement des mass media : la transmission des modèles de conduite se fait alors dans et par la famille, dans et par l'école, dans et par la profession, l'état, le métier. Et dans et par la culture, en tant que les mœurs baignent dans une culture et qu'il y a façonnement réciproque des mœurs et de la culture. Alain aimait à répéter que le théâtre est le conservatoire des sentiments. Le théâtre et le roman ; de Balzac à Proust et de Meredith à Galsworthy, notre XIXe siècle fut une civilisation du roman. Mais un tel façonnement était insensible et sans contrainte ; ni universel, ni ubiquitaire. Les suggestions des modèles n'avaient rien d'obsédant, elles s'échelonnaient tout au long de la vie des individus en qui coexistaient les modes différentes d'époques successives. Cette lenteur même témoignait d'une continuité organique, d'une homogénéité entre, d'une part, la culture et les modèles de conduite qu'elle suggérait, et, d'autre part, les individus qui se les appropriaient par imprégnation.

 

     Avec les mass media, il va s'agir de tout autre chose. Entre la formation des conduites sentimentales par les modèles classiques et la pédagogie érotique de la télévision, il y a une différence de vitesse ; la nature du medium "qui est le message" modifie en effet la teneur de ce qui est transmis. La télévision, contrairement au cinéma où il faut aller, livre à domicile suivant le mode ubiquitaire de manière immédiate, simultanée et instantanée, à partir d'une source unique dans des conditions de parfaite non sélection, non différenciation des spectateurs, une même denrée psychologique de consommation on ne peut plus facile. Cette denrée psychologique acquiert le caractère sociologique du fait qu'elle est délivrée simultanément et instantanément à un grand nombre d'individus à la fois, qui, bien qu'ils soient la plupart du temps réunis en tout petits groupes (famille, couple…)constituent idéalement le prototype de la lonely crowd. Ces individus relancés à domicile, sont en état de moindre défense psychologique, moins éveillés que dans le cours de leur vie professionnelle.

 

   2 Sa majesté le moindre effort


     Le caractére de la télévision qui recèle peut-être les plus forts risques, c'est la facilité. La denrée psychologique délivrée à domicile est consommable selon le moindre effort. D'où un effet du type "la mauvaise monnaie chasse la bonne". L'occupation non active, la jouissance même faible la plus facile, a tendance à chasser la plus difficile. On ne peut pas soutenir que la télévision n'ait pas réduit quantitativement la consommation d'imprimés (par exemple). Cette loi du moindre effort met toujours en meilleure posture le distributeur psychologique qui bénéficie d'une rente d'inertie. Et la concurrence s'avère impossible. Or ce medium irrésistible  a le minimum d'action vraiment formatrice, dans le sens où l'action formatrice est une action de soi sur soi, déclenchée - mais seulement déclenchée - par un incitateur. Les modèles du mythe, même quand le mythe est reconduit par la poésie, le théâtre, la littérature, sont des appels à l'effort de soi sur soi. Le fait pour un homme de se choisir ses héros, sélectionne des conduites psychologiques d'effort, qui tendent à s'ordonner selon certaines figures ; le modèle est comme le dieu d'Aristote qui meut le monde par l'attraction qu'il exerce. La "facilité" de la télévision est en rapport avec les particularités de ce medium, qui invite à se mêler de tout sans faire aucun effort : une véritable école d'irresponsabilité. Comme c'est le plus facile qui passe le mieux, une facilité sélectionne des facilités. Par exemple les procédés pour plaire, les procédés pour paraître, sont les messages de la télévision qui sont reçus "en priorité". Il y a une sélection par la facilité, tout se passe comme si la facilité de la réception était elle-même une tentation de facilité pour l'activité émettrice.

 

     Il y a une multitude de matières sur lesquelles le consommateur virtuel n'a pas d'opinion d'avance, ou sur lesquelles il a une opinion de seconde main, ou une opinion à laquelle il ne tient pas : en tout cas une opinion toute prête à céder la place. Il ne faut pas sous-estimer cette forme de puissance de qui tient la télévision : le pouvoir de remplir des vides ou des "presque vides". La télévision a ceci de commun avec la religion que si l'on vit avec, elle tend à apporter des réponses à toutes les questions, y compris celles que les gens ne se seraient pas posées, s'ils n'avaient eu la réponse ou pseudo-réponse. Ainsi sont livrées des opinions, des argumentations toutes faites, qui fournissent un rôle facile à jouer devant les autres. Il suffit du minimum de mémoire. En somme on livre à domicile et immédiatiement des opinions et des argumentations... En matière de "prêt à porter" le comportement n'a plus rien à envier au vêtement.

 

La télévision meuble les vides, mais avec quoi ?

 

Car si les mass media sont un pouvoir nouveau, elles sont un pouvoir d'abord vacant. Nous expliquerons tout à l'heure ce mot. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que la montée d'un nouveau mode de puissance se fait de cette manière. Nous en parlerons tout à l'heure. Revenons aux caractéristiques les plus générales des messages que délivre ce fournisseur de denrées psychologiques de consommation instantanée.

 

 3 Didactisme "sauvage" et contre-analyse

 

Ces denrées psychologiques sont souvent des produits de la facilité collective, comme le bavardage, la rêvasserie, l'auto-approbation compensatrice, sont des produits du laisser-aller individuel. Ce sont souvent les modèles que fournit la société comme laissée à elle-même, tombée au plus bas d'elle-même. On peut dire qu'il y a une facilité de la société comme il y a une facilité de l'individu, c'est la même, il ne s'agit avec la société que d'une collection d'individus : prédominance de la pensée non dirigée la plus facile, de la rêverie, et des thèmes affectifs à propos desquels il n'y a pas de pente à remonter. Le consommateur finit par être soumis à ce que Lautréamont nommait "la prédominance du derrière humain dans les raisonnements".

 

Nous avons, certes, dans notre culture, des modèles d'une force de persuasion, d'une pregnance à nulle autre seconde, mais le didactisme sauvage des mass media ne procède pas de maîtres… Laissé pour ainsi dire à lui-même, c'est un didactisme des parties les plus animales, le contraire de ce que les stoïciens appelaient  la partie hégémonique. C'est la partie bridée qui se débride avec ses lamentables ruses que vous connaissez tous.

 

La puissance de propager en grand les modèles de la conduite humaine, échappe à ce qu'avant la télévision on appelait la culture, échappe à la civilisation en tant qu'activité formatrice continue et consciente d'elle-même. Tout se passe donc comme si cette culture, la nôtre, en tant qu'elle est encore en possession d'état, se livrait ainsi sans que personne l'ait voulu, à une sorte de contre-information, de contre-éducation. Par voie de télévision, on peut dire que notre société suggère ce qu'elle interdit, et enseigne ce qu'elle est censée réprouver.

 

Nous avons affaire à un didactisme d'une force d'impact inégalée, mais incontrôlée, une pédagogie non voulue, mais  plus efficace d'être inconsciente, un didactisme sauvage. Ce n'est plus le cours : ce sont, révélateurs en diable, les actes manqués du professeur. Les modèles diffusés par cette pédagogie irrésistible, ce formidable acte manqué d'une société, se trouvent être des modèles descendants. C'est la loi de la facilité qui joue, c'est le plus facile qui passe. C'est bien un tri, mais dans l'autre sens, un contre-tri, ce qui est retenu,  c'est ce qui tombe. Tout se passe comme si la société imposant lourdement ce qui est le plus facile, accélérait un processus de descente en spirale. Le modèle déjà se produit dans le sens de la facilité. La perception sélective de l'auditoire va dans le même sens. Ce sont les caractères massifs du message qui sont sélectionnés, les caractères retombants. Quand les grands stéréotypes abrutissants sont frappés avec cette force d'impact, il n'y a pas de parade critique possible. Un psychiatre germano-américain a pu dire que la télévision était une contre-analyse.

 

 4  Quand un  pouvoir naît

 
 

Un tel phénomène, le caractère sauvage d'une nouvelle forme de la puissance au moment de sa naissance historique, n'est pas sans précédent. Les deux premiers ordres de l'ancienne société européenne, le clergé et la noblesse, ont été semblablement pris de court aux XVIIe et XVIIIe siècles par la montée du nouveau pouvoir qui devait changer la face de la terre : le pouvoir économique. Pour qui observe le changement, qui est l'essence de l'histoire, rien peut-être n'est plus passionnant que le processus selon lequel une occupation devient dominante. Cette domination caractérise de plus en plus les personnes qui exercent cette occupation, et sous cette forme le dynamisme historique en arrive à faire littéralement sauter un ordre social dont la structure excluait la seule pensée d'une telle domination. On dit et on a raison de dire : révolution industrielle. Et l'on a encore plus raison de dire, en parlant de révolution industrielle, qu'il y en a plusieurs. La phase où nous entrons, l'âge cybernétique, nous l'avons dit en commençant, est caractérisé par une subordination sans précédent de l'existence aux moyens de l'existence. Le système de ces moyens, comme s'il s'agissait d'un véritable moule, donne forme à la vie sociale des hommes des pays développés et réduit de plus en plus à la portion congrue ce qui fut autrefois le spirituel et ce qui fut autrefois le politique. L'électronique est commune à un degré ou à un autre à toutes les techniques qui enserrent ainsi, informent, conditionnent la vie humaine. Et comme il advint lors de la montée de la dominante économique, notre société en tant que culture, en tant qu'organisation de l'esprit et du goût, est prise de court, battue de vitesse par la montée des media. Le nouveau pouvoir naît, nous l'avons dit, de manière sauvage : il n'a pas sa place toute tracée dans un ordre qui ne l'attendait pas. La société se trouve assez vite dans un état inavoué, et sans doute inconscient de dyarchie, et ce dédoublement de pouvoir dont l'idée seule est scandaleuse, est censuré par la pensée collective et par ses instances officielles. Dès lors la solution est impossible parce que le problème est interdit. Et nous qui écrivons cela, qui de droit nous tiendra sans doute pour un importun sans intérêt. Les plus grands faits de l'histoire universelle on accoutumé de surgir dans la distraction générale. Ceux que les dominations naissantes expulseront de l'histoire manifestent parfois l'insouciance et l'inconscience des euthanasies réussies.

 

Tout d'abord le nouveau phénomène semble simple particularité d'époque, à laquelle, distraitement, les "ayant droit" font une "place à côté". Ils ne sont d'ailleurs pas longs à en saisir les aspects profitables à court terme, les aspects profitables à leurs courts desseins. Ce ne sont, semble-t-il, que des circonstances, et les politiciens avisés tirent partie des circonstances. Ils assignent une place dans leurs jeux aux phénomènes nouveaux venus, et continuent de jouer.



  5  "Intellectuali secondo strato"

 

Et c'est ainsi que le nouveau pouvoir est une sorte de pouvoir marron. Il se trouve entre les mains de personnes qui n' appartenaient pas jusqu'ici aux groupes dirigeants de la société. Alors que de tels groupes ont coutume de veiller (bien ou mal) à leur propre recrutement, là aussi il se produit des dirigeants sauvages.

 

Il est cependant une différence capitale entre les hommes de l'occupation devenue dominante aux XVIIIe et XIXe siècles, les hommes de l'économie, et les hommes qu'on retrouve aujourd'hui et ici aux commandes des "mass media", les hommes de l'information. C'est que, tandis que les premiers révélaient des qualités passées au crible de l'expérience, des qualités, disons économiques et commerciales (c'est la bourgeoisie conquérante à laquelle de Marx à Georges Sorel tant d'hymnes ont été chantés) on n'en peut dire autant des seconds. Ceux-ci furent à l'origine des journalistes de la presse écrite, recrutés sans critères spéciaux d'aucune sorte, du moins avouables. Dans un pays où il faut subir des épreuves difficiles, des examens tâtillons pour entrer dans les services de l'enregistrement des domaines et du timbre ou des contributions indirectes, il est remarquable de constater que la fonction qui consiste à manier des techniques d'effraction psychologique d'une efficacité et d'une force d'impact sans précédent, est d'abord revenue à des personnes de qui aucune condition préalable n'a été requise. Prenons la naissance de la télévision en France. A cette époque dite du "tripartisme" (Ive République) ce qui a disposé en France des leviers de commande de la plus grande technique d'effraction psychologique connue à ce jour, c'est la contingence historique, façon noble de nommer la conjoncture ministérielle et la loterie politique. On peut dire en général de la première génération des manieurs de télévision que c'étaient des journalistes qui premièrement n'étaient pas les plus rémunérés de la presse écrite, deuxièmement étaient des "apparentés" (directs ou indirects) communistes, socialistes, chrétiens progressistes. Et les voies de cet apparentement étaient quelquefois "humaines , trop humaines". Il y avait d'ailleurs des exceptions. Bref, alors que l'avènement de l'économie a été l'avènement de certaines qualités humaines, l'avènement des mass media, à l'âge cybernétique, a consisté, en France, à confier une puissance démesurée, une puissance à tenter la Némésis, à des "Intellettuali secondo strato", comme eût dit un illustre sociologue italien inconnu à la télévision.

 

Une puissance, que n'avaient pas les âges despotiques, est donc échue à des "enfants de la balle", par l'effet d'une double irresponsabilité, celle de classes politiques le nez sur la prochaine combinaison ministérielle et les prochaines élections, et celle des intéressés eux-mêmes qui n'en pouvaient mais. En dépit des apparences, je n'ai nulle intention satyrique. Ce serait mesquin s'agissant d'un si grand sujet que la naissance d'une domination (fût-elle sans dominateurs).

 

Comme il s'était passé lors de la montée de l'économie, les couches supérieures de la société européenne, au moment de l'apparition des mass media, n'ont pas compris ce pouvoir, n'ont pas compris que c'était un pouvoir. Et quand je parle de couches supérieures, je ne parle pas seulement des groupes dominant l'économie et la politique, je parle aussi de ceux qui dominaient, dominent la culture. Ces derniers y ont surtout vu ce qu'un professeur britannique de mauvaise humeur appelle "a meretricious culture"…Les mass media ont, par leur naissance, par le fait de naître, échappé aux "autorités culturelles" de la société. Nul doute que Richelieu n'ait créé une académie, et Napoléon un institut divisé en classes pour civiliser éventuellement ce genre de phénomène. Mais "habent sua fata institutiones". Et dans son tombeau, le législateur n'y peut rien.

 

C'est le contraire qui s'est produit. L'effet brutal de ce moyen sans précédent d'intervention psychologique est que notre culture se "décentre" ainsi qu'il arrive dans de tels cas de rupture entre la fin et les moyens. Les livres, les universités et même les journaux, furent pour ainsi dire battus d'entrée de jeu sur leur propre terrain. Je ne sais si l'on peut dire que "la mauvaise monnaie chasse la bonne", mais il est indéniable que le processus va vite. La presse écrite est prise dans de gigantesques tenailles. Une branche est la suppression, par le foisonnement des automobiles, de tout temps de lecture au sortir du travail, l'autre la facilité  de la télévision, pour tous ceux qui rentrent chez eux fatigués. La presse écrite est ainsi condamnée à plus ou moins longue échéance à se transformer pour survivre. De plus, selon la vérité macluhanienne, il n'est pas question d'introduire le même "contenu culturel" dans ces véhicules nouveaux. Le message et le medium sont en effet en rapport d'inhérence réciproque.

 

Ainsi au sein d'une culture se développe une sorte de corps parasite qui se nourrit du corps principal, mais à sa manière. Nous avons tous vu comparaître à la télévision l'astrophysicien, le poète ou l'aviateur, à qui le meneur de jeu laisse la parole le temps qu'il faut à n'importe qui pour avoir l'air d'un imbécile. Pour se tirer de ce mauvais pas, il ne faut pas être génial, seulement télégénique.

 

 6  Vedettes ex nihilo

 

Inversement, à la télévision se créent ex nihilo des "hommes illustres" que Plutarque n'avait pas prévus, et la raison de cette illustration est que, étant seulement apparus, mais à doses massives et massivement répétées, ces télégénètes jouissent en somme des effets de la célébrité sans en avoir produit les causes : ces grandes actions, ces grandes pensées, ces puissants travaux qui jusqu'à présent avaient imposé à la mémoire des hommes des effigies et des noms… Les Romains ont tiré le mot "noble" du radical linguistique qui signifie "connaître". Un présentateur de télévision sans tare physique rédhibitoire peut être assez vite député, et circuler ainsi horizontalement à l'étage des notoriétés. Il y a un principe de substituabilité des vedettes, qui finira par s'appliquer un jour ou l'autre de manière "drastique".

 

Cette voie simple, on ne peut plus directe, vers l'illustration, se surajoute aux autres, sans plus. Mais comment alors une semblable voie ne contribuerait-elle pas à la "décentration" traumatique et démoralisante de la culture organisée ?

 

Mais les effets de ces mass media ne perturbent pas moins ce que nous appelons "le pouvoir" que ce que nous appelons "la culture".

 

La puissance de l'information, en France, mais non seulement en France, s'est déclarée, a grandi, en dehors du cadre historique du pouvoir. De même que la structure de la société d'ancien régime n'admettait pas l'économie comme puissance, mais seulement comme attribut et conséquence de la puissance, la société en voie d'industrialisation à formule démocratique, ne comporte originairement pas à titre de partie intégrante, l'information comme puissance. La société européenne depuis qu'elle existe à partir de la fusion de la romanité et des envahisseurs barbares, avait comporté une fonction pensée, qui était aussi un pouvoir d'examen, une fonction doctrinale. La délimitation de cette fonction noble entre toutes, est au centre de la lutte entre les deux puissances universelles de la chrétienté, la puissance dite temporelle et la puissance dite spirituelle[1].C'était une lutte pour le contrôle psychologique de la société.

 

 7 La démocratie frappée d'impuissance

 

La formule politique démocratique sous des formes diverses et avec de fortes variantes, est officiellement assumée par nos successifs  régimes depuis un siècle (on peut même dire depuis 1830 ou même si l'on prend la Restauration pour une parenthèse, depuis 1789. Cette formule repose sur des présupposés philosophiques. Le commentateur arabe d'Aristote, qu'on nommait jadis Averroès, pensait que le "    ", l'intellect, était répandu à travers la société des hommes, un des moyens de le faire régner sur tous était d'aller le chercher en chacun ; ainsi l'intellect dispersé parmi les hommes pouvait être rassemblé grâce à des procédures comme le vote, destinées à soumettre les sociétés humaines à l'empire de la décision raisonnable.

 

 L'histoire des idées abonde en cheminements secrets : le fait est que les idées dites à tort du XVIIIe siècle, sur lesquelles est fondée la formule politique démocratique, procède directement de là par des relais aussi distincts que l'Eglise catholique et le protestant latitudinaire John Locke. L'idée que chaque homme est raisonnable, au moins virtuellement, capax rationis, légitime le vote majoritaire, qui n'est qu'un moyen d'aller chercher la raison là où elle est. Et les insuffisances de l'homme à ce point de vue proviendraient de ce qu'il est insuffisamment éclairé. Le jeu combiné du progrès des lumières et du bulletin de vote invite ainsi à une perspective politique et sociale optimiste. Et c'est ce que postulent nos formules politiques démocratiques. Mais si l'homme ne se montre pas en fait capable de raison, si la raison n'est pas invincible en lui, si ce qu'on appelle raison peut être efficacement "contré" par des techniques adéquates, s'il y a des techniques de contrôle psychologique pratiquement irrésistibles et des techniques d'effraction psychologique pratiquement efficaces, des techniques de conditionnement pratiquement sans réplique, la formule politique démocratique risque d'être frappée d'impuissance, en tout cas elle risque de ne plus pouvoir jamais être ce qu'elle était avant que de tels constats aient été faits. De quoi les puissances dites totalitaires du XXe siècle ont donné la démonstration historique avec la seule radio. Elles seules d'ailleurs s'étaient politiquement constituées ou plutôt reconstituées de manière à intégrer sans reste le contrôle et la direction psychologique d'un peuple dans l'appareil du pouvoir. L'existence des mass media, systèmes conditionnants aptes à bloquer l'arrêt réflexif, et par l'attraction de modèles diffusés ubiquitairement, aptes à agir puissamment sur la motivation, donc sur les actes, l'existence des mass media met la démocratie en état de contradiction.

 

 8 Gnose sinistre et mass media

 

La formule politique démocratique s'est défendue de plusieurs manières contre ce genre de critiques. Une nuée d'enquêtes et de travaux déclenchés aux Etats-Unis tend à prouver que la télévision confirme surtout les idées antérieures du sujet, qu'il perçoit sélectivement, ou qu'elle agit par l'intermédiaire de personnes influentes, les opinion leaders. (Mais ce ne ferait que déplacer la question). Ces enquêtes d'ailleurs sont de très bonne foi aux Etats-Unis où la formule politique, en dépit des mêmes mots est assez différente. Les chaînes de télévision américaines sont des entreprises privées concurrentielles. Les programmes sont en général offerts par des entreprises privées concurrentielles qui usent de sondages pour connaître les effets d'une émission sur le public, et pour toujours plaire. Dans ces conditions le public peut avoir l'impression que s'il est conditionné, c'est parce qu'il le veut bien. Ces pratiques sont parfaitement homogènes au reste du système social et politique des Etats-Unis. Dans ce pays les universités, les hôpitaux, les Eglises variées sont à base de fondations privées. Et la fondation est une variété d'entreprise. Un élément fort de non-conditionnement peut venir de ce pluralisme tant qu'il est vigoureux. Mais assez curieusement cette liberté et ce pluralisme devaient favoriser les invasions, les épidémies psychologiques doctrinalement les moins compatibles avec elles : ce sont les paradoxes de la réalité. La télévision, la radio aux Etats-Unis sont supportées directement par le public, dont les désirs recueillis par sondages sont déterminants. Et ceci sans contrôle de la puissance publique. Les télévisions américaines montrèrent par exemple des images de la guerre du Vietnam, donnèrent la parole à des "contestataires"… Ceci était et est l'effet d'une conception strictement libérale. Et la loi de la facilité joue. Tandis que les propriétaires de chaîne de télévision encaissaient les dividendes de la contestation…

 

Mais ceci est également un exposant quasi exemplaire d'une contradiction majeure de cette conception libérale. C'est que le libéralisme en ces matières offre au non-libéralisme un terrain de manœuvre dont ce dernier n'eût pas osé rêver. Aux Etats-Unis, la liberté économique, la balance de pouvoirs politiques qui se limitent réciproquement, la mobilité sociale, sont de fondation  et n'ont pas été conquis comme en Europe, dans la mesure où elles l'ont été, au prix de crises dramatiques. La société américaine n'est pas née d'un "ancien régime"  et de la lutte contre un ancien régime. Il y a toujours une différence historique profonde entre les pays qui ont eu une féodalité, et ceux qui n'en ont pas eu. Pour des raisons différentes, aux Etats-Unis comme en Europe, les techniques de contrôle psychologique apparues avec le développement des mass media n'ont pas semblé poser d'emblée un problème de direction politique. Mais ce n'était que partie remise. La liberté même dont jouissaient les mass media par rapport à la puissance publique, allait permettre aux phénomènes subversifs et révolutionnaires d'être relancés des Etats-Unis sur le monde entier comme on le vit bien entre 1965 et 1970. Les Etats-Unis ne sont-ils pas le pays le plus développé ? La prophétie marxiste est sauve… par delà le malencontreux "intermède tartare".

 

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[1] Ce sujet de "la lutte entre les deux puissances universelles" a été traité par Monnerot dans sa Sociologie du Pouvoir, en 1964, inédite.

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