Témoignage


Une introduction à l' oeuvre de Jules Monnerot

 


JULES MONNEROT  ANNEES 50


Jules Monnerot (1908-1995) est connu comme le sociologue français qui, le premier, a fait voir le phénomène communiste dans toutes ses dimensions et en a révélé la signification profonde. Ce que l’on sait moins, c’est qu’auparavant, il avait donné les bases d’un renouveau de la sociologie française ; il jugeait en effet stérilisantes les règles de l’Ecole durkheimienne qui régnait alors à la Sorbonne, et son premier soin avait été, dans un livre intitulé Les faits sociaux ne sont pas des choses [1], d’exposer sa propre méthode qu’il compléta et approfondit plus tard dans un ouvrage en deux volumes, Intelligence de la politique [2]. Il disait appartenir à la lignée de sociologues européens qui va de Montesquieu à Pareto et Mosca, en passant par Tocqueville, Taine et Sorel.

 

Monnerot a illustré sa méthode d’ouvrages destinés à la compréhension de l’histoire, en décrivant les grands phénomènes historiques du XXe siècle : le communisme [3], le fascisme [4], la révolution [5], les intellectuels  [6], la guerre  [7], sous ses formes non militaires, en particulier la « guerre psychologique » dont les media sont l’instrument, et l’enjeu : « l’empire sur les âmes ». Grand connaisseur de littérature et de poésie, il fut aussi, traitant du surréalisme [8] ou de la tragédie [9], sociologue de notre culture, et même auteur de fictions [10].

     

      Monnerot pensait que les sciences humaines devaient aboutir à un meilleur gouvernement des hommes : « L’enjeu est d’importance, on peut même dire qu’il y va exactement de tout »[11]. Il a souvent essayé de se faire entendre du pouvoir : « Les intellectuels pensent que le pouvoir c’est le mal. Moi, je pense que le pouvoir ce n’est pas le bien ; mais le pouvoir peut faire du bien, et çà vaut mieux qu’il le fasse »[12].Ce qui explique que sans jamais cesser d’étudier l’homme dans son être, ses actions, son histoire, il soit quelquefois descendu dans l’arène[13]

     

      Jules Monnerot était un Français de l’empire.

 

LA PATRIE DE JULES MONNEROT


L’empire colonial français (Affiche pour l’exposition coloniale de 1931)

 

Il est né à La Martinique dans une famille de juristes et de marins d’origine charentaise, dont l’ancêtre était venu s’installer dans l’île après la Révolution, sa famille ayant  été  ruinée sous la Terreur. Son arrière-grand-père avait épousé une métisse, tandis que la sœur de celui-ci épousait le comte de Gobineau (l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines).

 

 


Le père de Jules Monnerot Son père, avocat, avait connu Péguy et Sorel alors qu’il était étudiant à Paris. Devenu socialiste, il avait opté pour le communisme au congrès de Tours en 1920, et fondé à Fort-de-France le journal Justice . « C’était un homme de gauche parfait, dit Monnerot, mais enfin il m’a laissé avoir des curiosités qui n’étaient pas de gauche. Intellectuellement il était très sérieux : il  voulait qu’on prenne connaissance de tout ; si on avait une position politique, la simple honnêteté exigeait qu’on prît connaissance de la position adverse. J’ai été élevé comme çà, il faut savoir le non si on sait le oui »[14].

 

      Alexandre Dumas et  Montesquieu sont à l’origine de sa vocation. A sa passion pour l’histoire, Montesquieu qu’il découvre au cours de ses études secondaires au lycée Schoelcher à Fort-de-France,  ouvrait la perspective de la science politique. Un mot sur la bibliothèque de son père qui lui permit de se familiariser des auteurs et des doctrines essentiels à ses travaux futurs, qu’il s’agisse des théories marxistes, de Georges Sorel et sa conception des mythes, des œuvres de Vilfredo Pareto ou de Gaëtano Mosca, « deux Italiens que l’Université française semblait ignorer » : il s’en étonne quand il arrive à Paris pour y poursuivre ses études[15] en 1926.

     

      Interne au lycée Louis-le-Grand où sont nombreux cette année-là les jeunes gens qui deviendront célèbres (Jacques Talagrand, le futur Thierry Maulnier, Robert Brasillach, Paul Guth, Léopold Sédar Senghor, Roger Vailland, etc…) une pleurésie[16] au cours de son premier hiver en France, le renvoie dans son île natale. Il revient au printemps de l’année suivante, au lycée Henri IV. Dans la classe du philosophe Alain il obtiendra les notes les plus élevées ; c’est pourtant la philosophie qui l’élimine à l’oral du concours d’entrée à Normale en 1930. Rappelant ces faits, il précisait qu’il avait repris les principes de son exposé du concours dans Les Faits sociaux ne sont pas des choses, que ce livre fut pillé (sans pour autant être cité), ces mêmes principes ayant en fin de compte été admis par tous… Parmi ses amis dans la classe d’Alain, Louis Poirier, le futur Julien Gracq, qui refusera le prix Goncourt en 1951.

     

      Au sortir d’Henri IV, un certain flottement règne dans les projets de Monnerot, qui « conçoit des doutes sur ses aptitudes à l’orthodoxie universitaire française »[17]. Licencié en philosophie, il se donne un programme d’études pluridisciplinaire, « en dehors des compartimentages universitaires » : les grands classiques d’ethnographie et d’ethnologie européens et américains, la biologie et l’histoire de l’évolution, mais aussi la linguistique, l’histoire ancienne, l’histoire moderne, l’histoire de la philosophie, Freud et les techniques psychanalytiques. Il n’abandonne pas pour autant la littérature et la poésie qui ne cesseront jamais d’encombrer son chevet, avec les science-fictions, les romans fantastiques et les romans policiers.

     

      Il se marie en 1932[18]. La même année, il rencontre André Breton et les surréalistes :


     « Dès que je me suis trouvé dans le champ surréaliste, écrit-il, j’ai été aimanté »[19].



The disturbing muse 1916La petite revue, Légitime défense, qu’il fait paraître en juinMAMA PAPA IS WOUNDED 1927 1932, avec d’anciens camarades du lycée  de Fort-de-France – (« Nous prenons le train d’enfer de la sincérité ») – qui contenait notamment une critique de la bourgeoisie métisse des Antilles, et un éditorial se réclamant à la fois du matérialisme dialectique et du Surréalisme, est inséparable de ce « champ surréaliste ». « Champ surréaliste » où l’on avait rejeté le style de vie qu’offrait la IIIe République, où l’on n’hésitait pas à pratiquer la provocation et même « le scandale pour le scandale », comme si l’on voulait « mettre de l’infranchissable entre la société et soi ». Légitime défense n’eut qu’un numéro. Autre texte de Monnerot à la même époque : A partir de quelques traits particuliers à la mentalité civilisée publié dans la revue de Breton, Le Surréalisme au service de la révolution (mai 1933). C’est chez Breton que Monnerot et Caillois se sont rencontrés pour la première fois. Leurs itinéraires divergeront, mais l’amitié qui les lia laissa des traces. Interrogé sur Monnerot en 1971 par Jean José Marchand[20], Caillois a répondu : « J’aurais voulu être comme lui ».

 

 

Wassily Kandinsky composition VII  - 1913

MELANCOLIE et MYSTERE d'une rue -1914Parlant de cette époque, Monnerot a dit : « J’ai été, très jeune, au début des années 30, un sympathisant communiste du genre critique[21] ». On a vu que « le genre critique devait l’emporter rapidement sur les sympathies »[22]. De fait, assez vite, Monnerot se désintéresse des activités des surréalistes qui tentaient d’établir une sorte d’union avec le parti communiste. « Mes échanges réels avec les surréalistes, écrira-t-il, ont été bloqués par ceci : je savais que les postulats marxistes admis par eux étaient des postulats, et j’étais déjà entrain de savoir que c’étaient des postulats à rejeter… Bien entendu, en 1932 je n’étais pas en état de déposer de telles conclusions, mais elles sont le résultat d’un examen déjà commencé, et j’en avais compris assez pour espacer mes visites au café dès l’hiver 1933 »[23].

 

     THE NOSTALGIA OF THE INFINITE  -  1911 L’examen critique du marxisme qu’il avait  entrepris le conduisit à étudier à fond Hegel et Feuerbach, à faire une lecture complète de Marx, Lénine, Trotsky, des austro-marxistes, des marxistes allemands, etc… et, parmi les critiques du marxisme, à reprendre Les systèmes socialistes   de  Pareto. Il profita de cette plongée dans le marxisme pour faire un diplôme d’Etudes supérieures de philosophie sur notamment la notion de Praxis  chez Marx[24].

 NUREMBERG 1933

      Les événements d’Allemagne – Hitler arrive au pouvoir en 1933 – invitaient à se situer politiquement. Monnerot dira[25] qu’ « à cette époque il n’en était plus au bien et au mal », et qu’il « voyait déjà des forces entre lesquelles il fallait choisir de  manière relative ».


      

        En 1934 il adhère au Front commun antifasciste, appelé ensuite Front social, que Gaston Bergery,  député radical, avait créé indépendamment des communistes, et qui « tendait à dominer, en France, la dualité droite-gauche ». Il a expliqué[26] qu’autour de Bergery, des jeunes gens avaient espéré travailler à une recomposition de la société et de l’Etat français, en vue d’affronter efficacement la crise économique et le péril extérieur. On sait que l’entente des trois partis : radical, socialiste et communiste, l’émergence du Front populaire, eut raison du mouvement de Bergery.


       Dépasser la division droite-gauche fut une constante des positions politiques de Monnerot. Il qualifiait la division droite-gauche de « solécisme politique », et d’erreur l’élection du Président de la République au suffrage universel, qui, disait-il, aggrave et perpétue cette division des Français.

 

      Vers la même époque, Monnerot s’intéresse plus particulièrement  à Nietzsche. Au cours d’Alexandre Kogève sur Hegel, il rencontre Georges Bataille qu’il admire pour ses écrits dans La Critique sociale[27], revue de Boris Souvarine, dont le Staline paraît en 1935. Il retrouve Simone Weil qu’il avait connue dans la classe d’Alain. Roger Caillois lui fait faire la connaissance de Georges Dumézil.

 

      Le Front populaire gagne les élections en mai 1936, la guerre civile espagnoleSalvador Dali Premonition of civil war 1936 commence en juillet. C’est dans ce contexte que se situe l’épisode de la revue Inquisitions, qu’Aragon et Tristan Tzara[28] proposent à Monnerot et Caillois de diriger avec eux. Cette revue devait être l’organe d’un Groupe d’études pour la phénoménologie humaine : « Je ne suis pas Aragon, je ne suis pas communiste, vous faites ce que vous voulez ». Au sommaire du premier numéro, outre les quatre directeurs : Gaston Bachelard, Jacques Spitz, André Chastel, René Crevel, Etiemble, etc… Dès la préparation du deuxième numéro, Aragon ne tient pas sa parole, il veut que la revue prenne parti pour l’Espagne républicaine et appelle à combattre au côté des révolutionnaires espagnols. Monnerot refuse : « Ce n’est pas dans nos conventions ». Insistance d’Aragon, refus persistant de Monnerot : « Je n’envoie pas les autres aux guerres où je ne vais pas !» Et il prend la porte suivi par Caillois, ce qui mit fin à la revue et au groupe d’études. La contribution de Monnerot à l’unique numéro d’Inquisitions a pour titre :  Remarques sur le rapport de la poésie comme genre à la poésie comme fonction.

 

      Monnerot n’a pas fait partie de ceux qu’on a appelés « les non-conformistes des années Trente » . Il leur reprochait de « préconiser ce qu’ils préféraient sans en savoir  assez »[29] : une étude approfondie des problèmes lui paraissait devoir précéder la réponse au «Que faire ? » Le Collège de sociologie qui lui doit son nom devait, selon lui, répondre à cette nécessité. Conçu dans des conversations avec Bataille, puis Caillois et quelques autres, « ses objectifs majeurs étaient d’analyser les mythes, le pouvoir[30] et le sacré qui sont au centre de toutes les sociétés ». Des divergences apparurent, et Monnerot ne participa pas aux conférences et débats publics auxquels le projet donna lieu entre 1937 et 1939, estimant que « les moyens d’échapper au dilemme conformisme universitaire-futilité littéraire, n’avaient pas été trouvés »[31]. André Masson dans le tour du sommeil 1938Il avait par contre donné un texte à la revue Acéphale que Bataille avait créée avec le peintre André Masson.[32]    

 

     Attaché à la Bibliothèque nationale (1936-1939) il remplit un programme de recherches et de lectures, notamment des grands historiens anciens et modernes,  d’Hérodote à Busolt. En même temps il collabore à la revue Volontés de Georges Pelorson, qui le fera entrer au journal Paris -Midi. L’enquête qu’il fit en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur le thème de la direction de conscience en Occident (« Il y a toujours eu des Directeurs de conscience en Occident », qu’en est-il depuis « la déchristianisation commencée au XVIIIe siècle ? ») et à laquelle plus de 70 personnalités répondirent, parut dans Volontés[33]. Les questions posées, comme les commentaires qu’il fit des réponses, montrent que le programme de ses travaux était déjà tracé, et qu’il était en possession de tous ses moyens.

 

      Réformé en 1933 pour raisons de santé, reclassé service armé sur sa demande en The anxious journey 19131939, il fut sergent au 2ème régiment de tirailleurs algériens pendant la guerre de 40. Veuf depuis 1936, il s’était remarié[34], et c'est dans une exploitation agricole de l’Ile de France que, démobilisé, il rejoint sa famille, en zone occupée. Il a perdu un frère, tué dans la Meuse. Dès sonSa patrie retour, il explique que les puissances maritimes gagneront, et que, contrairement à ce qu’on croit à Vichy, une « révolution nationale » ne peut se faire alors que l’ennemi occupe le territoire. C’est en de Gaulle qu’il place ses espoirs. Un frère de sa femme a déjà gagné l' Angleterre pour continuer le combat ; l’autre, sorti de l’enfer de Dunkerque, est rentré via l’Angleterre. Avec lui, Monnerot va faire partie du réseauPRISONNIERS A BUCHENWALD qui s’appellera plus tard « Ceux de la Libération », que commence à organiser dès octobre 40, un ancien professeur de mathématiques de ses beaux-frères, au lycée Hoche à Versailles, Julien Guadet (qui siègera à l’Assemblée consultative d’Alger). Fin 1943, le réseau est démantelé par des arrestations, dont celle de son beau-frère. Monnerot trouve refuge à Paris dans l’appartement du photographe Henri Cartier-Bresson. Son beau-frère est déporté, le chef du réseau, Roger Coquoin, neveu de Guadet, tué par les Allemands.

 

      Monnerot poursuivit des études sous l’Occupation : les philosophes allemands, Le Traité de Sociologie générale de Pareto, le Droit constitutionnel, et toujours Sorel et l’ethnographie. Il travaille aussi à des livres qu’il ne veut publier qu’à la libération du territoire. Il entretient des relations suivies avec Daniel Halévy (l’auteur de Charles Péguy, La Fin des notables, etc…) dont il avait fait la connaissance avant la guerre, et chez qui il rencontrera notamment Pierre Boutang, Alfred Fabre-Luce




AX ERNST EUROPE AFTER THE RAIN II 1940-42

   



       Le passage de Monnerot chez les surréalistes nous vaut son premier livre, La Poésie moderne et le sacré, paru chez Gallimard en 1945. Evénement littéraire « qui a débordé la littérature »[35]… « le surréalisme décèle un état critique… de toute la configuration sociale qui l’a produit »[36], écrit-il. Ce fut une « révolution de la sensibilité ». Et, prévient-il, « on ne saurait parler de ces choses si l’on y est tout à fait étranger…Une telle étude porte (donc) la marque … de la subjectivité ». Mais, souligne Monnerot, un parti pris d’objectivité « équivaudrait à un aveu d’incompréhension… l’homme qui se prétend « objectif », il n’y a rien là dont il puisse parler »[37].

 Infinite divisibility 1942 Yves Tanguy

      Monnerot applique au surréalisme sa méthode d’une sociologie « compréhensive », mais aussi « descriptive à la manière de l’entomologiste », exposée dans Les faits sociaux ne sont pas des choses, qui paraîtra un an plus tard. En même temps il fait varier les perspectives. On passe d’un « rapprochement » entre surréalistes et gnostiques à une longue incursion dans l’ethnographie. Pour lui, les pensers onirique et mythique, le penser poétique, l’insolite et la magie, les coïncidences, hasards, présages, rencontres, les lieux et instants privilégiés, tout ce qui donne "un sentiment-de-présence-autre », bref, « tout ce que Breton nomme surréel », nous ramène au primitif pour qui réel et surréel ne font qu’un : « ce primitif que l’homme moderne porte en lui », et « à qui le surréalisme donne la parole », souligne Monnerot qui, au passage, fait la critique de la « mentalité primitive » selon Lévy-Bruhl – car « l’idée de « mentalité primitive » nie l’inconscient du civilisé et la logique du sauvage ».

 

      Apparaît dans ce livre un des grands thèmes de Monnerot, la puissance méconnue du sacré dans les sociétés modernes[38] : « L’attitude agressive des surréalistes fut à l’officiel, substitut déchu du sacré et symbole caricatural du sérieux, ce que le sacrilège est au sacré »[39]. Dans les « conduites de scandale » des surréalistes, Monnerot décèle, sinon des aspirations religieuses, en tous cas un besoin de sacré : « Ils ne savent … à quel saint se vouer »[40]. Plus tard, il dira qu’ «  ils avaient une signification historique à la hauteur de laquelle leur conscience ne s’est jamais hissée »[41]… Il reste que « le surréalisme ne se réduit pas aux pensées, manifestations et œuvres de Breton et de ses amis… Son échec est celui d’une époque, et ses réussites entrent dans la texture même de notre monde » [42].

 

      Deux  autres livres paraissent l’année suivante : On meurt les yeux ouverts, recueil de trois fictions dont l’une, L’Heure de Fallandra, se passe sous l’Occupation, et Les Faits sociaux ne sont pas des choses, déjà mentionné, qui est un premier exposé de sa méthode sociologique : Monnerot écarte les thèses de l’Ecole française de sociologie définies par Emile Durkheim   [43]. Pour Monnerot, la sociologie ne peut être que la résultante de toutes les disciplines relatives à l’homme lui-même : l’histoire qui décrit ses actions ; la psychologie, la biologie, l’éthologie, qui les déterminent et les expliquent ; la philosophie où il organise ses pensées.

 

      Il montre que la sociologie naît de l’intérieur même de l’histoire, qui permet des comparaisons révélatrices de constantes, de modèles qu’il appellera « modèles polyhistoriques » ; que l’ethnographie, « l’histoire des peuples sans histoire, fait partie de l’histoire », et même se confond avec la sociologie[44] ; que la psychologie, elle, est constitutive de la sociologie, qu’il y a continuité de l’une à l’autre. Il y revient longuement dans Intelligence de la politique[45].

 

      Partant d’apports de la phénoménologie allemande – Husserl, dit-il, « a indiqué leur démarche propre aux sciences de l’homme » - Monnerot montre que la sociologie n’est pas une science d’explication comme les sciences exactes, mais une science de la « compréhension », au sens « d’intelligibilité immédiate d’un phénomène » que nous saisissons par référence à notre propre expérience vécue. Or l’homme est conditionné par sa situation affective et historique (il est une « condition humaine située et datée ») ; le sociologue n’échappe pas à cette condition, il donne une signification à l’histoire en se référant à un vécu qui est le sien, donc inséparable de la valeur qu’il lui donne, elle-même liée à son affectivité. Ce qui pose le problème de la subjectivité, donné qu’on peut d’autant moins supprimer, poursuit-il, que « la subjectivité est le seul mode d’appréhension de certaines essences ». Dans certains cas la passion elle-même peut être un instrument de connaissance : Monnerot parle alors de « clairvoyance pathique[46] ».

 

      Dans des domaines comme la sociologie politique ou la sociologie religieuse, « l’irruption inévitable de la compréhension donne sur tous les écarts de la subjectivité ». Ces «  difficultés propres à la sociologie » conduisent Monnerot à faire « la sociologie de la sociologie »[47]. Pour saisir le sens d’un mouvement social, dit-il, « une condition humaine située et datée » ne peut le faire « que si elle est saisie par lui ». « Traversée par ce mouvement… il faut encore qu’elle le voie comme du dehors » ( « la compréhension poussée jusqu’à l’identification doit alterner avec l’analyse objective et lucide »). L’extrême difficulté d’une telle position, ajoute Monnerot, fait le prix de certaines expériences de Georges Sorel[48] ». Le sociologue doit donc être capable de se contester lui-même comme sociologue, de se mettre en  question, démarche qui implique la philosophie. Comme l’histoire et la psychologie, la philosophie est nécessaire à la sociologie.


Autre aspect de la question développé par Monnerot : la sociologie compréhensive n’existant que par référence au vécu, elle est donc en dernière analyse une sociologie du présent. Cela n’est pas toujours sans conséquence pour le sociologue, car « la vérité peut avoir un caractère vésicant » : « Il y a des époques et des sujets brûlants où la vérité est singulièrement corrosive et où il existe toutes sortes d’appareils protecteurs contre son action »[49]. Et il constate que « ceux à qui on doit principalement la possibilité même d’une sociologie compréhensive : Saint-Simon, Comte, Marx, Nietzsche, ont été des hommes en dehors de la science constituée, sans profession et sans mandat »[50]. C’est bien ainsi, en dehors de la sociologie officielle française, qu’à ses risques et périls, Monnerot va appliquer sa méthode « compréhensive » au plus grand fléau du XXe siècle : le communisme.

     


LENINE et STALINE propagande 1933

 

      Le retour des partis politiques à la Libération (non souhaité par Monnerot) impliquait celui du parti communiste, qui revenait en force après avoir « noyauté » la plupart des mouvements de résistance ignorants des méthodes de « ce parti pas comme les autres ». Et tandis que la moitié de l’Europe tombait sous la coupe de l’Union soviétique, il investissait la société française, dominait les intellectuels. De 1946 à 1948, Monnerot publie dans la revue de Robert Aron et Lucie Faure[51], La Nef, une série de cinq articles[52] sur le marxisme et le communisme qu’il dénonce comme un obscurantisme et un totalitarisme.

23 FEVRIER 1948 - COUP de PRAGUE





Le « coup de Prague » en février 1948 le détermine à traiter le sujet dans son entier : Sociologie du communisme, dont il a intitulé le premier chapitre : L’ « Islam » du XXe siècle,
paraît en juillet 1949 chez Gallimard.


        


     



Le COMECON  créé par STALINE en 1949Monnerot décrit le communisme comme laL'Internationale Communiste janvier 1933 conjonction de trois facteurs : une religion séculière conquérante, qui anime une organisation subversive mondiale, aux ordres d’un Empire despotique et totalitaire, maître de l’orthodoxie.


 

BATAILLE DE POITIERS

Caractéristiques qui mettent en évidence chez les communistes cette confusion du politique et du religieux, propre à l’islam. Est-ce le réveil de l’islam aujourd’hui qui facilite la compréhension de ce phénomène ? 

M. Maxime Rodinson,orientaliste bien connu, et ancien communiste, qui considérait autrefois comme « paradoxales, presque hérétiques », les vues de Monnerot, reconnaît aujourd’hui que « l’islam et le communisme présentent une ressemblance frappante »[53].



Comment s’y prenaient les communistes pour masquer ces caractéristiques ; leurs procédés d’expansion, « associant terreur et propagande », AU TEMPS DE STALINE« activant partout les ressentiments pour les drainer à leur profit » ; comment de la tyrannie d’autrefois on est passé au totalitarisme d’aujourd’hui (que Monnerot définit ainsi : « la coordination en un seul système de la dépendance humaine à l’âge industriel »); la psychologie des religions séculières ; le sacré qui se déplace, mais ne disparaît pas… A ces études et bien d’autres, s’ajoute une analyse de la dialectique, considérée par les marxistes comme théorie de la révolution. De l’examen de ce « mode de penser du devenir » par Monnerot, il résulte notamment que la dialectique elle-même n’est ni scientifique, ni révolutionnaire ; mais qu’ « il y aVictimes de la famine de 1932 - 1933 en Ukraine chez Marx… mobilisation de la dialectique par le ressentiment », et que « le composé quasi religieux qui en résulte est lui, révolutionnaire ».

 

      Sociologie du communisme eut un grand retentissement puisque dans les cinq 1er MAI 1950 PLACE VENCESLAS A PRAGUmois (dont trois de vacances d’été) qui suivirent sa parution, 35 quotidiens, hebdomadaires ou revues en rendirent compte, à Paris etBELOMORKANAL FORCED WORK 1931 - 1933 Genève, et notamment Le Monde de  Beuve-Méry par deux fois. Très vite  traduit en allemand et en anglais, puis en espagnol, italien et portugais, ce livre vaudra à Monnerot le ressentiment pérenne de la quasi totalité des intellectuels et  universitaires français, qui ne le signalent pas dans leurs bibliographies.

 

      La description du communisme qu’il venait de donner appelait un «Que faire ?» Ce fut La guerre en question, en 1951. De la stratégie mondiale du communisme, de ses méthodes de subversion, Monnerot dégageait des règles pratiques de lutte contre l’entreprise communiste, la première étant que les sociétés ouvertes devaient reprendre l‘initiative : « Il n’est presque rien que les staliniens fassent qu’on ne puisse leur faire », à commencer par la guerre psychologique ; exploitons leurs contradictions comme ils exploitent les nôtres ; « faites la guerre qu’on vous fait ». « Règles méconnues dans l’engouement général de l’Occident pour la « coexistence pacifique », dira Monnerot, mais qu’il eut cependant l’occasion d’enseigner à l’Ecole de guerre de 1952 à 1958. Les sujets traités avaient pour titres : « Renouvellement de la stratégie politique par le marxisme révolutionnaire du XXe siècle », et «  Principes et régularités concernant la guerre psychologique ». Enseignement supprimé à l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir en 1958.

                                                                                                                                BOMBE H 10MT  IVY MIKE 31 OCTOBRE 1952 LA BOMBE "TZAR" DE 50 MT -  31/10/1961

 
La Guerre en question fut traduite en allemand en 1953. En novembre 1954, le gouvernement du Chancelier Adenauer demanda à Monnerot une consultation écrite en vue de la mise hors la loi du parti communiste Ouest-allemand U.R.S.S.par la Cour constitutionnelle de

UNITED STATES MOVING FLAG

Karlsruhe. Monnerot demanda l’autorisation au gouvernement français qui la lui accorda[54].




 

      En 1963, dans sa préface à la deuxième édition[55] de Sociologie du communisme, Monnerot annonçait « la liquidation économique du communisme dans un avenir prévisible ». 10 NOVEMBRE 1989 chute mur BerlinIl notait que le « système communiste était à la merci des télécommunications ». Mais, avertissait-il, l’organisation subversive demeure : « Elle peut changer de dogmes, et pourrait offrir aux ressentiments futurs un dispositif de revanche[56] ». A l’occasion de la troisième édition[57], il ajouta ce sous-titre : Echec d’une tentative religieuse au XXe siècle, qu’il avait songé à mettre en titre de la première édition. Une quatrième édition, en trois volumes, est sortie en 2004 et 2005 aux Editions du Trident.

 

Des commentateurs se sont étonnés que Monnerot combatte le communisme « en restant très à l’extérieur d’un christianisme dont il a su recueillir en maints passages les fortes leçons », écrivait l’un d’eux[58] dans La Croix du 26 octobre, 1949. Il se trouve que Monnerot s’en est expliqué dans une lettre du 10 mai 1966, à une personnalité catholique :

      « Comme vous avez pu le voir en regardant Sociologie du communisme, je combats le communisme en dehors de toute référence chrétienne explicite. Ce n’est pas du tout chez moi… l’expression d’un état d’esprit, mais c’est souci d’efficacité. Nous avons besoin d’être non-chrétiens (enfin de ceux qui se croient non chrétiens) pour combattre le communisme.

      « Si nous le combattons en milieu athée ou indifférent avec des références chrétiennes explicites, nous nous heurtons à l’objection suivante, pratiquement dirimante : les chrétiens anticommunistes qui, avec des références chrétiennes explicites, ne réussissent même pas à l’intérieur de l’Eglise (laquelle subit du dedans, de la part des communistes, un des assauts les plus terribles de son histoire) comment alors réussiraient-ils sur le plan anticommuniste en dehors de l’Eglise ? Il faut combattre l’ennemi sur son propre terrain, et il faut le contraindre à toucher des épaules en ne se référant qu’à des valeurs qu’il reconnaît. C’est ce que j’ai tenté de faire dans Sociologie du communisme, et dans La Guerre en question… Comment en effet convaincrions-nous des gens en partant de présupposés qu’ils n’admettent pas ?

      « Au contraire, si nous choisissons la voie opposée, par l’anticommunisme, nous pourrions les ramener à cette restauration de la chrétienté occidentale qui est, que nous en ayons conscience ou non, notre objectif primordial ».

 

      En dépit du patronage du philosophe Gaston Bachelard, Monnerot s’était vu refuser l’entrée à la Recherche scientifique, dominée par les marxistes : « De la sociologie, dira-t-il, les communistes entendent toujours être les auteurs, jamais les objets ». Mais les choses auraient pu changer – au début des années cinquante, on pouvait encore l’espérer – et il poursuivit des recherches en vue d’une thèse d’Etat sur la politique de Hobbes. La difficulté fut de trouver un professeur qui assumât véritablement la direction de cette thèse. Le dernier, à la suite d’une intervention du philosophe Gabriel Marcel, fut Raymond Aron, qui ne laissa à Monnerot aucun espoir d’enseigner un jour : « Ils ne vous prendront jamais[59] ». Monnerot fut écarté de l’Université : « Comme Sorel, Tarde et Le Bon », constatait-il. Des ouvrages d’universitaires balayant le XXe siècle, ne mentionnent pas son existence.

 

      Même barrage dans l’édition. Après La Guerre en question, Gallimard qui avait publié ses cinq premiers livres, refuse ses manuscrits, y compris Les Lois du tragique. De 1951 jusqu’au départ de de Gaulle en 1969, Monnerot n’a pas trouvé d’éditeur. De 1969 à 1978, il a pu publier 6 livres. Aucun sous les socialistes, un seul et dernier au début de la première cohabitation, en 1987.

     

      DE GAULLE PARLANT A LA BBCGaulliste de 1940, Monnerot avait rejoint en 1947 le Rassemblement du Peuple Français dont il fut conseiller national. A ce titre, en 1953, il préconisa un système fédéral pour l’Union française qui, au terme d’une controverse, fut jugé « trop libéral ». Dans Liberté de l’Esprit, la revue du mouvement gaulliste (1949-1953), il publie de nombreux articles (dont un hommage à Maurras qui venait de mourir, déc. 1952) avec Malraux, Soustelle, James Burnham, Raymond Aron, etc… Dans les journaux du mouvement (Le Rassemblement et Le Rassemblement ouvrier, notamment) il explique aux militants les tactiques successives de Staline[60]…Il donne une préface (mise en garde contre le régime français des partis) au livre de Louis Vallon, Le dilemme français. Un grand nombre de revues françaises et étrangères lui demandent des textes : Der Monat, revue allemande de Munich ; Kultura, revue polonaise de Joseph Czapsky ; la revue américaine Confluence, dirigée par Henry A. Kissinger (futur chef du Département d’Etat) qui avait vu Monnerot à Paris, et qui publia notamment :  Intellectual Nihilism and the crisis of authority  (déc. 1954) ; la National Review du sociologue américain James Burnham. Ce dernier en 1953, recueillit dans un livre intitulé What Europe thinks of America, les réponses d’un « panel of influential Europeans », parmi lesquels Julian Amery, Raymond Aron, Jules Monnerot, Guido Piovene etc… Au Collège de l’Europe à Bruges, en 1954, Monnerot fit un cours sur la philosophie politique au XIXe siècle. Au cours de ces mêmes années Cinquante, il donne à Preuves,  revue fondée sous les auspices du Congrès pour la liberté de la culture, une importante étude : De l’autocritique (Contribution à l’intelligence du monde totalitaire); au BEIPI[61] qui deviendra Est & Ouest : Perspectives progressistes  (fév. 1955). Deux textes de la même époque sont à signaler dans la revue parisienne Monde Nouveau : La Loi non écrite de la souveraineté nationale, et Les Questions sont les réponses[62]. En même temps, Monnerot collabore à divers hebdomadaires comme Arts et Carrefour. En 1956, il fait une communication à l’Académie des sciences morales et politiques : Aristocratie et Démocratie63]. A la demande de René Gillouin     [64], il participera aux travaux du CEPEC   [65] où se rencontrent des patrons d’industrie, des économistes et des hommes politiques.

 

Cogny, De Castries, Navarre      Après la perte de l’Indochine (1954) au profit du communisme, comme la grande majorité des Français de l’époque, Monnerot est pour la défense de l’Algérie française où la guerre a commencé. De 1956 à 1958, c’est dans l’hebdomadaire de Pierre Boutang, La Nation Française, qu’il peut s’exprimer. Il y publiera une trentaine d’articles (ex. : L’Amérique entre la politique atlantique et la démagogie anticolonialiste, 5 déc. 1956 ; Union Française ou Liquidation, 13 fév. 1957 ; Les Mahométans de l’Oncle Sam, 12 mars 1958 ; ou encore :La loi-cadre algérienne et le crétinisme parlementaire, 22 janv. 1958). Avec Boutang, Philippe Ariès, François Léger, Gustave Thibon et d’autres, il participe au recueil collectif : Ecrits pour une renaissance[66]. Sa contribution, Politique en connaissance de cause, est une critique en 75 pages du régime de la IVe République. Ce sont les Editions de La Nation Française qui publieront, en juin 1958, ses Quelques Idées politiques et constitutionnelles – Pour un gouvernement en connaissance de cause, dédiées au Général de Gaulle qui revenait au pouvoir.

 

      Dès 1959, son désaccord avec la politique algérienne du Général , qu’il combattra à la fois pour des raisons morales et géopolitiques, le situe en dehors du gaullisme. Membre de l’Association pour la défense et l’intégrité du territoire, il participe aux travaux du Comité de Vincennes avec Georges Bidault, Jacques Soustelle, Maurice Bourgès-Maunoury, Henri Yrissou, etc… Cofondateur en décembre 1960 de l’hebdomadaire L’Esprit public avec Raoul Girardet, Jacques Laurent, Philippe Marçais et quelques autres, il y publie des articles retentissants, comme, par exemple, dans le numéro du 23 décembre 1960, Le crime du 8 janvier, sévère lecture expliquée du texte du referendum du 8 janvier 1961, par lequel de Gaulle demandait au peuple français d’approuver par avance l’indépendance de l’Algérie en évitant le mot, procédé qualifié par Monnerot d’« abus de confiance » ; ou encore, après le putsch d’Alger du 13 mai 1961 : Trois jours qui ébranlèrent de Gaulle. Lors de l’élection présidentielle de 1965, il prend position contre le Général (Comment battre de Gaulle, sans point d’interrogation, Le Monde du 3 juillet 1965, Plébiscite et Télévision, Le Monde du 11 novembre 1965). Comme les marxistes, les gaullistes ne répondent pas aux arguments de Monnerot, et réagissent par la censure.[67]

 

      Les « émeutes » des étudiants en 1968 sèment la confusion à droite comme à gauche, « ébranlent » à nouveau le Général qui s’en va l’année suivante, le 28 avril, 1969. Des contraintes se desserrent, et Sociologie de la révolution, dont le manuscrit était depuis presque un an chez Fayard, paraît en mai 1969.

 

      Dans Sociologie du communisme, Monnerot avait décrit le communisme tel qu’il est. L’idée fut avancée que le communisme des Russes n’était pas le vrai et que cela n’infirmait en rien la doctrine marxiste : Sociologie de la révolution est une réfutation de la doctrine marxiste, en même temps qu’une étude comparative des trois grandes révolutions, l’anglaise, la française et la russe. La critique à laquelle Monnerot soumet les théories marxistes de lutte des classes, de mission du prolétariat, de primauté de l’économique sur le politique, etc… ne laisse subsister sous l’apparence scientifique de la doctrine, qu’une idéologie assortie de mythes. Ces mythes qu’il voit communs aux trois révolutions, il les retrouve, venus du fond des âges et sans cesse renaissants, au travers du millenium égalitaire, de messianismes ou d’apocalypses dont il retrace l’histoire.

 

      Cette élucidation des mythes de la gauche ne suscita pas de contradicteurs. Mais la gauche n’en continua pas moins à « tenir le haut des medias », car, en face, on ne profita pas de ce qu’apportait Sociologie de la révolution pour lui disputer le leadership intellectuel. Ce qui faisait dire à Monnerot : « Ils me comprennent assez pour me censurer, mais pas assez pour tirer parti de ce que je dis ».

 

      Sous le titre Sociologie des fascismes, deux autres révolutions occupent une large place dans Sociologie de la révolution : le fascisme italien et le national- socialisme allemand. Pour Monnerot, ce sont aussi des révolutions, même si ce sont des classes non révolutionnaires, aspirant à l’ordre, qui se sont mobilisées pour renverser des oligarchies en faillite. Il définit les caractéristiques du processus, le même dans les deux cas : «  une situation de détresse », « une demande de pouvoir pour répondre aux besoins vitaux de la société » , « une circulation brusquée des élites », une « reconstitution de pouvoir[68]… au profit d’un homme extérieur à l’ordre social ». Cet homme, ce chef, « parti des lisières de la société … instaure en pleine ère scientiste une monarchie sacralisée par l’affectivité populaire et nationale ». L’étude de ces deux révolutions, de leur contexte historique, des différences qu’elles présentent, de leurs rapports avec les intellectuels, les juifs, l’argent, etc…se termine par une analyse de l’antifascisme, « une des plus significatives, des plus instructives créations de psychologie collective de notre époque », dit Monnerot. Cette sociologie des fascismes fut particulièrement occultée. Monnerot l’avait prévu, il explique pourquoi dans le chapitre Fascisme et censure »[69].

 

      La dernière partie de Sociologie de la révolution traite de la « pseudo-révolution » de 1968. Au travers de ces « prétendues révoltes d’étudiants », de « l’occupation des centrales de l’enseignement » par des groupes activistes de révolutionnaires de toutes obédiences, et au travers de leurs revendications, Monnerot avait vu se dessiner le danger d’une interruption de la transmission des connaissances, d’une volonté de « casser cette transmission », qui ne manquerait pas d’être fatale à nos sociétés : « nous produirions nos propres barbares ».

 

      L’Enseignement, que depuis la Libération il voyait se dégrader, fut une de ses préoccupations majeures[70]. Sa réponse à mai 68 fut Démarxiser l’Université[71], où il parle d’ « abus de confiance scolaire » : la majorité des Français n’étant ni communiste, ni gauchiste, elle a droit à des professeurs non-marxistes, et il propose, « remède provisoire », de réserver à cette majorité des Français la moitié de l’enseignement supérieur, des chaires non marxistes à côté des chaires marxistes : « Ainsi pourrait-on enseigner en même temps que le marxisme, les vérités anthropologiques dont il est l’erreur ». Quant aux responsabilités, il les analyse : une bonne partie de la société est impliquée, qui a laissé faire : les parents, la classe économique, la classe politique, l’Etat qui a abandonné aux communistes la Recherche et l’Enseignement, tout comme l’Information, et naturellement un trop grand nombre de professeurs, les intellectuels.

 

      « Vecteurs de la contagion marxiste » depuis la Libération, ces derniers n’ont pas échappé à l’attention de Monnerot : non sans de grandes difficultés, La France intellectuelle[72] paraît en même temps que Démarxiser l’Université. Pour Monnerot, « Renan préfigure l’intellectuel », car il est « l’incarnation historique du cléricalisme qui supprime Dieu et garde le prêtre, en sorte que le nouveau « clerc » hérite du prestige de l’homme consacré »… et l’on « retrouve chez ses successeurs le ton de supériorité morale : ils font sentir qu’ils appartiennent à l’espèce qui donne des leçons et non à celle qui les écoute ». Et pourtant « leur histoire se ramène à une série de faillites », qui « toutes se ramènent à une seule, celle de l’esprit critique ». Il en résulte « l’absence de pensée politique, l’absence de pensée tout court, des intellectuels, qui, jointes à la prétention contraire, ont installé dans l’esprit des Français ce vide, protégé par des fortifications universitaires imprenables, que viennent remplir des propagandes misérables ». Pour restaurer l’esprit critique, Monnerot préconise, avant l’entrée dans l’enseignement supérieur, « une année de méthode où les disciplines enseignées devraient être les lois de la pensée, les lois du langage, l’étude des principaux types de paralogismes… un minimum de sémantique… et d’épistémologie »[73]. Sujets sur lesquels il revient dans Intelligence de la politique.

 

      La France intellectuelle fut un livre étouffé. Monnerot en publia à nouveau certaines pages dans un recueil de textes, Inquisitions[74], notamment celles sur le suffrage universel, duquel il date « le divorce entre la pensée politique et la politique ». Inquisitions est une série   d’enquêtes dans ce qu’il appelle le « continuum culture-politique », par exemple : les mythes modernes parmi lesquels nous marchons (étude sur Georges Sorel), ou les « fantasmes » nommés « droite » et « gauche » (qui ne sont ni des notions absolues, ni des êtres, mais des rapports), ou encore Télévision, naissance d’un pouvoir, sujet sur lequel il reviendra longuement vingt ans plus tard. Inquisitions reçut le prix de l’Essai de l’Académie française : signe de reconnaissance de quelques-uns, sans effet sur les résistances que Monnerot rencontrera à nouveau et de plus en plus dans la presse et l’édition. Intelligence de la politique dont la pensée est sous-jacente à tous ses travaux, paraît néanmoins chez Gauthier-Villars[75] quelques années plus tard.

 

     A la fin des Faits sociaux… Monnerot notait déjà qu’ « à plus ou moins brève échéance », on constate que les hommes qui ont agi en vue de certaines fins, en ont atteint d’autres « qu’ils ne voulaient pas ou qu’ils n’avaient pas prévues ». Ce «  principe de différence de l’objectif visé et de l’objectif atteint », qu’il nommera  « hétérotélie »[76], il en explore dans le premier tome d’Intelligence de la politique les multiples implications. Car « si l’hétérotélie existe, explique-t-il, c’est autant en raison de l’ignorance que l’homme a de lui-même qu’en raison de l’ignorance dans laquelle il est des facteurs extérieurs à lui, qu’il ne peut ni prévoir, ni apercevoir, du fait de ses propres limitations ». Monnerot consacre toute une partie du livre à une espèce particulière de cas d’hétérotélie, l’ « énantiodromie », où l’homme obtient par son action, le contraire de ce qu’il avait projeté. L’hétérotélie est un exemple de ces « modèles polyhistoriques » que Monnerot relève dans l’histoire, «  qui sont des types de situation universels, ou de grande généralité, et qui facilitent la lecture de l’histoire ». Elle est, « a été jusqu’à présent la clause de non-progrès de l’histoire ».

 

      Monnerot signale deux grandes causes d’erreurs en matière de prévision. La prévision est une pensée, et la première cause d’erreur consiste  à ignorer que « les lois qui président à la production des événements dans la réalité, ne sont pas les lois qui président à la production des idées dans l’organisation psychologique de l’homme » ;  ces deux modes de génération sont hétérogènes : « Toute confusion entre les deux modes détermine un « paralogisme de l’action ». De par sa nature même, la notion d’hétérotélie écarte donc du champ d’action de l’homme politique les idéologies et systèmes providentialistes qui nous assurent que demain on rasera gratis… elle éclaire les déboires des révolutionnaires…les malentendus entre générations… : les hommes futurs ne sont pas des idées » ; on ne peut en effet prévoir leurs préférences, leurs inventions, leurs mythes, etc… L'hétérotélie invite aussi à ne pas imaginer les intentions d’après les résultats, ce qui a pu conduire à la conception communiste de l’ « objectivité », laquelle a abouti à ce que Monnerot appelle « le paralogisme assassin » (exemple : les procès de Moscou).

 

      De même – et c’est  la deuxième cause d’erreur – les lois de la pensée et les lois du langage sont hétérogènes : « La linguistique n’est pas la logique », et « il y a toujours un coefficient de dérive du langage à la pensée ». Certes, dans l’action technique « où l’action est l’application sans reste de la connaissance », l’homme réussit à prévoir des dispositifs antihétérotéliques qui évitent les surprises. Dans l’action politique, plus la prévision est courte, mieux peuvent être appréciés les facteurs et plus on a de chances de corriger les déviations à temps. Dans tous les cas le dispositif antihétérotélique prioritaire demeure : « Contraindre le langage à exprimer la pensée » et « ramener sans cesse la marche de l’esprit au contact de la réalité ».

 

      Il reste qu’on ne peut « fabriquer des faits historiques comme des produits industriels ». D’où l’intérêt, dit Monnerot, de donner à la sociologie et donc à toutes les disciplines de l’anthropologie, des assises fiables. C’est pourquoi Intelligence de la politique est aussi une critique générale des apports contemporains aux sciences humaines. Passant ces apports au crible, réfutant ce qu’il écarte, Monnerot constitue le système de références sur lequel il fonde sa lecture de l’histoire. A cet égard, la deuxième partie du tome 2 : De quelle psychologie nous usons, est un exemple de ce « travail de synthèse et de coordination des connaissances » qu’il estimait indispensable dans les sciences humaines. « Faute d’organisation, la connaissance glisse à l’erreur, avait-il déjà dit ailleurs[77].

 

      De quelle psychologie nous usons tend à montrer la continuité du psychologique, de l’historique et du sociologique, et donc l’existence de ce qu’il appelle un « continuum anthropologique ». Pour Monnerot, il ne faut pas rejeter le freudisme en bloc comme certains le font encore ; il en retient ce qu’il estime être opérationnel ; il écarte ce qu’il estime relever de la métaphysique de Freud et de ses dispositions psychologiques propres, comme « le complexe d’Œdipe » et la primauté du sexuel dans les faits humains. Aux termes « inconscient », « conscient », employés par Freud, il substitue « antérieur », « ultérieur », qui lui « permettent une démarche plus rigoureuse » : le « penser antérieur » étant le penser alogique, celui du rêve, du mythe, toujours présent derrière le « penser ultérieur », celui du logique-expérimental. Pourquoi traiter du « penser antérieur » dans une étude sur l’action historique ? « Pour montrer comment des éléments non-logiques font partie de la motivation des actions politiques. Car le politique doit avant tout avoir une connaissance juste de l’homme, et les deux traits majeurs de la structure humaine sont la partialité de la connaissance ( l’hétérotélie le montre) et la puissance de l’affectivité, dont la source est dans l’activité psychique « antérieure », c’est-à-dire hors de la conscience ».

 

      Entre Freud et Pareto ( Traité de sociologie générale) dont les itinéraires et les méthodes sont très éloignés, Monnerot met en évidence des « correspondances », des « équivalences de notions », qui apportent une confirmation aux analyses de l’un et de l’autre. Equivalence entre la notion de « résidus » (« les constantes psychiques, les sentiments, qui sont derrière les actions des hommes ») de Pareto, et la notion de « complexes affectifs » de Freud . De même que les « complexes affectifs » éclairent les symptômes, les « résidus », dit-il, éclairent les justifications (Pareto dit : « dérivations »). Ces « dérivations », ces justifications, ce sont les idéologies. Et Monnerot explore un cas particulier de ces « dérivations »  : la « formule politique » (« ce par quoi un régime politique se justifie lui-même ») concept qui fut introduit dans la théorie politique par Gaëtano Mosca[78].

 

      Dans le processus qui conduit des « complexes affectifs » aux symptômes, Freud a vu le rôle de la censure (« le symptôme travestit le complexe »). Selon Monnerot, « ce qu’il y a de plus solide dans la psychanalyse, c’est la censure, refoulement opportun de ce qui ne doit pas être sur le devant de la scène ». Dans  l’étude qu’il fait du phénomène, il distingue censure psychologique (le sujet se censure lui-même) et censure sociologique (qui porte sur la manifestation et la circulation des idées).

 

      Monnerot nomme « doxanalyse » les techniques d’investigation qu’il extrait du Traité de sociologie générale : comme avec la psychanalyse, « il s’agit, dit-il, de « faire avouer » un contenu latent ». Il souligne qu’à l’aube du XXe siècle, Pareto, complété par Mosca et Michels[79], avait apporté la possibilité d’élucider les idéologies, et d’une manière générale « les « ismes » ou unilatéralismes, qui sont une absolutisation du relatif ». Quand, en 1974-75, il présenta, en vain, sa candidature à une direction d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, le projet d’enseignement[80] qu’il avait proposé portait sur la doxanalyse.

 

      Monnerot pensait que toute science a sa philosophie, implicite ou non, et que celle qui convient à la sociologie, à l'anthropologie, est le perspectivisme, c'est-à-dire « le pouvoir de faire varier les perspectives ». En quoi il se disait proche des philosophes pluralistes anglo-américains dits pragmatiques, mais aussi de Nietzsche. A un journaliste curieux de savoir quelles influences il avait subies : « Je les subis toutes, lui dit-il ; les aliments se transforment en notre propre sang »[81]. Quant à ses maîtres , il les a désignés ainsi : « Aristote, « l’entomologiste », l’Anglais Thomas Hobbes, fondateur de la philosophie politique moderne ;  plus près de nous deux Italiens, l’économiste, mathématicien et sociologue Vilfredo Pareto, et le philosophe politique intuitif, Gaëtano Mosca ; chez nous, Georges Sorel[82] ». Des trois derniers il se disait le continuateur.

 

      Le tragique est un cas d’hétérotélie, traité dans Intelligence de la politique, mais auquel Monnerot consacra également un livre, Les lois du tragique[83], dans lequel il montre la connexion constante du tragique et de l’histoire dans les cultures gréco-romaine et chrétienne-européenne. Des tragiques grecs à Kleist (« car le tragique aujourd’hui s’épanche dans la fiction ») la tragédie, dit-il, est un genre spécifiquement occidental ; dans notre histoire, nous l’avons assumée ; les bouddhistes ont éludé le tragique, la culture indienne ignore et l’histoire et la tragédie.

 

      Depuis longtemps Monnerot prévoyait les dangers nouveaux encourus aujourd’hui par le peuple français. Il eut quelquefois la possibilité de le dire dans Le Figaro à la fin des années 1970, sous des titres prémonitoires comme : Terre d’asile ou terre d’invasion ? (13 sept. 1979). C’était la première fois qu’on transgressait le tabou publiquement, et il concluait : « Gardons ce qui nous fait nous-mêmes, notre identité. Cela peut se dire en plusieurs langages. En chrétien, Malebranche l’a dit magnifiquement : « Dieu veut que nous voulions la perfection de notre être » ; ou bien : Les majorités opprimées (28 mars 1979) : opprimées par les « officiers de culture » des medias, fabricants de « prêt à penser », qui par « la diffamation de nos mobiles essentiels », « tendent à provoquer une inversion du permis et du défendu » ; et aussi : Le moindre mal (2 juillet 1979) débat sur la peine de mort : qui « ne sera plus appliquée par l’Etat, mais de façon beaucoup plus dangereuse par les individus... On tuera plus que jamais » ; ou encore : Culpabiliser les Français  (4 oct. 1979) : la guerre psychologique faite aux Français pour qu’ils acceptent l’immigration.

 

      Les socialistes arrivent au pouvoir en 1981. La possibilité de dire ce qu’il avait à dire, devant un public capable de l’entendre, fut donnée à Monnerot par le Club de l’Horloge, qu’un groupe de jeunes gens de haut niveau  avaient créé en 1974. Opposés au socialisme,  républicains, ils entendaient contribuer à un renouvellement de la pensée politique de la droite. Les interventions de Monnerot aux colloques ou « universités » organisés par le Club de l’Horloge s’échelonnent sur une dizaine d’années (1983-1993) : il put expliquer publiquement comment s’y prend « le pouvoir intellectuel de la gauche » pour amener les Français à accepter ce dont ils ne veulent pas ; quels moyens il utilise : principalement l’Enseignement d’où « l’essentiel de la culture qui formait les Français a été évacué », mais aussi l’Information, diffusée par « le système médiatique édition-télévision-presse-radio »,où sévissent censure et « dirigisme sémantique » : on oriente le sens de certains mots, on les « diabolise », on les « dote d’une charge passionnelle et culpabilisante » : la grande opération psychagogique portant sur les mots « fasciste » et « colonialiste », destinée à paralyser l’adversaire, par exemple. D’autres sont chassés du vocabulaire, tandis qu’on impose, par la répétition, des termes et des concepts issus du « basic » marxisme. Bref, on modifie le langage et par suite les mentalités : « Ils ont créé une sorte de langue, et si on la parle on est avec eux »[84]. Et le conformisme « qui, soulignait Monnerot, existe dans toutes les sociétés et, par nature, soutient et exprime l’ordre, s’en trouve « inversé », et fonctionne au bénéfice d’entreprises de subversion ».

 

      Analyse qui n’implique aucun défaitisme : « Il n’y a pas de thérapeutique sans clinique », dit Monnerot qui croit à la « thérapeutique de la lumière », mais aussi à l’adage « aide-toi, le ciel t’aidera » : « Pour remettre à l’endroit un conformisme inversé, chacun doit s’y attaquer partout où il le rencontre… Et nous n’avons pas besoin d’avoir une idéologie parce que nous sommes une culture »[85].

 

      En même temps, sous le titre Le nouvel art de vaincre[86], Monnerot apporte un complément à La Guerre en question. L’idée de guerre, insiste-t-il, a subi une mutation au XXe siècle. Elle s’est considérablement diversifiée. Il l’appelle la  guerre Protée, et il en fait la théorie. Les moyens par lesquels le « conformisme inversé » nous est imposé – la manipulation psychologique – en est une des formes que Monnerot redoute le plus : « Nous pouvons – hélas ! – nous former une idée assez nette de ce que serait une décérébration par les médias, et par des enseignants sociologiquement et politiquement « pervertis »[87]. A travers nos enfants, c’est l’avenir de notre pays, de notre culture, qui sont ainsi mis en péril sans qu’un coup de feu soit tiré.

 

      « La guerre Protée » n’écarte pas pour autant les moyens  sanglants, elle ignore les conventions et se permet n’importe quel mode d’agression : « Contre l’infidèle, il n’y a pas de mauvaise action ; Lénine et le Coran sont d’accord là-dessus ». Entrent dans « la guerre Protée » toutes les formes de terrorisme, et du même coup, dans le cas du terrorisme islamique, « l’invasion pacifique »… qui assure au terrorisme une logistique, un soutien, un vivier, un asile ».

 

      En 1988, Monnerot rejoint le seul mouvement qui ose aborder le problème de l’immigration, le Front national, où se rassemblent des Français venus de tous les horizons politiques. Il en présida le Conseil scientifique et fit partie du Bureau politique. « La France est en voie d’être submergée, répond-il à un journaliste, je suis Front national en 1990 comme j’ai été gaulliste en 40…Quant à « l’intérêt d’être un officiel du FN » (expression du journaliste) « il n’y en a aucun, cela se rapprocherait plutôt de ce que Kant appelait « le pur amour du bien » ! Et, d’un point de vue négatif, on ne peut pas me faire plus qu’on ne m’a déjà fait. J’ai payé ma liberté au prix fort »[88]. Ce sont les positions prises par le Président du Front national sur la guerre du Golfe en août 1990, qui furent la cause de la démission de Monnerot du FN. Cela ne l’empêcha pas de s’élever contre le comportement délirant de la classe politique et des medias à l’égard du FN lors des élections régionales de 1992. Sa protestation, intitulée Réflexion sur les parias[89] est une défense des droits politiques des Français. Dans le « fantasme collectif » qui fait de Le Pen et de son parti des « intouchables », il voit « un cas de retour offensif de pratiques magiques rudimentaires, dans une société en butte à la décivilisation ».

 

      Jean Madiran lui avait ouvert les colonnes de son journal Présent. On a ainsi le dernier état de sa pensée sur l’Europe, le voici, très raccourci : L’Europe est un « mythe faible ». Elle représente « une nostalgie de l’unité » (la Respublica christiana, le Saint-Empire romain-germanique) mais « elle n’est ni une réalité géographique, ni une réalité géopolitique ». « La forme fédérale convient aussi peu que possible à notre ensemble de nations résultant d’histoires différentes… Il n’y a, il n’y aura pas de patriotisme européen… L’Europe correspond à une idée, non à un instinct… Etre européen est une appartenance politique au second degré… L’Europe ne peut consister pour l’instant qu’en une alliance privilégiée souple..  avec accords économiques ou autres, limités et à terme, discutés par des mandataires compétents... C'est un problème qui exige de l’invention… une grande bataille de l’imagination qu’il faudra livrer[90].

 

      Les interventions de Monnerot au Club de l’Horloge, jusqu’en 1987, ont été publiées sous le titre Désintox – Au secours de la France décérébrée[91]. Deux autres, postérieures à 1987, seraient à ajouter à une réédition : Racisme et Identité nationale, que Jean Madiran publia en 1990 dans sa revue Itinéraires, et que le Président du Club de l’Horloge, Henri de Lesquen, a reprise en 1999 dans un recueil collectif, Penser l’Antiracisme[92], sous le titre Le terrorisme contre l’identité nationale. La deuxième : Idéologie dominante et media aujourd’hui : un diagnostic,  est une  radiographie de notre société. Voici en raccourci ce qu’il dit : Nous sommes dans la « période cathodique », celle de l’image, qui remplace la période idéologique, liée à l’imprimé, laquelle impliquait encore une lecture, une réflexion. Des injections de messages télévisés allant toujours dans le même sens pendant des années, il résulte le dépôt dans les mentalités, d’un « fond idéologique », une sorte de « béton mental », sur lequel les informations de sens contraire n’ont pas de prise. Les médias peuvent ainsi pratiquer la « diabolisation, la maximisation, mais aussi la censure radicale des idées », « l’interdiction des pensées », une véritable « contraception  mentale ». « C’est le mal politique le plus pernicieux dont nous soyons atteints ». Pourquoi un tel processus n’a-t-il pas rencontré d’obstacles ? Monnerot écarte la thèse du complot. Il lui préfère l’analyse sociologique de l’Etablissement, que voici en raccourci également :

 

      L’Etablissement se compose des bénéficiaires de l’état de société. Il est le dépôt de vagues successives qui peuvent être disparates, mais un modus vivendi s’établit entre certains d’entre eux, même si leurs intérêts s’opposent en grande partie. « Car ces bénéficiaires ont en commun l’intérêt de défendre automatiquement l’état de choses qui les fait ce qu’ils sont, ce qui explique « l’immutabilité de l’Etablissement devant les bouleversements à l’Est » (après l’effondrement de l’Union Soviétique). C’est ainsi que « la droite gestionnaire » pour qui l’économie et les finances étaient l’essentiel, a laissé les moyens d’expression : medias, Instruction publique, etc… à la gauche, c’est-à-dire lui a « livré le psychisme des Français ». « Nos gestionnaires n’ont pas compris qu’ils signaient là une reddition politique à terme ».

 

      Monnerot a toujours vu venir très tôt et fait connaître à temps les dangers qui menaçaient notre société et dont nous mesurons aujourd’hui les effets. Il voyait notre société « sommée de reconquérir ses moyens d’expression, les medias, et ses moyens de transmettre la civilisation, c’est-à-dire l’enseignement » : « Etre français, avertissait-il, c’est quelque chose de très particulier. Il y a un sentiment français. La France se fait par l’histoire. On est français quand on se sent comptable de l’histoire de France. Le sentiment allemand est primitif. C’est le sentiment d’une communauté, le Volk…Les Français avaient beaucoup frappé les autres. Dans la mémoire des Arabes, les croisés c’étaient toujours les Francs (Gesta Dei per Francos). Toute l’action organisée pour détruire la transmission de l’histoire, de la tradition, de la culture, cela finit par détruire le sentiment français, les gens ne savent plus qui ils sont, et comme il ne s’agit pas d’un simple lien animal… »[93]

 

      Monnerot se disait conservateur de tout ce qui a fait ses preuves et nous a été légué par nos pères (« Je ne me crois pas plus malin que mon grand-père »). Mais il pensait tout aussi fermement qu’il faut « accepter les conséquences de nos connaissances », que le politique doit utiliser les connaissances qui sont à sa disposition et non les ignorer ou les refuser. « Je suis un esprit grec, je suis à la fois Parménide et Héraclite. On ne conserve vraiment qu’en innovant. La conservation et le changement sont étroitement liés. Ce qui est, est toujours attaqué par le temps, et pour conserver il faut changer. Depuis la Révolution française, la France semble avoir perdu la faculté de conserver en innovant – parce que sous les Rois cela se faisait tout seul, comme un processus naturel comme la montée de la sève… Il faut partir du fait que nos ancêtres ne sont pas des idiots… Maintenant on a besoin de choses hardies. Pour faire une chose hardie, il faut une sécurité morale qui vient des ancêtres »[94].

 

      Quant aux résistances qu’il a rencontrées tout au long de sa vie, il constatait – sans regrets – qu’il avait « assumé une dose d’indépendance trop forte pour l’époque »[95].

 
(M.M.)

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NOTES

[1] -Gallimard, 1946. Le titre même du livre annonce une réfutation de la première règle édictée par Durkheim selon laquelle il convient de traiter les faits sociaux comme des choses.

[2] -Tome I, L’Anti-providence,Gauthier-Villars, 1977, tome II Introduction à la doxanalyse : Pareto-

Freud,Gauthier-Villars, 1978.

[3] -Sociologie du communisme, Gallimard, 1949 ; 2e ed. avec préface de l’auteur,1963 ; 3e ed.  Albin Michel-Editions Libres Hallier, 1979 ; 4e ed. Le Trident, 2005.

[4] In Sociologie de la révolution, VIe Partie, Fayard, 1969.

[5] - Op.cit.

[6] - La France intellectuelle, ed. : Raymond Bourgine, Paris, 1970 ;  Inquisitions, José Corti, Paris,1974 ;Démarxiser l’Université, La Table Ronde, Paris, 1970.

[7] - La guerre en question, Gallimard, 1951 ; Le nouvel Art de vaincre, in revue Défense, n°45, octobre 1987 ; Désintox, Au secours de la France décérébrée, Albatros, Paris, 1987

[8] La Poésie moderne et le sacré, Gallimard, 1945.

[9] -Les lois du tragique, Presses Universitaires de France, 1969.

[10] -On meurt les yeux ouverts, Gallimard, 1945.

[11] Les faits sociaux ne sont pas des choses, p. 12.

[12] Propos inédits.

[13] - Comme en témoignent aussi une centaine d’articles de revues et 150 articles de journaux presque toujours axés sur l’actualité politique.

[14] Interview de Jules Monnerot par Jean José Marchand pour les Archives du  XXe

siècle de la Télévision française (Septembre 1988).

 

[15] -Op. Cit.

[16] -La vie de Monnerot a été jalonnée de graves incidents de santé.

[17] -Propos inédits.

[18] -Avec sa cousine, Simone Yoyotte, dont il aura une fille, Léna.

[19] -In A André Thirion à propos du Surréalisme (brouillon d’un texte inachevé, écrit en 1972, lors de la parution du livre d’André Thirion : Révolutionnaires sans révolution.

[20] -Au cours de l' interview pour Les  Archives du XXe siècle de la Télévision  française .

[21] - Instantané Jules Monnerot, André Bourin, Nouvelles Littéraires, 6 oct. 1949.

[22] -André Laurens, Le Monde, 6 Décembre, 1995.

[23] -A André Thirion…

[24] -Avec Célestin Bouglé, sociologue, et André Lalande, épistémologue (1934-1935). Le titre exact est : Essai sur la notion de la « Praxis » et la formation philosophique du marxisme (1837-1845) – Contribution à l’étude de l’aspect éthique de la « vision du monde » marxiste .

[25] -Propos inédits.

[26] -Dans Sociologie de la révolution, pp 650 et 653.

[27] -En particulier «  La Notion de dépense », La Critique sociale, n°7, 1933, et  La Structure psychologique du fascisme, n°10, nov. 1933, et n°11, mars 1934.

[28] -Poète, fondateur du mouvement Dada, communiste comme Aragon. Monnerot raconte cet épisode dans l’interview de Jean José Marchand déjà cité.

 

[29] -Propos inédits.

[30] -Une Sociologie du pouvoir, écrite au début des années 1960, fait partie des inédits de Monnerot.

[31] -Cf. Annexe n°4 de Sociologie du communisme, Albin Michel, Editions libres Hallier, 1979.

[32] -Dionysos philosophe , Acéphale, n° 3-4, juillet 1937.

[33] -Dans le n° spécial de juin 1939.

[34] -En décembre 1937, avec Marcelle Benoist, d’une famille d’agriculteurs, journaliste aux Emissions vers l’étranger de l’O.R.T.F., de 1945 à 1965, puis à l’Agence France Presse, de 1965 à 1980. Deux enfants naquirent pendant la guerre : Yveline et Thierry.

[35] -V. la prière d’insérer : … « Ce fut presque une société de pensée et presque un genre de vie ».

[36] -P. 68. 

[37] - La Poésie moderne et le sacré, pp 65-66.

[38] - Dans son livre Monnerot, éditions Pardès, 2005, Georges Laffly, a mis en lumière la présence de ce thème  du sacré tout au long de l’œuvre de Monnerot.

[39] - Op. cit. p. 70.

[40] - Op. cit. p. 71.

[41] - Interview J.J. Marchand (1987).

[42] - Cf. la prière d’insérer de La Poésie moderne et le sacré.

[43] - Selon Durkheim, les faits sociaux doivent être traités comme des choses, un fait psychologique ne peut être cause d’un fait sociologique ; la sociologie est indépendante de la psychologie et de l’histoire. 

[44] - Dans une Contribution à l’étude des régimes politiques (inédite) Monnerot part des travaux des ethnographes pour définir le politique et l’unité politique.

[45] - Cf. tome I, 2éme partie, chap. VII, et tome II, 2éme partie, chap. IX.

[46] - Les Faits sociaux… p. 27.

[47] - Op. cit., Livre 1er.

[48] - Op. cit., pp 99-100.

[49] - Op. cit., p. 26.

[50] - Op. cit., p. 85.

[51] - Epouse du ministre Edgar Faure.

[52] - Sorte de préparation d’artillerie à ce qui va suivre, en voici les titres : Est-ce l’Avènement du prolétariat ? , Liquidations et justifications, Du Mythe à l’obscurantisme, Le Totalitarisme, la droite et la gaucheLe Temps des âmes damnées.

[53] - Le Figaro, 28 septembre, 2001.

[54] - Il a vu à ce sujet Maurice Schuman, alors Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères (son condisciple dans la classe d’Alain) et Jean Sauvagnargues, Directeur d’Europe au Quai d’Orsay.

[55] - Chez Gallimard.

[56] - A cet égard, les livres de Pascal Bernardin : Machiavel pédagogue (1995) et L’Empire écologique (1998) aux Editions Notre-Dame des Grâces, ainsi que celui de Philippe Vermont : L’Amérique assassinée, aux Editions de Paris (2004), ouvrent des perspectives.

[57] - Aux Editions Libres Hallier, Albin Michel, 1979.

[58] - Henri de La Marche.

[59] - Que le titre de Docteur ès Lettres et Sciences humaines ait été finalement décerné à Monnerot sur travaux, en 1977, par des professeurs de l’Université de Lille III et quelques autres, ce fut à l’honneur de ces derniers et de quelques syndicalistes anticommunistes de l’Enseignement qui avaient œuvré dans ce but.

[60] - Exemples :L’Opération neutralité, 15 sept.1950 ; Changement de disque, 29 sept 1950 (c’était l’Appel de Stockholm ) ou encore :  Résistez sur les lieux du travail, 16-22 fév. 1951.

[61] - Bulletin d’Etudes et d’Informations Politiques Internationales.

[62] - N° d’Août-sept. 1956, et n° de sept. 1955 : Les questions sont les réponses est la critique d’une enquête de l’Institut français de l’opinion publique sur la gauche, publiée par Les Temps Modernes, la revue de Sartre (n° spécial sur la gauche, 1955).

[63] - V. Revue de l’Académie, 2e trimestre, 1958.

[64] - Ecrivain politique (Aristarchie, J’ai été l’ami du Maréchal Pétain, etc…)

[65] - Centre d’Etudes Politiques, Economiques et Civiques

[66] - Plon, Paris, 1958.

[67] - Celle-ci perdure 30 ans après : dans L’Aventure du XXe siècleLe Monde contemporain (1946-1990) publié sous la direction d’Alain Peyrefitte en 1991, Monnerot est mentionné en une dizaine de mots, dans l’année 1951, comme l’auteur d’un livre à paraître sous le titre La Question de la Guerre. Il s’agit sans doute de La Guerre en question, mais les deux titres n’ont pas le même sens. Et Monnerot n’aurait rien fait d’autre de 1946 à 1990 : bel exemple d’histoire à la manière soviétique.

[68] - Sur certains aspects de cette « création de pouvoir », dont il dit que ce fut « une chance extraordinaire d’observation » pour le sociologue du début du XXe siècle, Monnerot reviendra dans Intelligence de la politique, tome I, 2e partie, chapitre VI : Mutabilité de l’hétérogène, du subversif à l’impératif .

[69] - Pages 596-613.

[70] - En 1966, il avait publié dans le périodique de l’Alliance républicaine de Tixier-Vignancour, quelques extraits d’un projet de réforme de l’enseignement. A l’Institut des Hautes Etudes Occidentales fondé au lendemain de mai 68 par Thierry Maulnier, Monnerot avait fait le procès de « la loi d’orientation Edgar Faure » sur l’enseignement supérieur, que venait d’adopter le Parlement . Il prévoyait que la politisation de l’Université se ferait au bénéfice des mieux organisés, les révolutionnaires marxistes, et que « l’inflation de l’enseignement … dans les facultés des Lettres « , créerait des milliers de « chômeurs intellectuels « (Revue Cité Liberté, nov. 1970, pp 23-29 : Débat sur la riposte à la marxisation de l’Université ).

[71] - La Table Ronde, Paris, 1970.

[72] - Raymond Bourgine, Paris, 1970.

[73] - La France intellectuelle, p.113.

[74] - José Corti, Paris, 1974.

[75] - Le 1er tome en 1977, le second en 1978.

[76] -  Créé par Monnerot, le mot « hétérotélie » est en passe aujourd’hui d’être adopté dans le langage philosophique courant.

[77] - Dans Sociologie de la révolution, p. 9.

[78] - Mosca: Elementi di scienza politica, Bari, Laterza, 1947. Le problème de la formule politique,  en particulier la formule politique de la IIIème République, est, entre autres,  évoqué dans le chapitre Fascisme et censure Sociologie de la Révolution, pp 596-613.

[79] - Robert Michels, Les Partis politiques, Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1914.

[80] - Un extrait de ce projet fut publié dans la revue Nouvelle Ecole, n° 43, hiver 1985-1986.

[81] - Instantané Jules Monnerot, par André Bourin, Nouvelles Littéraires, 6 Oct. 1949.

[82] - Propos inédits.

[83] - Presses Universitaires de France, 1969.

[84] - Propos inédits.

[85] - Les citations de ces deux derniers paragraphes sont prises dans Désintox, Au secours de la France décérébrée, Albatros, Paris, 1987.

[86] - Revue Défense, n° 45, oct. 1987.

[87] - Cf. in Société civile, mensuel de l’IFRAP, n° 37, juin 2OO4, le dossier : I.U.F.M., la machine à détruire les enseignants  ; et Ghislaine Wettstein Badour : Lecture: La recherche médicale au secours de la pédagogie, FRANSYA,1993, Lettre aux parents des futurs illettrés,  Editions de Paris,2000; Bien parler, bien lire, bien écrire, Editions Eyrolles 2006.
En 2013,  des  livres de Ghislaine Wettstein Badour sont accessibles chez Amazone
Autres sites recommandés : http://cerveau-et-lecture.blogspot.fr/
                                            http://ecoledelaculture.canalblog.com/archives/2006/09/01/2588775.html

[88] Présent, 14-15 mai, 1990.

[89] - Le Figaro, 13 avril, 1992.

[90] - Présent, 11 déc. 1993.

[91] - Albatros, Paris, 1987.

[92] - Godefroy de Bouillon, Paris, I999.

[93] - Propos inédits.

[94] - Propos inédits.

[95] - Propos inédits.


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