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Si je parle aujourd'hui de "Guerre
Protée", c'est-à-dire de guerre qui peut
prendre des formes diverses, pourquoi parler encore de guerre ? Parce
que la diversité de moyens s'éclaire par l'unité
du but, ou plus exactement de l'objectif général de la
guerre, qui est d'imposer sa volonté c'est-à-dire de
vaincre par les moyens appropriés les obstacles que rencontre
cette volonté, et avant tout, premier obstacle, obstacle
actif, la volonté adverse, ou plus exactement toute volonté
adverse. La volonté adverse se révèle comme
résistance à vaincre, et, pour simplifier, toute
résistance à vaincre est quasi-spontanément
traitée comme obstacle à surmonter. La guerre pour les
hauts commandements intéressés est un choc de volontés.
Ce point étant clair, lorsque nous parlons de guerre Protée,
pourquoi notre pensée traite-t-elle, sous la rubrique guerre,
de matières et de moyens qui jusqu'à présent
n'entraient pas dans le champ des historiens ou stratèges
traitant des opérations militaires ?
Pour comprendre plus vite,
changeons
brusquement de démarche et considérons la guerre au
sens traditionnel et classique du terme. Si nous suivons par la
pensée l'histoire de la guerre, comme on suit d'avion le cours
d'un fleuve, nous constatons que dans la 2e moitié de notre
XXe siècle, l'idée de guerre comme constante
identifiable dans les variables de temps et d'espace, l'idée
de guerre subit une mutation.
La forme la plus élaborée
et la plus généralisée de guerre, qui s'est
épanouie dans les deux guerres mondiales ou "grandes
guerres" du XXe siècle, est comme ces espèces
paléontologiques -- prenons l'inévitable exemple des
grands sauriens de l'ère secondaire -- qui, ne pouvant plus se
développer dans le sens, dans les directions où elle se
sont développées jusqu'ici, parviennent à une
impasse.
Des deux conflits mondiaux de
la
première moitié du XXe siècle se sont dégagées
des "superpuissances", la "république
impériale" des États-Unis et la "logocratie
impériale" qui se nomme elle-même U.R.S.S. et aussi
des puissances de moindre taille, ayant une "nuisance value"
considérable, comme celle que nous, la France, nous
constituons. On peut dire que depuis un quart de siècle notre
monde historique connaît la perspective dite de la "destruction
mutuelle assurée". Cette destruction mutuelle assurée
restant conditionnelle, ne peut devenir effective que si l'on s'avise
de se livrer à une "guerre mondiale" sur le modèle
des deux précédentes. L'idée de victoire procède
d'un rapport positif entre le risque et l'enjeu, rapport qui est
altéré et rendu improbable lorsque les moyens,
c'est-à-dire les armes, sont tels qu'ils ont chance de
produire, par excès, le contraire du résultat cherché
: la destruction mutuelle assurée. L'enjeu risque d'être
détruit, et la victoire vidée du contenu escompté.
Le "vainqueur" entre guillemets doit envisager la
perspective d'avoir à remédier à des
dévastations et à des exterminations sans précédent,
et aux conséquences, notamment génétiques et
écologiques, non entièrement prévisibles,
qu’entraînerait sa victoire, et vraisemblablement,
d'avoir à entretenir les populations vaincues. Il s'agirait
donc d'affronter une situation sans précédent où
l'on ne sait pas exactement ce qui surnagerait des résultats
acquis, des valeurs et des motivations humaines, et où des
transformations psycho-physiologiques imprévisibles pourraient
être liées à la survie de l'espèce, etc.
L'idée d'un jeu de profits et pertes indispensable aux
supputations liées à la guerre classique ne
s'appliquerait pas au nouvel état de choses dont nous évoquons
abstraitement l'idée.
Mais l'objectif défini par
Clausewitz subsiste. Dans l'histoire qui ne s'arrête pas, de
grandes volontés politiques ou continuent, ou se remettent à
tendre à s'imposer, ou à résister à
d'autres volontés politiques qui, elles, tendent à les
juguler. La montée des techniques et des technologies dans les
parties les plus avancées de l'humanité, continue : ce
qui dans l'histoire a toujours produit les guerres, persiste plus que
jamais. Les facteurs de guerre n'ayant pas changé, ni les
finalités qui les représentent dans des esprits
d'hommes, ni les moyens humains scientifiques et techniques qui
peuvent prendre toutes les directions que leur impriment des hommes,
c'est le produit de ces facteurs, la guerre, qui changera. Et
mon exposé traite de certains paramètres dominants de
ce changement.
Le domaine dans lequel Marx est
tout
à
fait magistral, c'est celui même dont nous avons à
esquisser les contours, celui des nouvelles formes de la guerre.
Cette remarque ne porte pas sur ce que Marx a eu l'intention de
faire, mais sur ce qu'après coup il se trouve qu'il a fait. Il
s'est situé dans le contexte des idées et des valeurs
apportées par le XVIIIe siècle et diffusées par
l'exemple, et surtout par le mythe de la Révolution Française.
Egalité, Droits du citoyen, Humanitarisme, et il a produit des
discours qui tendaient à montrer à ceux qui se
réclamaient de ces idées et de ces valeurs qu'en
réalité ces idées et ces valeurs affichées
n'étaient que des pavillons couvrant la marchandise, laquelle
consistait en pulsion déterminée par un égoïsme
collectif que Marx appelle "intérêt de classe".
Marx a dénoncé ce qu'il y avait selon lui derrière
"les idéologies" de "la bourgeoisie". Cela
n'est que trop connu, et je ne le dis que pour aller plus loin. Marx
ne pouvait pas être compris par des prolétaires du XIXe
siècle ; il ne pouvait être compris que par des
intellectuels "bourgeois" comme Engels et comme lui-même
mais pour mobiliser les "have not" il a jeté la
suspicion sur les mobiles des "have". Cette schématisation
peut sembler grossière. Elle n'est pas erronée.
Avant d'aller plus loin,
précisons
que nous entendons le terme "mobiles" dans son acception
judiciaire : les mobiles du crime. Les psychologues disent
aujourd'hui les motivations.
Nous touchons à l'essence même
de la guerre psychologique. Marx s'adresse à des hommes qui
ont déjà des motivations, qu'ils tiennent de la société
préexistante. Ils opposent donc sans le savoir une résistance
à la "prédication révolutionnaire". Il
faut venir à bout de cette résistance. Marx travaille
hardiment à annuler par avance l'obstacle psychologique qu'il
rencontre ou va rencontrer. Il faut réussir à mettre en
garde ceux qui sont sensibles à sa prédication contre
leurs propres mobiles (qu'ils avaient avant). Marx attaque en
profondeur comme l'ont fait jadis de grands hérésiarques.
Il inaugure pour notre temps cet élément capital de la
guerre psychologique, la diffamation des mobiles.
Il ne s'agit ici que d'une
origine,
d'un point de départ. De notre point de vue, qui est
analytique il s'agit d'un moyen de guerre psychologique,
et ce moyen nous l'appelons la diffamation des mobiles. Il s'agit
pour les sectes, qui par la suite se sont réclamées de
Marx, et, là, elles ne l'ont pas trahi, d'ôter aux
catégories visées, aux catégories cibles,
c'est-à-dire aux sociétés, aux groupes et aux
individus qui refusent de se soumettre à son dogmatisme
activiste et qui lui opposent des manières d'être et de
penser différentes, il s'agit d’ôter à ces
hommes leurs raisons de vivre et d'espérer: leurs valeurs
(les nôtres pour fixer les idées) sont réputées
des impostures, et leurs principes, nos principes, des
falsifications.
Une telle position implique un
élément
arbitraire. Les tenants de ce dogmatisme activiste et des techniques
qui l’appliqueront, par principe ne doutent pas qu'ils ont de
leur côté les valeurs positives, qu'ils en sont
l'incarnation, l'expression historique. Ils partent d'un absolu tout
comme les mahométans, et c'est pour cette raison que tout leur
est permis. Manifestement, la morale de l'adversaire, notre morale à
nous, ne peut pas obliger les combattants de l'absolu, qui sur le
plan intellectuel, ne l'oublions pas, détiennent, selon
eux-mêmes, la vérité, ont compris, eux seuls,
l'histoire, c'est à dire la suite, et considèrent les
hommes et les groupes qu’ils ont à liquider ou à
dissoudre comme représentant des obstacles. Si la suppression
de ces obstacles peut apparaître comme un mal, les dogmatiques,
les logocrates tiennent ce mal pour relatif, mal relatif administré
en vue d'un bien absolu. Si nous venons à être déportés,
c'est pour le bien de l'Humanité future. Les actes humains se
jugent indirectement et selon un critère qui leur est
extérieur, et c'est ce qui oppose, pour inverser les termes de
Trotski, leur morale à la nôtre. Tout acte peut être
sanctifié par la Fin, et cela va très loin.
Voilà pourquoi nous nous
méprenons totalement sur la portée de nos critiques
lorsque par exemple nous reprochons aux communistes les camps de
travail en Union Soviétique, ou aux tenants d'un autre
dogmatisme activiste, le terrorisme. Ce ne sont là
qu'expédients et moyens qui comme tant d'autres expédients,
sont à mettre sur la liste des maux relatifs en vue d'un Bien
Absolu. Ici on ne peut pas aller plus loin. C'est le domaine de la
Foi. Nous ne croyons pas à cet absolu. Mais nous devons en
tirer instantanément la conséquence nécessaire :
nos arguments ne peuvent atteindre ceux qui ont la Foi. Il y a là
un esprit de guerre de religion, ou si l'on préfère de
guerre de civilisation.
Il a donc fallu, pour
qu'apparaissent
les fondements de la guerre psychologique qui fait rage aujourd'hui,
qu'il y ait un dogmatisme activiste, une foi fanatique opérant
un changement des critères. Le but suprême de cette
forme d'action psychologique, la fin dont la diffamation des
mobiles n'est que le moyen, est de nous rendre les artisans de
notre propre défaite. L'action adverse qui dans la
guerre classique se produit contre notre action doit se produire dans
notre psychisme, et antérieurement à notre action, et
précisément pour arrêter cette action avant
terme. Il y a intervention dans la région qui commande et dans
le temps qui précède nos actes afin de changer ces
actes eux-mêmes. C'est la manipulation psychologique dans
le sens où on dit aujourd'hui manipulation génétique.
Nous ne sommes pas sortis de
notre
sujet qui est la guerre, et nous devons ici indiquer sans insister
l'homogénéité et la continuité de la
guerre d'hier qu'il était reposant pour l'esprit d'opposer à
l'état de paix, et de celle d'aujourd'hui qui coexiste avec la
paix, la mine et la transforme. On peut dire, pour être
rapidement clair, que la guerre d'hier, visant à juguler la
volonté adverse, a toujours usé à côté
des moyens clairs, ceux que relatent les historiens et
chroniqueurs des opérations militaires proprement dites, de moyens
noirs. Je tiens à faire remarquer que pour moi
le choix des adjectifs "clair" et "noir" n'emporte
aucune connotation morale : c'est une précision
technique.
Ces "moyens noirs" n'étaient
pas jusqu'aux guerres mondiales du XXe siècle mis sur un plan
d'égalité avec les premiers par les historiens et
l'opinion.
A la deuxième guerre mondiale,
à
côté de la guerre en pleine lumière, qui fait
rage, l'observateur-analyste perçoit une montée en
puissance des "moyens noirs". L'action de guerre pour ceux
qui la dirigent consiste, contre toutes les oppositions, celle des
hommes et celle des choses, à faire converger des facteurs
efficaces, de manière à aboutir à des événements
hautement exploitables, le tout en vue d'une fin politique (même
si elle est strictement défensive, sauvegarde pure, c'est une
fin politique) c'est-à-dire rendant possible et favorisant
certaines conduites, rendant impossibles ou déconseillant
puissamment certaines autres conduites. La définition
classique, n'allons pas plus loin, est la destruction des forces
opposées en tant que forces. Le moyen non moins classique
consiste en opérations militaires, et l'art de la guerre porte
depuis la protohistoire sur les différentes manières de
les mener à bien. La deuxième guerre mondiale a été
menée, si l'on en croit Anthony Cave-Brown avec une stratégie
et une tactique où les "moyens clairs", ceux des
campagnes narrées par les historiens militaires, et les
"moyens noirs", qu'incarnent aujourd'hui les "services
spéciaux", se supposaient et s'impliquaient de manière
étroite. La deuxième guerre mondiale diffère de
toutes les guerres précédentes, y compris la première,
par une montée relative des moyens noirs par
rapport aux moyens clairs qui est proprement sans précédent.
Le succès même des anglo-américains à
l'Ouest et à partir de l'Ouest est lié à la
réussite d'un certain nombre d'actions psychologiques de
très grande envergure. Les débarquements
anglo-américains en Afrique du Nord, en Italie, et surtout en
France, auraient été à la lettre impraticables
sans la réussite, non pas complète mais suffisante, d'opérations
d'induction en erreur à une échelle
sans précédent historique. Les "moyens noirs"
peuvent encore passer cette fois pour des adjuvants -- sine qua non,
mais adjuvants tout de même -- des opérations militaires
au sens strict, sur terre, sur mer et dans les airs. Mais il faut
envisager la possibilité que ce soit pour la dernière
fois dans l'histoire.
Du côté des vainqueurs la
guerre "noire" avait été menée par les
Anglais, avec les ressources américaines. Mais on peut mettre
à l'actif des Soviétiques l'action des résistants
et partisans communistes dans l'Ouest européen. Les dommages
infligés à la machine de guerre soviétique, et
le besoin absolu qu'avait Staline de l'aide anglo-américaine
sous toutes ses formes, font qu'assez paradoxalement la Logocratie
impériale du Kremlin n'a pas en matière de guerre
"noire" une primauté qui appartient aux Anglais.
Mais le Kremlin développera
intensément les "moyens noirs" dans la période
qui suit la deuxième guerre mondiale, c'est-à-dire dans
ce qu'il est convenu d'appeler l'"après-guerre".
Mais cette appellation, comme un filet trop lâche, ne serre pas
d'assez près la réalité historique. La
superpuissance de l'Est manifeste en ces matières la
supériorité que donne le totalitarisme à une
organisation qui fonde ses projets de conquête du monde sur la
prise de possession des esprits des hommes. Dans ce système où
la politique et la guerre ne diffèrent que comme diffèrent
chez nous les armes différentes, aviation, marine, moyens
terrestres, la transmission des ordres venus d'en haut ne rencontre
pas d'obstacles du type "Libertés" ou "Droit";
l'exécution des ordres est contrôlée, aucune gêne
d'ordre constitutionnel et légal, aucun scrupule d'ordre
religieux, aucune réserve d'ordre métaphysique, ne
vient entraver les initiatives et les opérations décidées
d'en haut; opérations réalisées ou tentées
par les moyens d'un empire qui met à la disposition d'un
commandement absolu toutes les ressources de l'empire et ceux qui les
produisent. Ce qui donne deux résultats qui accusent la
différence entre deux civilisations. Premièrement, il
n'y a pas de société civile distincte de l'appareil
d'État dans ce système logocratique. Deuxièmement,
les services spéciaux, pour l’U.R.S.S. ne sont pas à
la merci d'un budget voté chaque année par des
représentants libres de leur vote.
Après la deuxième guerre
mondiale, le monde ne s'est pas divisé en deux blocs, mais
d'une part en un bloc, et d'autre part entre une pluralité
d'unités politiques distinctes dont le maximum d'unité
accessible est la coalition, avec tous les problèmes qu'elle
pose à des individualités collectives différentes.
On ne s'est plus permis alors que des "Guerres petites et
moyennes" d'où les grands protagonistes n'étaient
pas vraiment absents, mais où les risques étaient
limités et où, de part et d'autre, on pouvait dans
chaque cas les proportionner à l'enjeu.
Il y a les "moyens noirs"
classiques en temps de guerre moderne : capture des codes et des
machines à coder ennemies, décryptage et précautions
pour que l'ennemi ne comprenne pas qu'ils sont décryptés,
par exemple reconnaissances aériennes reconnaissant ce qu'on
savait déjà et destinées à maintenir dans
l'erreur un ennemi qui ne sait pas que ses chiffres sont décryptés.
Continuons notre dénombrement des moyens noirs, la deuxième
guerre mondiale nous en présente l'éventail et cela
nous fera mieux comprendre la suite : la destruction des moyens
d'information de l'ennemi : capture de radars ennemis (comme à
Bruneval) prise de stations météo dans les îles,
retournement des agents qui, dans les pays neutres, transmettent des
renseignements météo.
Au cours de la deuxième guerre
mondiale, les opérations de simulation et de dissimulation
sont poussées à un degré jamais atteint, avec un
luxe presque inimaginable : simulation d'immenses armées --
pour la photographie aérienne ennemie -- tanks en matière
gonflable, poupées à grandeur d'homme portant
1'uniformie et les marques de leur unité supposée, et
même en Libye contre les Italiens, allées et venues
complexes d'Arabes et de chameaux pour faire croire à l'ennemi
qu'il y a des pistes "routables", petites crécelles
utilisées par les parachutistes pour reconnaître
l'ennemi dans le noir, faux parachutistes et bombes réelles
qui explosent en tombant, armadas de péniches en caoutchouc
pour faire croire qu'on va débarquer; et jusqu'aux
mystifications électroniques comme l'invention de l’effet
"Moonshine" amplifiant les effets du radar ennemi et les
réfléchissant (au sens physique du terme) de manière
à produire sur les écrans ennemis le même effet
qu'une flotte navale ou aérienne en mouvement.
Les opérations de simulation
peuvent comporter des mises en scène exigeant un véritable
scénario soigneusement exécuté comme l'opération Mincemeat, où
sur le cadavre supposé d'un major
américain dans les eaux territoriales espagnoles sont trouvées
des informations crédibles dont les Anglais sont sûrs
qu'elles seront transmises à l'Abwehr par les espions dont les
Allemands disposent en Espagne. La réussite de l'intoxication
est vérifiée par le décryptage anglais des
communications de l'Abwehr (il s'agit alors de persuader Hitler que
le "grand" débarquement allié aura lieu dans
les Balkans). Enfin, émission de messages sans objet en
direction d'agents fantômes, ou manipulation des vrais agents à
qui l'on communique de fausses informations que l'ennemi, qui "
surprend" ces informations, tient pour vraies, etc.
Tous ces exemples "piqués"
au hasard établissent la montée en importance des
"moyens noirs" qui ne sont plus un adjuvant, mais un
ingrédient indispensable d'opérations militaires et un
gage de réussite. L'induction en erreur de l'ennemi use d'un
grand nombre de modes de supercherie, de mystification,
d'intoxication, et, ce qui constitue un pas de plus, de manipulation
de l'ennemi, du neutre, de l’allié, et à la
limite de membres de sa propre armée. La deuxième
guerre mondiale offre des cas de toutes ces variantes. Dans la
situation où est la Grande-Bretagne entre 1940 et 1944
l'induction en erreur, considérée du point de vue de
l'historien comme une arme à part entière, presque au
même titre que la marine ou l'aviation, est nécessitée
par un impératif de survie. Il faut voir dans cette puissante
poussée d'instinct de conservation collectif le moteur de ce
perfectionnement général des " moyens noirs ".
Mieux que l'émission et la diffusion par des canaux organisés
de rumeurs, mieux que les campagnes de "sibs" ou
chuchotements, le champ par excellence de l'induction en erreur,
c'est l'usage des médias, le Funkspiel, la mise en œuvre
de " plans de jeu ". En fait il s'agit d'une partie de
poker implacable et planétaire. C’est aux émissions
de radio que devait incomber un rôle et une responsabilité
(donc un mérite puisqu'elle a réussi) difficile à
surestimer. La désinformation puisqu'il faut l'appeler
par son nom, devient à la fois une technique (pour qui
désinforme il y a des conduites souhaitables et des conduites
à déconseiller), un art, pour ceux qui sont doués
du "Fingerstitzengefühl" (du tact le plus aigu en ces
matières); elle s'introduit alors en force dans la pratique
des principales sociétés contemporaines, et elle n'en
sortira plus. A telles enseignes que le passage, en 1945, de la
guerre à la paix n'en marquera pas la fin, mais un
développement nouveau. Développement qui atteindra une
ampleur sans mesure et un rôle majeur à partir de la
cessation des hostilités.
Il faut remarquer tout de suite
que
la
désinformation, pour ainsi dire, donne sur la manipulation et
l'art de manipuler les psychismes, la manipulatoire, à tel
point que la frontière des deux concepts est imprécise. L'induction
en erreur introduit des informations ou
pseudo-informations dont il faut tenir compte dans les actes et la
conduite; et le but de l'"intoxication" étant
d'infléchir les actes de l'intoxiqué, on peut
considérer l'induction en erreur réussie comme le
commencement de la manipulation. L'acte d'un humain étant la
terminaison, l'aboutissement de processus psychiques, le binôme
désinformation-manipulation donne lui-même sur la
détermination d'un discours et même d'un langage qui
soit le plus adapté quant aux objectifs visés. Il y a
eu, dans la deuxième guerre mondiale des opérations
d'induction en erreur menées à une échelle non
encore atteinte. Ces opérations "induction en
erreur-manipulation" sont néanmoins restées tout
le temps de la deuxième guerre mondiale comme subordonnées
en dernière analyse à la réussite des opérations
militaires. Telle en était la finalité.
En ce sens la deuxième guerre
mondiale est peut-être la dernière des guerres
classiques. Après, nous assistons, si l'on peut dire, à
l'éclatement de la guerre, on plus exactement de la conception
qu’on en avait jusque là. Les esprits les mieux informés
tirent la leçon des deux guerres mondiales de la première
moitié du siècle. Les inconvénients qu'il y a à
militariser à l'extrême en le généralisant
à l'échelle de la planète, un conflit, ou un
nœud de conflits, sont manifestes à tous les yeux. En
devenant à ce point hyperbolique, la guerre dépasse ses
objectifs par un effet d'énantiodromie, elle parvient à
des fins contraires : la perte sans mesure, et le fait que les
populations vaincues, celles qui n'ont pas été
exterminées, seraient à la charge du camp vainqueur.
Une telle perspective, qui était encore lointaine en 1945,
s'est précisée avec l'apparition d'armes (le nucléaire,
toutes ses utilisations militaires, les fusées, etc.) dont la
" nuisance value " est sans proportion avec les réels
objectifs recherchés, ces objectifs étant de moins
en moins la destruction et de plus en plus la domination. La
perspective d'une partie qui détruit les enjeux se soutient de
moins en moins et il faut chercher autre chose. La solution idéale
du problème serait d'obtenir la victoire sans passer par la
guerre.
L' adage de Sun-Tzu parlant de
l'ennemi, "Détruisez-le sans le combattre" pouvait
n'apparaître pendant la deuxième guerre
mondiale qu'une idée régulatrice, c'est-à-dire
un idéal inaccessible en fait, comme les modèles purs
des économistes mathématiciens, mais dont on gagnerait
à se rapprocher le plus possible. Au fur et à mesure
que nous avançons de l'après-deuxième guerre
mondiale à notre époque, l'adage de Sun Tzu devient de
moins en moins une pure idée régulatrice et de plus en
plus, disons une manière-limite de poser la vraie question. La
partie strictement et techniquement guerrière au sens que le
mot a conservé jusqu'à nous est affectée de tels
aléas qu'elle fait l'objet, malgré qu’on en ait,
de conduites d'évitement chez les antagonistes potentiels. Les
"guerres petites et moyennes" où l'on n'use pas
d’armes hyperboliques vont leur train, et les grands
antagonistes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ne
cessent pas d'investir discrètement dans ces petites parties.
Tout conflit, à une analyse suffisamment poussée,
révèle l’action indirecte ou au moins la
vigilance active de grands protagonistes extérieurs. Mais
aucune de ces guerres partielles prise en particulier ne peut être
décisive. Une accumulation suffisante de résultats
favorables à un seul des grands protagonistes pourrait faire
évoluer la situation. Nous ne pouvons pas encore, à la
date où nous sommes enregistrer nettement un tel phénomène.
L'augmentation par les
techniques de
la
deuxième moitié du XXe siècle de moyens
hyperboliques de faire la guerre, s’accompagne jusqu'à
présent du non-emploi de ces moyens, et d'une méfiance
diffuse quant à ces moyens. Mais c'est alors notre époque
même qui, au regard de toute l'histoire qui précède,
peut apparaître paradoxale. Un rapport historiquement nouveau
surprend alors l'observateur, rapport entre l'absolutisme
psychologique des religionnaires, qui prétendent faire régner
par tous les moyens leur vérité, et le caractère
hyperbolique de la technologie, apte, à la limite, à
volatiliser l'ennemi, mais non à le convaincre. Car la
décision irrévocable de domination a été
prise par les dogmatiques : les communistes, et une partie de
l'Islam. Tandis que les autres grandes puissances qui ne se réfèrent
pas à des idéologies closes, à des absolutismes
idéologiques, ne sont pas déterminées à
se soumettre à ces idéologies closes, à ces
dogmatismes activistes, qu'il s'agisse du communisme ou de certaines
variétés ou sous-variétés de la religion
islamique.
Il semble que le développement
des moyens de guerre dépasse le problème posé
par l'histoire, et pour ainsi dire, en "rate" la solution
par excès et non par défaut. Le problème reste
la recherche de la victoire, et l'incompatibilité pour ainsi
dire "existentielle", de ceux qui tendent à faire
régner un dogmatisme activiste, et ceux qui n'acceptent pas
ces barrières et veulent maintenir ouvertes les possibilités
humaines. Nous pensons en effet, et la chose ressortit à notre
civilisation et à notre histoire, que l'esprit humain, ou plus
simplement l'esprit reste supérieur aux performances qu'il
accomplit -- et qu'on doit maintenir pour lui la possibilité
d'étancher ce que Kierkegaard appelait sa "soif de
possibles". Si la guerre étant donné ses
possibilités actuelles de destruction apparaît comme un
moyen qui pourrait détruire les fins, le but n'en reste pas
moins la victoire, puisque les dogmatiques activistes qui se
réclament d'une Foi ne renoncent pas à faire régner
la "vérité", et puisque nous, qui refusons
toutes restrictions aux possibilités humaines, nous sommes
l'affirmation et l'incarnation passagères d'une culture qui
peut disparaître, mais qui, tant qu'elle est vraiment vivante,
ne peut pas céder sur ce point sans cesser d'être
elle-même. Le but reste la victoire, notre victoire éventuelle
n'ayant en elle-même rien d' "impérialiste" : c'est,
d'abord, la possibilité d'être. Mais l'enjeu lui-même
du conflit multiforme, de la guerre Protée d'aujourd'hui est
plus essentiel ; il peut apparaître en pleine lumière :
le gain des anciens enjeux ne serait sur le chemin de la victoire
qu'une étape. J'appelle " anciens enjeux "
l'acquisition de provinces, de moyens de production, de matières
premières, etc. Mais comme on disait autrefois, et cela se
comprend encore parfaitement aujourd'hui, l'enjeu de la guerre Protée
d'aujourd'hui, c'est l'empire sur les âmes, dans le
concret, la politisation intégrale des conduites
individuelles, la soumission intellectuelle et morale. Nous pouvons
-- hélas ! -- nous former une idée assez nette de ce
que serait une décérébration par les médias,
et par des enseignants sociologiquement et politiquement "pervertis".
Dès lors ce qui n'était
pendant la deuxième guerre mondiale qu' "action
psychologique", le ressort même des pratiques "noires"
que nous venons d'évoquer, reste, au moins pour une époque
dont nous ne connaissons pas la durée, la seule voie pour
atteindre l'équivalent, aujourd'hui, de ce qu'on appelait,
avant qu'elle ne devînt aléatoire dans des perspectives
purement militaires, la victoire. Le but est toujours le même,
mais dans les situations qui sont celles d'aujourd'hui, quels sont
les moyens qui sont les mieux adaptés au but ?
L ' usage des moyens militaires
découlant de la technologie du siècle -- en matière
de faits sociaux tout se tient -- la situation conflictuelle de fond
qui caractérise la planète à l'heure présente
produit un véritable renversement de perspective, et met à
l'ordre du jour la proposition de Sun-Tzu : obtenir les résultats
que seuls, ou que principalement, les opérations militaires
réussies produisaient, et les obtenir tout en entretenant et en
développant les technologies les plus avancées
et les plus déterminantes, mais en en remettant l'usage autant
que possible, et si l'heure vient de l' ultima ratio, en limitant cet
usage au maximum. D'ailleurs en Europe occidentale, et en
particulier en France, nous n'avons ni système totalitaire à
étendre, ni religion conquérante à généraliser
à l'échelle mondiale. Hegel a dit à peu près
que la vraie liberté est de se vouloir soi-même. S'il
n'est pas question de nous soumettre, il ne nous reste que l'autre
terme de l'alternative. Si nous ne voulons pas perdre, c'est-à-dire
nous perdre nous n'avons d'autre perspective que de faire la
guerre qu'on nous fait. Qu'on le veuille ou non, les religions
conquérantes ne connaissent pas d'autres limites à leur
conquête que l'opposition de forces qu'elles ne peuvent
surmonter.
Le but généralement visé
dans les opérations de guerre pour chaque belligérant
est d'être fort par rapport aux points faibles de l'ennemi. Il
faut donc discerner chez l'adversaire des "plages de
vulnérabilité" et procéder de manière
offensive, profitant du fait que l'adversaire est sans défense
sur ce point, ou n'y peut opposer que des moyens de défense
insuffisants.
On peut définir la guerre
Protée
comme non seulement la transposition, mais encore la généralisation
du principe. Le principe n'est plus enclos dans la "guerre"
au sens de Clausewitz, dont le centre, et d'ailleurs l'essence, reste
la série des opérations militaires de toutes sortes à
quoi se limite la guerre au sens des historiens. Situable entre deux
parenthèses chronologiques, elle part d'un état de
non-guerre pour aboutir à des accords qui sont étudiés
après coup par les historiens sous le nom de traités de
paix. Ceux qui mènent la guerre Protée travaillent à
partir du fait qu'il n'y a pas, sinon de manière périphérique,
les petites et moyennes guerres où les grands protagonistes ne sont
présents que de manière oblique, qu'il n'y a pas
d'opérations de guerre au sens classique, en raison de la
caractéristique même des technologies que les grands
belligérants seraient alors contraints d'employer. Dans la
"drôle de paix" que nous vivons, l'objectif qui était
celui de la guerre demeure : juguler les volontés adverses,
venir à bout des résistances quelles qu'elles soient.
Reste que le type de
protagoniste qui
vise congénitalement à endoctriner la planète et
à modifier partout la conduite des hommes ne peut pas
attendre. On peut supposer que ceux qui conduisent à ses
destinées la grande Logocratie impériale de l'Est
estiment, à juste titre, que le temps ne joue pas pour eux. Il
y a un type d'épidémies psychologiques, comme nous
l'avons bien vu en Europe dans nos guerres de religion au XVIe et au
XVIIe siècles, qui si elles ne s’arrêtent pas ou
ne sont pas arrêtées, progressent. Une religion
conquérante ou l'équivalent ambigu que nous en avons au
XXe siècle sous forme d'idéologie, en s'arrêtant,
risque de geler le zèle de ses religionnaires. Le système
de propulsion d'un dogmatisme activiste ne s'alimente, donc ne
subsiste qu'en fonctionnant. L'affrontement sans échappatoire
de puissantes volontés contraires, se poursuit donc dans une
situation où les technologies d'une efficacité sans
précédent qu'il est possible d'employer, ne jouent plus
qu'un rôle de dissuasion contre elles-mêmes, aussi bien
chez un protagoniste que chez l'autre. C'est cet horizon de terreur
qui limite l'action des volontés adverses à l'emploi de
moyens non classiques, de moyens noirs.
Si l'on transpose de la guerre
tout
court à la guerre psychologique la règle d'attaquer les
points faibles de l'adversaire, on constatera que la dissemblance (
servons-nous des termes usuels ) du régime non démocratique
au régime démocratique signifie que les particularités
spécifiques des sociétés ouvertes comme les
nôtres ( sociétés à régime
constitutionnel pluraliste ) correspondent comme le pignon correspond
à la roue dentée, à des particularités
spécifiques des régimes non démocratiques. Dans
le cas historiquement sans précédent de la
généralisation de la guerre psychologique, dans notre
cas, les "sociétés ouvertes" par rapport aux
sociétés qui visent à une certaine étanchéité
-- disons les sociétés totalitaires pour nous faire
comprendre, et en souhaitant qu'on assourdisse toute connotation
passionnelle -- présentent des faiblesses qui sont sans
contrepartie.
Dans nos "sociétés
ouvertes", le courant continu des informations ne peut être
interrompu ; l'expression du mécontentement et des
protestations des citoyens contre les responsabilités qu'ils
imputent à leurs gouvernants et dirigeants, ont des organes
légaux et puissants (syndicats, presse, médias, etc.),
les citoyens groupés en "partis", ont pleine
latitude pour mettre en question toutes les mesures et décisions
prises au nom de l'Etat -- ceci pour le politique. Au point de vue
sociologique, ce sont des sociétés complexes, composées
d'éléments très hétérogènes,
où ces éléments hétérogènes
sont solidaires, interdépendants, se commandent les uns les
autres, donc peuvent se paralyser les uns les autres, des sociétés
complexes, dis-je, dont les articulations, qui doivent jouer
convenablement pour que ces sociétés fonctionnent, sont
délicates, donc fragiles. Si des rouages essentiels de la
société ne fonctionnent pas, toute la société
de proche en proche est atteinte dans son fonctionnement, c’est
à dire dans ses possibilités d'action dans les domaines
les plus divers.
Dans les régimes libéraux,
il peut y avoir, il y a, contrainte économique, il n'y a pas
contrainte politique. L'Etat ne peut donc pas faire manœuvrer
la société comme dans le totalitarisme, où même
notre notion de société civile ne s'applique pas, où
la contrainte économique et la contrainte politique sont
indiscernables, et, au fond, de peu d'intérêt pour
l'assujetti. De plus nos sociétés ouvertes sont
légalistes. Le citoyen y détient des droits.
Il y a séparation absolue entre
l'état de paix et l'état de guerre. Nos
régimes en principe ne tiennent pas les citoyens à
l’abri d'informations jugées indésirables comme
le font les régimes totalitaires par une censure officielle.
Nos régimes permettent des manœuvres adverses visant à
les discréditer par des procédés qui ne violent
pas la loi, mais qui soumettent la population à un martèlement
psychologique, si elles sont puissamment orchestrées. En
fait, ces "régimes démocratiques" ne peuvent
s'opposer à l'action psychologique adverse par voie
d'autorité, alors que le pouvoir totalitaire a une totale
liberté d'action à l’intérieur, et rend
impossible chez lui le type d'agression psychologique qu'il peut
planifier et faire exécuter chez nous. Le Pouvoir totalitaire
est assuré de n'être point attaqué par ses
propres journaux, il n'a rien à craindre de ce qu'il nomme
"syndicats" et qui n'est pas l'équivalent de ce que
nous nommons ainsi. Surtout pas de grèves, alors que des
grèves simultanées des transports et de l'électricité
peuvent nous mettre littéralement à terre. Ce n'est
point hasard si le développement des sociétés
ouvertes se confond avec un développement du droit qui sépare
absolument l'état de paix et l'état de guerre : l'état
de guerre caractérisé par la présence
d'opérations militaires suspend une grande partie de ces
particularités des sociétés ouvertes que nous
nommons des libertés, mais dans l'optique de la guerre Protée
que mènent contre nous des dogmatismes activistes, ces
libertés sont autant de points faibles.
Dans nos sociétés
ouvertes le Pouvoir est tenu, en droit et en fait, de rendre compte
de ses actes, de tout "justifier" de manière
convaincante, de ses faits et gestes politiques, de la conformité
de ses faits et gestes non seulement à la Loi, mais encore à
ce que nous appelons l'Opinion.
Le système totalitaire
a
éradiqué la religion dans l'Etat et n'en tolère
que ce qu'il est contraint d'en tolérer; aucune morale liée
à une religion ne restreint les décisions qu'il prend
pour "aller dans son sens", comme disait Bismarck. Des
interdits moraux pèsent sur les "sociétés
ouvertes" qui attachent du prix en principe à toute vie
humaine. Elles ne peuvent, pour se défendre, expédier
sans jugement des dizaines de milliers d'individus dans des camps.
Nos "démocraties", moralement héritières
du christianisme, ont des modes de conduite humanitaires. Joignez à
cela le devoir de ne pas s'en prendre aux innocents et le souci de
satisfaire à une légalité sourcilleuse et
jalouse de respecter les droits des individus, et vous avez un type
de société organiquement désarmée par
rapport à la guerre Protée. L'adversaire, s'il est
habile, peut induire dans les sociétés ouvertes des
réflexes, des réactions morales qu'il n'éprouve
pas et qu'il considère comme le dit expressément
Trotski dans "Leur morale et la nôtre" comme des
signes d'infériorité. Du fait de l'importance de telles
postulations éthiques, la technique de prise d'otages par
exemple place les sociétés ouvertes (jusqu'à
présent) dans un cruel embarras et y suscitent des
affirmations discordantes. Ce qui, passé un certain degré
pose un problème de défense nationale.
Notre société ouverte
trouve légitime les idéologies. Ceux qui devinrent les
tenants disciplinés d'une logocratie impériale devenue
une superpuissance étaient, et sont peut-être encore
considérés comme les cousins idéologiques d'une
bonne partie des républicains français, qui selon la
"mythistoire" nationale se tiennent plus ou moins pour les
descendants spirituels d'une Révolution par excellence, donc
de la révolution même, la révolution française.
Il y eut même après la deuxième guerre mondiale
une tendance très répandue à admettre les idéaux
de la Logocratie impériale de l'Est pour les idéaux de
la Révolution Française poursuivis jusqu'au bout, et
servis plus ou moins bien par les dogmatiques activistes qui s'en
réclamaient. De plus, il n'est pas difficile quand on reste
dans le domaine des représentations idéologiques et non
dans celui des événements réels, de faire
procéder le communisme de l'égalitarisme, qui est une
des pierres d'angle de ce qu'on peut appeler "l’idéologie
dominante" en France. Et l'assaillant éventuel peut se
porter avec aisance du domaine des idées au domaine des
réalités sociologiques en excitant les "have not"
contre les "have", en critiquant de manière
implacable la corruption qui trouve un terreau favorable dans toutes
les sociétés riches. En tirant parti également
de cette particularité de notre démocratie
représentative supportée par un appareil d'Etat
relativement fort : on profite des incertitudes -- existentielles --
de l'élu, et de la possibilité de noyauter
l'administration et le fonctionnariat d'un système politique
qui donne des facilités pour le faire que les totalitaires
jugent de leur point de vue comme autant de faiblesses.
De plus, une "démocratie"
où les "masses" sont acculturées de fraîche
date, ou en voie d'acculturation, est propice soit à
l'éclosion, soit à la circulation de mythes, notamment
messianiques. Des manipulateurs psychologiques de mythes qui
favorisent leur progression, peuvent même induire -- il n'y a
pour ainsi dire qu'un coup de pouce à donner -- l'apparition
de Bêtes noires, par la
répétition d'accusations
et d'imputations ayant pour objet un certain personnage, une certaine
institution ou même une certaine qualité -- comme celle
de "fasciste" -- attribuée à des personnes
qu'on veut écarter de la scène politique. C'est le
mécanisme, maintenant familier aux observateurs, de la
"diabolisation".
Des prises non plus
constitutionnelles,
mais historiques, sont offertes à ceux qui nous font la guerre
psychologique, par des traits d'époque comme le despotisme de
la mode, le mythe de la jeunesse, ou le laxisme résultant de
plusieurs composantes : le quasi-effondrement d'une instruction
publique qui ne parvient pas à acculturer des éléments
de plus en plus hétérogènes, et qui permet
d'opposer à toute tentative de re-création -- car il ne
faut pas moins -- les tabous égalitaires qui jouent contre les
éléments susceptibles d'aller le plus haut et le plus
loin. Ainsi notre pays est induit à perdre et gaspiller ce qui
réclame plus que jamais une économie et une politique
avisées des ressources rares : la matière grise. Dans
la mesure où il y a des tendances au déclin, elles
peuvent être et elles sont, aggravées et dirigées.
Nous assistons actuellement à une montée du sectoriel
(les agitations syndicales) du régional (les agitations plus
ou moins autonomistes, tendant plus ou moins au séparatisme)
et du centrifuge de manière générale, qui offre à
un adversaire menant la guerre psychologique contre nous des prises
qu'il saisit. L'égalitarisme s'exprimant par la surenchère,
manié comme une arme de destruction économique, fait
alors merveille.
Une première approximation nous
permet donc de circonscrire la guerre Protée. Il s'agit de
faire de nos faiblesses, en tant que l'ennemi en est indemne, en tant
qu'il n'a à craindre aucune mesure de rétorsion de même
nature, une sorte de système de prises sur nous, la guerre
Protée se réalisant par l’utilisation
systématique de ces prises.
On peut définir la guerre
Protée
par son objectif : sélectionner dans une société
des espèces de conduites qui, si elles étaient
généralisées, détruiraient cette société;
cultiver ces conduites et en exagérer certains caractères,
les caractères destructeurs, un peu comme un sélectionneur
en agriculture ou en élevage sélectionne des
caractéristiques afin d’obtenir un produit où ce
qui existait plus faiblement dans l'espèce "naturelle",
présente un accroissement qualitatif et quantitatif des
caractéristiques recherchées. L'accumulation d'une
myriade d'actions ponctuelles comparables à des coups de
pouce, aboutit à ce que l’on pourrait comparer a des
effets symphonique. La guerre Protée contrairement aux
guerres de plus en plus hyperboliques qu’elle a remplacées
au XXe siècle, est caractérisée par
une pluralité indéfinie de formes d'attaque à
très basse intensité, comme une myriade de coups
d'épingles. Ce sont les " mesures actives " qui,
dans les premières périodes communistes étaient
considérées comme des adjuvants de la propagande, des
facteurs favorisant l’épidémie, et qui,
aujourd'hui que les effets de la propagande, après être
parvenus à saturation, déclinent, sont les moyens
principaux.
Ce qui distingue et définit la
guerre Protée, c'est qu'elle cherche la décision non
pas en exploitant des faiblesses d’ordre militaire (par exemple
géostratégique) mais en tentant de corroder le tissu
même de la société qui est, pour parler comme
l'ancienne école, le "sujet" dont l'armée au
sens le plus large du terme est l' "attribut". Le nouvel art de
vaincre a pour exécutants une foule de gens qui s'illusionnent
sur ce qu'ils font et qui n'en ont pas toujours conscience, et si
nous ne sommes pas avertis ou si nous nous obstinons à ne pas
comprendre les avertissements, nous pouvons être de ces gens.
Prises chacune en particulier, les actions de la guerre Protée
(le nom d'action convient à peine) sont des actions
moléculaires. Exemple : une activité de réseaux
et de relations se déploie pour pousser quelqu'un vers un
poste stratégique, ou pour interdire à quelqu'un d'y
accéder. La vue d'ensemble échappe à cet
exécutant et cet exécutant peut se méprendre
tout à fait là-dessus. Il ne sait pas ce qu'il fait.
Quels sont les moyens par
excellence
de
la guerre Protée? Les moyens de masse : création d'une
myriade d'associations, prises de commandement ou noyautage
déterminant d'un grand nombre d'autres associations.
Le noyautage de l'Etat et de la
société
civile. Des actions à couvert s'exercent pour pousser des
hommes qu'on préfère parce qu'ils sont ou affidés,
ou contrôlés par des affidés, ou préférables
à leurs concurrents du point de vue des noyauteurs.
Menées invisibles en tant que
telles et déguisées en autre chose par des agents
d'influence. Ceux que dans la guerre "classique", on
nommait des "traîtres" s'appellent aujourd’hui
des "agents d'influence". C’est un des très
nombreux "succès sémantiques" de
l'adversaire. Le cas des "agents d'influence" est bien
connu de tous ceux qui s'occupent de la question. Outre ceux qui
animent les associations dont je viens de parler, il s'agit de
personnes en possession d'une audience certaine dans les milieux
ainsi travaillés. Eux aussi sont tenus par leurs points
faibles : des actions passées, ou des ambitions passées,
présentes ou futures. L’agent d'influence qui remplit le
mieux ces conditions doit avoir une surface sociale telle qu'il soit
à l'abri des investigations, qu'il soit scandaleux de
s'attaquer à lui, et que, de bonne foi, des citoyens indignés,
et eux, inattaquables, puissent éventuellement le défendre.
Les opération de guerre Protée
consistent à mettre sur pied dans chaque cas des orchestres où
seuls les "contrôleurs" sont au courant de ce qui se
passe. Plusieurs orchestres peuvent converger, orientés de
très haut. Les grandes campagnes de la guerre Protée se
passent ainsi. Nous ne donnerons pas d'exemple. Le romancier,
Vladimir Volkoff, a dû user -- avec un grand talent -- de
fiction, dans son ouvrage "Le Montage", pour exposer le
problème. Faiblesse des sociétés ouvertes du
point de vue de l'agresseur : la fiction était le seul moyen à
sa disposition. Si l'auteur avait choisi l'histoire et le témoignage
et non la fiction, il aurait subi l'application des lois sur la
diffamation. La force même du système des agents
d'influence vient des obstacles que rencontre l'administration de la
preuve. Il y a ici, exploitation maximale d'une de nos
vulnérabilités. Pourtant, l'observation et l'analyse
sur un nombre suffisant d'années d'un certain nombre de
personnages et d'entreprises révéleraient une suite ou
mieux une série d'interventions allant dans le même
sens, telle que l'explication par une aussi grande quantité de
coïncidences accumulées, serait hautement improbable.
J'ai observé un phénomène de ce genre pendant un
quart de siècle. Je ne dirai pas où. Il s'agissait de
démarches tendant à faire croire, soit que les
communistes étaient trop forts et que le seul moyen d'en user
avec eux était de ne pas les contrarier, et de tendre à
ménager la place de la France dans un monde dominé par
eux, soit au contraire que ce système totalitaire étant
en état d'infériorité, il fallait éviter
en lui résistant fermement, de le pousser au désespoir
(donc au déclenchement d'une troisième guerre mondiale
aussi générale que la deuxième, et qui risquait
d'être suicidaire pour l'espèce humaine).
La désinformation qui
a fait l'objet d'un ouvrage très utile de M. le Professeur
Cathala, doit être prise dans un sens plus restreint que ne
l'ont fait les Professeurs Richard H. Schultz et Roy Godron dans leur
livre "Désinformatzia", qui embrasse plusieurs
sujets, certes imbriqués, mais qui n'en méritent pas
moins chacun une analyse propre.
A propos de la désinformation
on
peut montrer la continuité entre ce mode si caractéristique
de la guerre Protée et le Funkspiel, le jeu de la radio dans
lequel les Anglais ont excellé. Anthony Cave-Brown dans la
"Guerre secrète" en donne une définition
analytique qui éclaire par avance la désinformation qui
a suivi. "Sous sa forme la plus simple, dit-il, le Funkspiel ou
jeu de la radio consiste à emprunter un des canaux
d'information de l'ennemi pour y injecter une information fausse ou
déroutante". En effet la désinformation ne
passe que si elle est protégée par la confiance donnée
à l'instance qui désinforme. Elle doit, si possible,
viser le milieu le plus disposé à l'absorber, en
l'entourant de garanties apparentes destinées plus
particulièrement à ce milieu.
Le professeur Cathala définit
excellemment la désinformation, une tentative d'influencer
l'adversaire sur ce qu'il doit prendre pour un renseignement, à
tout le moins pour une information, "une nouvelle". La
désinformation prend son caractère propre non
nécessairement de son contenu qui peut ne pas être
erroné, mais de la dissimulation de l'intention réelle
qui préside à l'apparition à cette date et dans
ce milieu, d'une "nouvelle" ou d'une fabulation, voire d'un
"faux", qui sert les desseins du désinformateur. La
désinformation se caractérise en effet la plupart du
temps par une présentation déformante et elle dissimule
ce qu'elle est, c'est-à-dire une action ou plutôt une
mesure active dirigée sur une cible.
Le désinformateur,
souvent, n'est pas vraiment conscient du rôle qu'il joue, ou il
s'en désintéresse. Journaliste, par exemple, on lui a
suggéré de traiter sa matière, l'actualité,
d'une certaine manière, de l'infléchir dans un certain
sens. Il n'y a pas nécessairement de différence de
contenu entre la désinformation et l'information. La
désinformation -- sauf le cas de faux caractérisé,
qui se présente, certes, mais qui est d'un effet limité
(un faux peut renverser les résultats prévisibles d'une
élection, cela s'est vu), la désinformation ne consiste
très souvent que dans le traitement de l'information mais un
traitement spécial. Il peut y avoir majoration, minimisation,
arrangement du vrai avec le faux, suppression d'une partie de
l'information, surestimation, sous-estimation, choix de la
connotation des mots, avantageuse ou péjorative, la suggestion
d'associations d'idées tendancieuses, souvent de simples
déplacements d'accent. La censure par omission, c'est-à-dire
une absence là où il aurait dû y avoir une
présence. De simples effets de mise en page, une information
minimisée par la place qu'on lui donne dans un journal ou
discréditée par la rubrique où on l'a mise. Dans
l'audiovisuel, une information est diminuée quand elle donne
lieu à une récitation monotone, maladroite, et à
la limite peu audible. J'ai "piqué" presque au
hasard quelques techniques de mensonge journalistique qui sont
d'une pratique quotidienne. Un travail universitaire exhaustif sur ce
sujet serait le bienvenu.
En somme, la
désinformation
peut consister dans une certaine manière de présenter l'information, de
lui faire jouer un rôle dans une argumentation implicite.
Il découle de là que si
nous avons des analystes intellectuellement bien équipés,
la désinformation reconnue telle est une information que
l'adversaire nous donne. On doit pratiquer sur la désinformation
une "lecture à l'envers". La désinformation
analysée nous renseigne sur les intentions du désinformateur,
et en révélant ses intentions, peut trahir ses
insuffisances, ses manques, ses inquiétudes. Ainsi le
désinformateur nous informe malgré lui.
En général, une pratique
systématique de la désinformation en direction d’une
cible ne vise qu’à provoquer le désarroi,
l'incertitude, et, convergeant avec d'autres mesures actives, fait en
sorte que nous ne sachions pas à quel saint nous vouer.
L'agresseur frappe les points les plus vulnérables ainsi
découverts.
La désinformation, cette partie
intégrante du nouvel art de vaincre, est avant tout "
action psychologique ". Elle a comme instrument privilégié
les médias, presse écrite comprise, sujet capital
mais dont je ne traiterai pas ici parce qu'il mérite des
travaux très méthodiques et très poussés,
fondés sur une vaste information. Il serait, je crois, utile à
la défense nationale que de tels travaux soient entrepris. Les
médias constituent un instrument terrifiant de confusion
intellectuelle et morale, de confusion active et rapidement efficace.
Il s'agit de l'usage qui en est fait. On peut en faire un autre
usage, mais ce n'est pas notre sujet.
Nous ne traiterons pas du terrorisme,
un des problèmes les plus redoutables que l'histoire ait
jamais posés à des responsables. Le terrorisme est
aujourd'hui la manifestation la plus voyante de la guerre Protée.
D'une part le terrorisme est lié à tout le reste.
D'autre part, sous les formes actuelles il présente une
spécificité historique qui requiert la science et le
génie de spécialistes, tant sur le plan de la
connaissance que sur celui de l'action. Il ne cesse d'inspirer des
travaux. Nous n'en parlerons pas ici.
La situation actuelle se
définit
par une configuration de traits caractéristiques qui la font
originale au sens fort du terme, c'est-à-dire sans précédent.
Aucun des traits qui la constitue n'est original, mais la figure
l'est. Passons de l'abstrait au concret. Considérons une à
une les caractéristiques de cette situation.
Je ne dis pas une grande
puissance.
mais une puissance effective, susceptible de se manifester en tant
que telle, pour avoir seulement voix au chapitre, doit posséder
répétons-le une "nuisance value" suffisante.
Les richesses virtuelles des océans entourant les îles
sous pavillon français, font que l'indépendance des
colonies survenue dans les années 50 et 60, n'a pas supprimé
la présence mondiale de la France. Donc -- et c'est là
que nous voulons en venir -- une mise en état de la France qui
lui permettrait de ne pas être une victime passive de la guerre
Protée ne dispense nullement de l'effort militaire proprement
dit, avec ce qu'il suppose de nos jours de performances dans les
technologies de pointe. L'effort proprement militaire, celui que nous
faisions autrefois, nous en sommes - mutatis mutandis - moins que
jamais
dispensés, quelle que soit l'aide que nous puissions attendre
de nos alliés. Le nouvel art de vaincre ne suggère pas
que les moyens de défense les plus perfectionnés
doivent ou puissent être remplacés. L'absence totale de
ces moyens, pour nous, ou pour une Europe où nous avons place
de leader, nous placerait au nombre des objets, et non des sujets de
l'histoire.
Seul un appareil militaire
utilisant
des technologies de pointe, et dont la "nuisance value"
peut faire réfléchir n’importe quel adversaire,
nous donne voix au chapitre. Ce rappel était nécessaire.
Dans la deuxième moitié
du XXe siècle, nous, France, et nous, civilisation
occidentale, ne sommes plus seulement aux prises avec le dogmatisme
activiste couramment désigné par le mot communisme ce
qui signifie l'ensemble des actions menées à partir
d'une logocratie impériale poursuivant une expansion
planétaire sans limites (les tenants de cet impérialisme
idéologique considèrent qu'ils sont la raison immanente
à l'histoire, l'accomplissement de l'histoire, donc le Bien,
parce qu'ils n'en connaissent pas d'autre). J'ai comparé il y
a près d'un demi-siècle le dogmatisme activiste des
Communistes au dogmatisme activiste de l'islam dans sa phase
conquérante. Cette comparaison a jadis quelque peu étonné.
Aujourd'hui elle n'étonnerait plus personne. L'Islam (ou si
l’on préfère un Islam) revient occuper comme il
le fit dans les premiers siècles de son existence le devant de
la scène historique mondiale, sous la forme d'un dogmatisme
activiste renouvelé du Moyen Age, obtenant grâce aux
moyens techniques modernes (les discours de Khomeiny transmis par
cassettes aux musulmans du monde entier etc.), le maximum de
publicité, c'est-à-dire de propagande, avec le minimum
de moyens. Contre le terrorisme d'une part, et d’autre part, l'invasion
pacifique que nous conceptualisons sous le nom
impropre d'immigration, et qui assure au terrorisme une logistique,
un soutien, un vivier, un asile (il peut se fondre dans une
population dont les terroristes ne se distinguent par aucun trait
apparent) le dernier mot de la technologie ne peut rien, et nos
performances dans ce domaine ne nous font pas avancer. Des
supputations volumineuses portant sur la troisième guerre
mondiale avec leurs laborieux et éphémères
décomptes de têtes de fusées, ont donné
lieu ces trente dernières années à un véritable
genre littéraire. Par rapport à la guerre Protée,
à la guerre qu'on nous fait, l'histoire dira sans doute que
c'était une "littérature de diversion".
L'irruption de ce nouvel
adversaire, l'Islam intégriste, dans la guerre Protée ne
doit pas bénéficier d'un effet de surprise. Ce
protagoniste dernier venu n'a, à proprement parler, inventé
aucune forme d'agression. Dans l'optique globale de défense
nationale ici choisie, la "révolution islamique", si
on veut l'appeler ainsi, ne nous contraint pas à repenser la
guerre Protée, mais seulement à appliquer la théorie
du nouvel art de vaincre dans la perspective qui est la nôtre.
La caractéristique distinctive de la guerre Protée,
donc du nouvel art de vaincre, qui est l'élaboration de la
stratégie qui convient le mieux à cette guerre, reste
dans le deuxième cas ce qu'elle était dans le premier:
polytropique.
Le nouvel art de vaincre, c'est
la
guerre Protée du point de vue de celui qui, l'ayant comprise,
sait qu'elle ne comporte pas de défensive, mais une riposte
qui ne peut être qu'offensive. Le dilemme est : offensive
ou défaite. Le vaincu, anesthésié, peut même
marcher à la défaite sans s'apercevoir qu'on lui fait
la guerre.
L'adjectif Polutropos,
l'épithète
de nature qu'Homère décerne à Ulysse, signifie
"aux multiples tours". La guerre polytrope -- par
définition une offensive -- consiste à sélectionner
impartialement, en tout cas objectivement, les points faibles de
l'adversaire visé, la "cible", et à tenir ces
"points faibles" pour autant d'ouvertures incitant à
l'attaque dans les meilleures conditions, c'est-à-dire dans
des conditions où la riposte réflexe est impossible ou
extrêmement improbable. Des mots comme "Protée"
ou "polytrope" sont choisis pour montrer qu'il s'agit là
sans exclusive aucune, de n'importe quel mode d'agression (toute
convention du type : état de guerre-état de paix, droit
commun-politique, droit des gens, etc., règles de la guerre
concernant les uniformes, les prisonniers, les morts, etc.. est
ignorée). Les dogmatiques activistes ne peuvent être
tenus par ce qui tient les infidèles : contre l'infidèle
il n'y a pas de mauvaise action. Lénine et le Coran sont
d'accord là-dessus. Il n'y a même pas pour le dogmatisme
activiste un état de guerre et un état de paix, bien
que pour des raisons de force majeure, il soit contraint, quand la
situation l'exige, de simuler, de faire comme s'il en était
bien ainsi. Tant que le dogmatisme agresseur, ou plus exactement la
force qui le brandit comme étendard idéologique, n'a
pas consommé son empire sur tous les hommes de la planète,
ce dogmatisme demeure en activité.
Tant que son dogmatisme
activiste ne
règne pas sur la planète entière, le
religionnaire n'est pas en état de paix, et rien ne lui est
plus favorable que le prix que nous attachons à des concepts
en partie mythiques comme "paix", "détente",
"coexistence pacifique". Ce type d'impérialisme
idéologique ne peut être arrêté que par une
force de signe contraire suffisante pour l'arrêter. Ces
caractéristiques de fond sont communes aux deux perturbateurs
de notre civilisation, le perturbateur communiste, et le perturbateur
islamique. (Nous ne faisons pas de procès d'intention à
une religion universelle : le perturbateur islamique est le
perturbateur qui se réclame de l'Islam. L'expérience
nous montre qu'il y a d'autres croyants de la même religion qui
ne sont pas perturbateurs) mais la religion commune sert de canal de
communication qui permet au perturbateur de recruter dans l'immense
vivier des croyants. La densité croissante de musulmans en
France fait du risque d'épidémie fondamentaliste autre
chose qu'une vue de l'esprit.
La résurgence offensive d'une
forme conquérante de l'islam ne modifie donc pas les
perspectives définies par la "guerre Protée"
-- "l'agression polytrope" -- et le nouvel art de vaincre,
qui n'est autre que l'art de vaincre dans cette guerre. L'irruption
de ce nouvel ennemi ne requiert qu’une diversification
spécifique.
La situation où nous sommes est
sans précédent dans l'histoire. Elle fait violence à
nos habitudes et à nos institutions, à notre
distinction de la politique intérieure et de la politique
extérieure, de ce qui est public et de ce qui est privé,
de ce qui ressortit au droit commun et de ce qui ressortit à
la délinquance politique, tout autant qu'à notre
distinction entre l'état de guerre et l'état de paix.
La guerre Protée nous a été et nous est imposée,
et le réflexe collectif le plus répandu dans notre
société est de ne même pas le comprendre, ce
qu'il faut considérer comme une "défense
inconsciente" au sens psychanalytique du terme.
La guerre Protée trouve son
origine dans les actions qu'ont menées au XIXe siècle
des révolutionnaires contre la société
européenne, dans ses variantes nationales. Dès
l'origine l'action même de ces révolutionnaires --
donnons-leur le nom qu'ils se donnent -- était en quelque
sorte prédéterminée par les particularités
de la société et de l'Etat contre lesquels ils
agissaient. Nous touchons là à leur condition même
d’existence. Pour que les actions de ces perturbateurs soient
efficaces, il a fallu qu'ils décèlent les points
faibles de nos sociétés. Ils n'ont été
efficaces en effet que lorsque sinon le succès, du moins
certains résultats positifs obtenus par eux, ont décelé
des plages de vulnérabilité dans notre
civilisation. C'est toute l'histoire des révolutionnaires
russes à partir du dernier tiers du XIXe siècle. On
voit alors comme à l'essai, les principaux procédés
de la guerre Protée et de la conduite "polytrope" de
ceux qui la mènent. Attentats, grèves, noyautages dans
l'université, dans l'armée et même dans les
classes dirigeantes, culture des ressentiments, qu'ils soient ceux
des allogènes, des ouvriers, des mougiks, des marins, etc. Il
faut y ajouter la propagande qui, en apparence jouait le tout premier
rôle ; l'idéologie et la propagande par quoi cette
dernière s'étendait, passait alors pour l'essentiel.
C'est ce type de révolutionnaire à mentalité
conspirative qui a pris le pouvoir lors de la réussite de la
Révolution russe. D'une manière comparable, (mais
différente) ce sont des manipulateurs psychologiques à
mentalité conspirative (héritiers des sectes les plus
efficaces de l'Islam), maîtres du pouvoir en Iran, développant
une action tentaculaire dans tous les lieux du monde où il y a
des musulmans, qui constituent la seconde agression polytrope dont au
XXe siècle nos sociétés ouvertes et surtout la
société française supportent plus ou moins le
choc. Les premiers tenants de la guerre Protée procèdent
de groupes de conspirateurs endurcis par la lutte contre des
despotismes orientaux. Les moyens d'attaque non conventionnels, et se
donnant pour tout autre chose que ce qu'ils sont, ont convenu aux
actions révolutionnaires qui pouvaient être menées
dans les sociétés occidentales qui du fait de leur
histoire étaient mal préparées à
maîtriser ces types d'agression hypocrite. Une partie en effet
de ces modes d'action relève de ce que nous appelons, dans
notre langage tranché, "la politique", une autre
partie de la guerre -- civile -- et une autre partie encore,
lorsqu’elle est télécommandée de
l'extérieur, de la guerre étrangère. Ces
différents types d'action relèvent chez nous
d'institutions différentes, de services différents, ou
même ne dépassent pas les ruses et les manœuvres
qui, pour n'être pas morales, n'en ont pas moins cours dans le
monde politique. Ainsi se brouillent dans cette forme nouvelle
d'agression généralisée la politique et le
policier, ou le militaire, tout autant que la politique intérieure
et la politique extérieure, sans parler des liens qui se
révèlent de plus en plus entre le terrorisme, le grand
banditisme, le trafic de drogue, etc. Telle est donc l'agression
contre quoi et les armes de destruction hyperboliques et les
techniques militaires des armes conventionnelles ne peuvent rien.
Mener la guerre polytrope,
c'est
appliquer les recettes du nouvel art de vaincre, qui ne peut
consister, au moins partiellement, que dans l'emploi des mêmes
méthodes. La guerre Protée -- ou le nouvel art de
vaincre -- ici la définition est la même, se révèle
par l'induction, l'exploitation, la multiplication et
l'intensification chez l'ennemi, de perturbations de toutes sortes,
de la grève à la drogue, du terrorisme au pacifisme, de
la manipulation des grandes consciences à celle des petites
ambitions, etc. L'élément essentiel de ce qu'il faut
bien appeler les hostilités a lieu à l'intérieur de l'unité
politique, de la société
attaquée. Il y a une sorte de renversement par rapport
à la guerre classique : l'essentiel de l'action se passe
au-dedans. La présence d'un ennemi extérieur est
soupçonnée, la plupart du temps, presque toujours elle
n'est pas établie suivant nos normes exigeantes, juridiques et
scientifiques. D'où cette situation paradoxale : lors d'une
action de guerre Protée (terrorisme, campagne de presse,
manœuvres sémantiques consistant à imposer et à
désaffecter des mots et des groupes de mots) nous
n'identifions pas à coup sûr le commanditaire,
l'agresseur "originaire". Une agression, par exemple
terroriste, peut être le fait de sous-traitants, et à la
limite -- c'est un signe de réussite -- d'exécutants
inconscients qui répètent des groupes de mots parce
qu'ils les ont entendus. Il nous serait utile de disposer d'une
instance entraînée à ne pas se tromper sur
l'origine exacte de ce genre de coups, et sur la complexité d’
agressions dont il faut déterminer la signification, les
agresseurs n'étant parfois que des exécutants.
Notre infériorité de
départ dans la guerre Protée, l'agression polytrope et
le nouvel art de vaincre, est une donnée que nous devons
comprendre, mais n'est nullement une promesse de victoire pour
l'agresseur.
Le principe général de
cette "guerre sans guerre" est d'exploiter les
particularités, les caractéristiques propres de
l'adversaire, de la "cible", dans l'intention (c'est la
finalité générale du système, fut-elle
lointaine, ou très lointaine), d'en venir à bout,
c'est-à-dire de lui imposer -- ici nous reconnaissons
l'objectif de Clausewitz, toujours valable -- la volonté
adverse. Pour que certaines particularités d'une des parties
soient vues par l'autre partie comme des points faibles, il faut,
condition sine qua non, que cette dernière ne présente
pas les mêmes particularités, c'est-à-dire les
mêmes points faibles. En sorte que la rétorsion réflexe
qui, si elle était possible, annulerait les coups, soit
impossible. C'est donc un principe de base de l'art de la guerre qui
est mis en œuvre : frapper l'adversaire là où
il peut le plus mal se défendre. Nous nous sommes
longuement étendus plus haut sur les faiblesses des sociétés
ouvertes par rapport à un ennemi totalitaire. Rappelons que
nos points faibles, en tant qu'ils nous sont particuliers et que les
agresseurs ne les présentent pas, sont pour ces derniers
autant d'ouvertures, de brèches par où ils peuvent
passer. C'est la définition opérationnelle des "points
faibles" dans la guerre Protée : particularités
spécifiques dont l'adversaire est exempt, et qui lui servent
contre nous d'ouverture d'attaque sans possibilité de riposte
immédiate. Par exemple une campagne médiatique peut
nous faire beaucoup de mal. Si l'adversaire a, par agents
d'influence, exécutants idéologiques ou corrompus
interposés, les moyens de nous l'infliger, nous ne disposons
pas d'une rétorsion du même type, les dogmatismes
activistes contrôlant absolument leurs propres médias --
c'est une caractéristique de tout ce qui est totalitaire. La
rente de situation de l'agresseur dans ce type de conflit à
basse intensité, est l'assurance de non-réciprocité. Le grand
système totalitaire de l'Est, de ses satellites,
et d'autre part le dogmatisme fanatique de la "révolution
islamique" disposent tous d'un centre impérial et d'une
diaspora. A de tels dispositifs, nos sociétés ouvertes
du fait de leur nature et de leur histoire, n'ont pas de dispositifs
spécifiques opposables. En face de ce système agressif,
elles présentent au contraire une faiblesse spécifique.
Nos types de "sociétés ouvertes" et la France
en est un exemple -- hélas ! -- particulièrement bien
choisi -- sont vulnérables en raison de la solidarité,
donc de l'interdépendance étroite des éléments
qui la composent. Nous, en tant que société
nationale, nous avons un certain nombre de défauts -- vus par
l'adversaire ce sont autant de points faibles -- qui nous menacent à
terme vitalement. On peut ici comparer une collectivité à
un individu qui présente certaines faiblesses dues à sa
constitution et à son mode de vie. Si cet individu se soumet à
l'hygiène qui convient, il réduit les maux alors qu'ils
sont encore virtuels. Si, à l'inverse, il suit un régime
contraire les maux s'aggraveront. Dans le conflit à basse
intensité dans lequel nous sommes, l'agresseur, pour ainsi
parler, emprunte la stratégie et la tactique que la situation
elle-même lui propose. Cela consiste à pousser dans la
direction qui existe déjà. Si nous souffrons de
démagogie il travaillera à ce qu’il y ait plus de
démagogie. Avec le minimum de dépense (au sens large du
terme) pour le maximum de résultats l'agresseur se place
simplement en position de profiter du mal que nous nous faisons à
nous-mêmes. L'adversaire n'a pas à inventer ni à
innover. Par un programme digne de Sun-Tzu, la maxime de son action
est de nous détruire en tant que puissance par nos propres
défauts (pour être précis, par les points faibles
qui sont les nôtres et qui ne sont pas les siens, au contraire,
et nous prenons "défaut" dans le sens éthymologique
de "manque"). L'observateur, historien ou philosophe, nous
voyant pâtir aussi fort de nos propres défauts,
invoquera des concepts vagues tels que décadence, déclin.
Si on a l'esprit d'action, on apportera une certaine correction au
diagnostic : il s'agit d'une décadence guidée, d'un déclin
aidé. Ici les principes mêmes
de l'action psychologique sont en action : l'art de manipuler qui
consiste à intervenir au niveau des mobiles, dans la zone
psychique où les actes se forment. Certaines motivations sont
diffamées, d'autres sont cultivées. Ici comme ailleurs,
l'art politique ressemble à celui du "sélectionneur",
de l'éleveur, qui modifie l'objet de ses soins en développant
certaines caractéristiques au détriment du reste.
Les points faibles en question,
il
serait fastidieux de les énumérer, et nous en avons
parlé plus haut. Il est indispensable ici de rappeler
quelques-unes de ces plages de vulnérabilité afin
de mettre en lumière la pertinence et l'efficacité du
système d'agression adverse, la nature de ce "nouvel art
de vaincre", et la parfaite possibilité que nous avons,
en effectuant les opérations mentales nécessaires, d'en
user à notre tour, voire de renverser la tendance, en
appliquant pour notre compte les règles d'un art dont
l'adversaire s'est si bien servi.
Notre vulnérabilité par
rapport au système d'agression polytrope est à la fois
de l'ordre des institutions, de l'ordre des mœurs, et de
l'ordre des habitudes, des pratiques et conduites, collectives en
général, ou seulement très répandues dans
nos collectivités. Nous avons déjà signalé
la distinction de droit et de fait, c'est-à-dire la
distinction à la fois juridique et historique de l'état
de guerre et de l'état de paix.
L'état de guerre seul nous
permet ou plus exactement nous permettrait, d'agir radicalement
contre la propagande adverse, les fausses nouvelles, les informations
tendancieuses ou biaisées, les inventions et constructions
mentales dont la finalité est de nous démoraliser par
des moyens divers et parfois contraires les uns aux autres, plus
efficaces d'être simultanément employés. L'état
de paix, pour nos "sociétés ouvertes", se
caractérise, contrairement à ce qui est en vigueur dans
le totalitarisme soviétique, par ce que nous appelons des noms
pompeux, de "liberté de la presse", "liberté
de l'expression" et de "l'impression", ce qui fait que
le pouvoir, le commandement n'ont pas la faculté de parer un
certain nombre de coups de l'adversaire, qui pratique, sans aucune
restriction d'ordre moral et religieux, le système
"polytrope", et peut ainsi nous infliger à
domicile et en usant de nos propres médias, de
cuisantes défaites. De même, les publications
scientifiques renseignent largement qui veut l'être sur l'état
et le degré de nos connaissances et de nos techniques. Les
méthodes de l'espionnage industriel viennent compléter
ici l'action de l'agresseur.
D'une manière générale
les "libertés" inhérentes à un "état
de droit" rendent malaisée la pose de freins efficaces
susceptibles de mettre un terme à la détection des
"curieux professionnels" dépêchés par
l'adversaire. Nous tenons beaucoup à nos droits et l'opinion
publique (elle y est aidée par une certaine propagande) a
tendance à considérer comme vexations des contrôles
de police indispensables dans une société
hyperurbanisée, où des villes tentaculaires, d'immenses
anthropothèques atteignent surtout si on prend en compte les
nébuleuses dont elles sont le centre, des dimensions sans
précédent historique. La perte de contrôle de ces
labyrinthes peut nous réserver des surprises terribles.
En même temps l'idéologie
dominante en matière de morale et de scrupules moraux tend à
protéger des contrôles indispensables une population
allogène qui s'est formidablement accrue depuis un quart de
siècle. Cette population allogène conductrice de
dogmatisme fanatique (les cassettes reproduisant les discours de
l'Ayatollah Khomeiny y circulent) constitue à la fois une
protection -- on s'y perd -- et un vivier pour les terroristes et les
délinquants. Toute tentative de faire face à une
pareille situation avec les moyens appropriés prend figure de
persécution et suscite la protestation d'"autorités
morales". L'adversaire polytrope n’a presque pas besoin
d'"aider à la manœuvre".
Indéniablement, va de pair avec
ce moralisme à fleur de peau une caractéristique qui
logiquement (mais nous ne sommes pas ici dans un domaine logique)
devrait s'y opposer, un degré de permissivité sans
précédent dans notre histoire, et qui crée
une atmosphère particulièrement favorable aux
opérations de déstabilisation et à l'action
psychologique adverse. Il n'y a guère de comparable dans
l'Europe du XXe siècle que l'état de Berlin à la
fin de la République de Weimar.
Nous ne pouvons ici procéder
qu'à une énumération rapide et très
incomplète. La détérioration qualitative et la
diminution quantitative de cette garantie de solidité sociale
qu'est la famille, lieu privilégié de la transmission
d'une civilisation, s'accompagne d'un indéniable
affaiblissement de l'éducation que vient aggraver un véritable
effondrement de l'instruction publique. Il y a relativement beaucoup
plus d'illettrés en France qu’il n'y en avait en 1914.
Les écoles sont des lieux privilégiés de
contagion de la drogue, pour ne parler que d'elle, et aussi de
l'homosexualité que la permissivité favorise; cet
affaiblissement de la famille étant donné, on imagine
aisément qu'un milieu ainsi modifié ne constitue pas un
terreau favorable où la plante civisme puisse être
cultivée dans de bonnes conditions. Il faudrait intervenir en
amont.
Les médias, amplificateurs
formidables, et d’ailleurs sans précédent, des
caractéristiques dominantes d’une société,
font régner la permissivité qu' accroît le
melting pot humain qui caractérise de plus en plus la France
depuis vingt ans. Ce qui rapproche le plus les éléments
à la fois hétérogènes et uniformisés,
c'est la consommation des mêmes produits.
Tous les mobiles humain, qui
dans les
périodes précédentes tenaient en échec la
permissivité dont nous souffrons, sont usés par les
médias comme par l’action d’une roue, une roue
diffamatrice des mobiles qui ont fait la solidité de la
France, une roue qui ne s’arrête jamais de tourner.
Contre ce rouleau compresseur psychologique -- la machine médiatique
mérite bien ce nom -- un enseignement vigoureux pourrait seul
lutter. Pour le moment nous pouvons dire que cet enseignement est à
mettre au passé. On imagine sans peine comment l'agression
polytrope pénètre de telles "plages de
vulnérabilité" et travaille pour ainsi dire à
l'intérieur de nos propres défauts. L'agression
polytrope consiste à les aggraver en suivant la ligne de
moindre résistance. Les défauts jusqu'ici inévitables
qui sont la rançon de toute société riche,
l'homme étant ce qu'il est, sont évidemment exploités
ainsi que certaines particularités propres à nos élites
dirigeantes. Par exemple la tendance française à
l’organocratie, c’est - à - dire a une domination de
fait des fonctionnaires (note : organon. en grec, signifie
instrument, c'est l'origine du mot français organe, les
fonctionnaires sont les organes de l’Etat) sur le reste de la
population, ou autre exemple : les lacunes de notre classe politique
en matière de science des différences humaines à
quoi a été due jusqu'à présent la
disposition qui consiste a imaginer l'adversaire ou le protagoniste
d'après soi-même et à imaginer, par exemple, à
l'image du nôtre le comportement des dirigeants communistes qui
se sont succédé depuis Lénine, ou celui des
sectaires intégristes de l'Islam, notamment chiites, bref,
pour user d’un terme de psychanalyse, à se projeter
dans le partenaire ou le protagoniste. Nous tenons là un
"solécisme de l'action" qui a exercé de
grands ravages. De ce syndrome dont le pronostic est grave, la
politique du Président Roosevelt envers Staline demeure un
exemple fameux. La diversité humaine pourrait peut-être
être étudiée par ceux qui ont charge d'hommes, au
cours d'un enseignement d’anthropologie générale
qui, les choses étant actuellement ce qu'elles sont, fait
cruellement défaut.
La connaissance, consécutive à
une prise de conscience des points faibles que nous présentons
et qui correspond aux types d'agressions dont nous sommes l'objet,
est de toute nécessité, ce qui est parfaitement
possible. Les adversaires n'ont pu faire dans la guerre Protée,
dans "le nouvel art de vaincre", les progrès qu'ils
ont faits que parce que cette prise de conscience n'avait pas eu
lieu, sauf chez quelques personnalités, quelques travailleurs
isolés qui n'avaient pas à leur disposition la machine
médiatique : que parce que ce type de situation n'avait pas
été élucidé. Nous venons d'esquisser
rapidement ce que, du point de vue où nous sommes placés,
on pourrait appeler les failles les plus profondes de notre Occident.
Il convient de placer ici une
remarque
que nous estimons capitale. La réussite modèle d'une
opération de guerre Protée consiste à faire
converger, pour obtenir le résultat cherché, des actes
et des conduites parfaitement hétérogènes et
même en principe opposés les uns aux autres, par exemple
à "manipuler" des groupes ou des personnes de
"droite" et des groupes et des personnes de "gauche"
(nous employons ici ce vocabulaire sans rigueur pour être
immédiatement compris). Chaque espèce politique pense
dans ce genre de cas poursuivre ses fins propres. La révolution
portugaise dite "des œillets" en est un excellent
exemple. Ce qui ne signifie pas que cette convergence des actes et
des conduites en vue d'un résultat cherché révèle
l'existence d'un "chef d’orchestre" omniscient et
infaillible. Elle manifeste seulement de la part de l'adversaire un empirisme
résolu qui, dans une absence totale de
principes moraux du type de ceux qui nous viennent de notre passé
religieux, fait flèche de tout bois, c'est-à-dire
attrape quelquefois au vol les occasions favorables. On
commettrait une erreur en me reprochant de représenter les
actions adverses, la guerre polytrope qu’on nous fait comme
savamment planifiée par un état-major auquel rien
n'échappe. Il n’en est rien. C’est dans notre
conscience que l'image de cette guerre systématique et
polytrope se forme. Nous conceptualisons pour comprendre. Mais cette
image, ce concept, ne sont pas des illusions. Non seulement ces
agressions polytropes prises en bloc constituent objectivement une
action d’ensemble ininterrompue, mais encore conceptualisées
en système ces petites et incessantes opérations nous
permettent de mieux percevoir et de concevoir, nous, l'ensemble des
réponses à opposer comme un système, en vertu du
principe d'économie intellectuelle qu’on retrouve plus
d'une fois à la base des grandes actions stratégiques
et militaires, et qui a permis à Clausewitz après
Jomini, de "théoriser" la guerre napoléonienne.
Ce système d'agression
polytrope, issu des circonstances, qui (v. supra) contre-indiquait la
"grande guerre" et les vastes opérations, en vertu
du savoir-faire acquis des révolutionnaires conspirateurs
devenus chefs d'Etat, grands théocrates, manieurs d'hommes,
donc en raison de nos faiblesses mêmes qui ne pouvaient pas ne
pas leur crever les yeux, ne s’est pas produit en tant que mode
de guerre comme l'application d’une vaste conception
stratégique préexistante. Il s'est produit comme
beaucoup de séquences historiques que nous rationalisons après
coup (l'Occidental, surtout français, est un "animal
rationalisateur") parce que, dans leur situation et avec les
avantages sur nous qui leur sont propres, et qui viennent en partie
de leur moindre développement, les hommes d'Etats
totalitaires, issus des grandes révolutions du XXe siècle,
la révolution communiste et la révolution islamique, ne
pouvaient mieux faire, et que là était leur chance de
victoire. Ils voyaient devant eux un terrain où, de par leur
expérience acquise, ils nous étaient supérieurs,
alors que l’autre terrain, celui de la guerre classique, en
vertu des progrès inouïs de la technologie, était
devenu extrêmement périlleux. Mais nous, à notre
tour, c'est en systématisant intellectuellement leur action,
après l'avoir observée pendant un temps suffisant, que
nous saisissons avec rigueur une telle situation comme problème, un
problème dont la résolution est ou serait
décisive pour notre civilisation. Problème que nous
pouvons résoudre intellectuellement, tenter de résoudre
en fait (il y a là deux opérations différentes
de nature).
Si nous connaissons nos "points
faibles", nous pouvons, restant dans le droit fil de la théorie
de la guerre Protée, nous demander quels sont les points
faibles de l'ennemi (des ennemis). Leurs structures sociales, leur
texture historique et leur condition géopolitique étant
autres, ces points faibles sont nécessairement autres.
Il n'y a pas là deux problèmes
distincts, mais un seul. Pour mener la guerre polytrope et mettre en
pratique le nouvel art de vaincre, il faut frapper aux points faibles
de l'ennemi. Pour atteindre ainsi l'ennemi à ses points
faibles, il faut n'avoir pas les mêmes. Ici l'examen objectif
des situations comparées fait ressortir que si l'ennemi -- et
cela est aussi vrai de la Logocratie impériale de l'Est que
des tenants du dogmatisme fanatique qui brandit le Coran -- n'a pas
nos points faibles, il a les siens propres.
Deux remarques s'imposent avant
d'aller
plus loin. La première est qu'il convient de se remettre en
mémoire une réalité négligée à
tort jusqu'ici. Le désir ne créant pas son objet, notre
désir de paix n'échappe pas plus qu'un autre à
cette application du principe de réalité, et deuxième
remarque : que la non-riposte aggrave notre situation. La
non-riposte, en effet, décuple l'esprit offensif des
adversaires, et donne à penser aux "neutres"
intérieurs et extérieurs, à ceux qui se donnent
l'illusion de pouvoir rester en dehors, que nous sommes les plus
faibles, ce qui peut pousser les neutres en question à prendre
parti contre nous, activement ou passivement. Le premier principe
d'action qui s'impose à nous est donc le principe de
riposte. Une infériorité sur un point précis,
même envenimée habilement n'est pas un élément
de guerre Protée si l'on ne va pas plus loin. Nous
conceptualisons en effet sous le nom de guerre Protée ou
d'agression polytrope des phénomènes "ordinaires"
qui, pris chacun en particulier, n'ont rien à voir avec ce que
nous appelons "guerre", mais qui, si on les considère
sous une optique stratégique, peuvent constituer un véritable
dispositif d'investissement, comme si nous étions les assiégés
d'une guerre de siège invisible. On peut, d'une manière
à peine métaphorique parler d'une guerre chronique à
basse intensité. Le terme de guerre se soutient en ceci
que l'exploitation (exempte de toute convention et c'est ce qui
confère un caractère métaphysique et inexpiable
aux affrontements de conceptions du monde qui caractérisent le
XXe siècle) des points faibles adverses, bien qu'elle soit
maintenue au-dessous du seuil militaire, est absolue en ce
sens que tous les coups sont en principe permis, et que, jusqu'à
présent, à l'instar des anciennes guerres de religion,
elle n'admet pas de vrais traités de paix. Nous ne sommes plus
dans un monde historique régi par de telles conventions. Il y
a guerre Protée parce qu'il y a effet d'ensemble. On peut même
dire effet de composition. Existe l'équivalent de batailles ou
de campagnes militaires.
Étant donné cette
interdépendance d'éléments se commandant
réciproquement, qui fait la grande complexité de nos
sociétés "ouvertes", la stratégie et
la tactique adverses ne sont jamais plus efficaces que lorsqu'elles
jouent sur les jointures, les articulations, lorsqu'elles frappent au
niveau des syndicats ouvriers par lesquels l'économie
"marche", des syndicats de fonctionnaires, par lesquels,
comme le nom l'indique, la France "fonctionne" ; au
niveau de l'instruction publique, par laquelle nos sciences et nos
techniques se transmettent et peuvent se développer; au niveau
de la composition même du peuple, où celles de nos
caractéristiques qui ont fait leurs preuves historiques en
occidentalisant la planète quant aux produits et aux
techniques, peuvent s’atténuer par dilution.
Le principe de riposte
s'applique en
s'opposant à la convergence de différents modes
d'agression qui, chacun pris isolément, ne mériteraient
pas ce nom. Par exemple, il est théoriquement possible de
trancher la connexion entre attentats terroristes et publicité
médiatique. Le développement du terrorisme vient de la
découverte par l'adversaire des effets de terreur et
d'annihilation procédant du fait que les attentats terroristes
sont, par les médias, portés quasi-immédiatement
à la connaissance de tout un chacun. Que deviendrait ce
terrorisme sans la " médiatique" ? A l'inverse,
la force du communisme en France a tenu longtemps à une
véritable censure de fait qui a dissimulé par un
véritable mur médiatique, à l'ensemble des
consommateurs de médias, c'est-à-dire à tout le
monde, les infériorités économique,
scientifique, technique, de la superpuissance de l'Est, et qui s'est
opposé très longtemps, ce qui est paradoxal étant
donné nos moyens critiques, à la "déconstruction"
(note : j'use, pour être compris plus vite de ce
néologisme, que je crois éphémère) du
marxisme, croyance agissante, mythe historiquement moteur pendant un
temps donné. Actuellement, et l'image de l'U.R.S.S. et la
croyance idéologique de cette logocratie sont moins protégées
médiatiquement parlant, et un des moyens de conquête de
l'agresseur polytrope a été affaibli. Corrélativement
le nombre des communistes et sympathisants en France, a décru.
Si éloignés de la défense nationale que se
trouvent de tels phénomènes qu'à bon droit on
nomme politiques, il faudrait être aveugle pour ne pas voir
qu'il y a là des déterminants qu'on peut apprécier
en termes de victoire ou de défaite. Des
combinaisons polytropiques telles que grèves, drogue, émeutes
raciales, périodes électorales agitées, peuvent
rapprocher notre pays de la défaite, au point que même
une défense de type purement militaire ne puisse pas être
envisagée. Autrement dit, si l'on n'agit pas en
amont de la défense nationale stricto sensu, la défense
nationale tout entière risque de connaître le sort le
l'armée Bazaine dans Metz. Une des caractéristiques de
notre époque est l'absence de discontinuité entre le
militaire et le politique. Ces hommes poursuivis, rattrapés,
domestiqués par leurs propres médias n'ont pas, à
notre grand étonnement, fait l'objet de romans de
science-fiction. Peut-être parce que le sujet est déjà
trop proche de la réalité.
Notre maîtrise dans le nouvel
art
de vaincre est "envisageable", mais elle exige de nous une
mutation psychologique. Elle est donc fonction de notre capacité
de mutation. Nous venons de parler de l'action des médias, et
de montrer comment les médias peuvent constituer une plage de
vulnérabilité très préoccupante. Mais ici
l'adversaire "polytrope" n'a fait que prendre acte d'une
possibilité, qu’exploiter une ouverture. Notre temps,
notre situation montrent que les valeurs fondamentales d’une
société peuvent être corrodées par ses
moyens d'expression spécifiques. Le mythe de l'apprenti
sorcier éveille chez nous des harmoniques profondes.
L'exposé que je vous soumets
ici
tel que je l'avais conçu, était chargé de trop
de matières pour être contenu dans le temps qui m'était
imparti. Je dois me contenter maintenant d'indiquer brièvement
la suite des idées.
J'ai marqué pourquoi nous
n'avions pas eu l'initiative dans cette forme nouvelle de guerre. Un
tel effet de surprise explique l'avancée adverse dans une
première période. Cette situation n'implique et
n'indique en aucune manière une infériorité
définitive. Mais elle nous suggère une véritable
mutation.
Nous ne pouvons gagner une
guerre,
ou même seulement ne pas la perdre, sans la faire. D'où
une recommandation qu'on peut exprimer sous une forme impérative
:
" Faites la guerre
qu'on
vous fait". Il y aura bientôt un demi-siècle
que la deuxième guerre mondiale n'est pas suivie d'une
troisième guerre mondiale. Entre la première et la
seconde ne s'étaient écoulés que vingt ans. Il
est nécessaire de faire en sorte, par nos divers préparatifs,
que cette troisième guerre mondiale dont on ne doit point ne
fût-ce que par hygiène intellectuelle, écarter
l'idée, ne nous surprenne pas, mais il ne faut point que la
perspective de ce règlement de compte apocalyptique nous
aveugle et nous paralyse sur le type de guerre qu'on nous fait, qui
n'est pas grande et qui n'est pas "mondiale", du moins au
sens où l'étaient les deux autres.
Examiner et analyser le régime
d'agression polytrope auquel nous sommes soumis, ne saurait être
une opération purement passive. La conscience prise des
événements, par un acteur non dépourvu de moyens
d'agir et de réagir porte en elle la modification de
l'événement. Ce que j'ai nommé thérapeutique
de la lumière fait ressortir le caractère
"activiste" -- c'est une métaphore -- de certaines
représentations (au sens psychologique du terme). Il y a des
"événements mentaux" : perceptions,
inférences, inductions ou même intuitions, tels qu'une
fois qu'ils ont eu lieu, les choses ne peuvent plus être
exactement comme avant. La connaissance n'est pas gratuite. Elle
a spontanément, et comme initialement, tendance à être
vecteur d'action.
La prise de conscience de la
guerre
Protée, donc de la nécessité de travailler à
former des caractères et des aptitudes pour le nouvel art de
vaincre, nous propose deux directions et nous incite à deux
élucidations. Une des deux directions est l'élucidation
des points faibles de la partie adverse, l'autre est la
connaissance de nos propres points faibles. Mais dans ce dernier cas,
chez un être fort, et on peut le devenir si on ne l'est pas
d'abord, la connaissance d’un défaut n'est pas purement
passive. Elle se prolonge normalement en aspiration au changement,
et, si les choses sont bien prises, en volonté de changement.
La thérapeutique de la lumière s'ébauche déjà
dans la volonté de rendre ceux qui sont manipulés
conscients de la manipulation dont ils sont l'objet. Elle
consisterait à élucider historiquement et
généalogiquement (ce qui signifie faire voir comment un
élément procède d'un autre, comment une
situation procède d'une situation) les opérations
"psychagogiques" qui ont été effectuées
sur eux. La thérapeutique de la lumière consisterait à
montrer comment les notions-clé et les sentiments-clé,
comment le matériau psychologique de base, l'"alliage
affectif fort et qui résiste au temps", ce qui fait la
solidité de notre civilisation, est, et sont corrodés
avec une continuité et un polytropisme opiniâtres par
l'action psychologique adverse, exploitant avec une longue habileté
nos particularités "démocratiques" et
"libérales" dont l'adversaire, qu'il se réclame
de la Logocratie marxiste, ou d'un fanatisme religieux d'origine plus
ancienne, est remarquablement exempt, le problème pour nous
étant alors de résister au totalitaire sans le devenir
soi-même. En termes simples et clairs, notre société
fondée sur des valeurs et liée à ces valeurs,
est sommée par le péril historique de reconquérir,
le mot n'est pas trop fort, ses moyens d'expressions les
médias, et ses moyens de se transmettre, c'est-à-dire
l'enseignement.
En s’attaquant prioritairement
à
ces deux poutres maîtresses de notre civilisation en même
temps qu’à toutes les articulations de la société
que nous constituons et qui nous constitue, société
complexe, aux éléments divers et interdépendants,
l'agresseur polytrope a illustré en les appliquant
parfaitement les grands principes de la guerre Protée. La
reconquête de nos moyens d'expression et de reproduction,
moyens essentiels, prendra nécessairement du temps. La
conquête -- à des yeux dessillés, le mot
n'apparaît pas trop fort -- la conquête de ces moyens par
l'adversaire a été de sa part un investissement
continu de près d'un demi-siècle qui a créé
chez nous un conformisme à l'envers, un "régime"
destructeur au sens diététique du mot régime.
Cette reconquête, non pas de provinces comme dans les anciennes
guerres, mais de notre territoire psychologique, n'ira pas
sans la mise en œuvre de mesures institutionnelles, portant non
seulement sur la réintroduction et le réveil, pour ne
pas dire la résurrection, de nos valeurs dans l'enseignement
et dans les médias. Il est d'ailleurs théoriquement
possible de fonder, par la collaboration de la Défense
Nationale et de l'Instruction Publique, un Institut d'études
des mesures actives, c'est-à-dire, au fond, de la guerre
Protée, des actions polytropes et du nouvel art de vaincre, et
d'en communiquer les résultats, au minimum aux plus
responsables des Français, et au maximum à tout le
monde. La reconquête -- insistons-y, le mot n'est pas trop fort
-- des moyens d'expression (médias) et des moyens de
transmission de la civilisation et de son noyau central la culture,
prendra du temps. En attendant, car il s'agit d'une course de vitesse
entre la pédagogie et la défaite, il serait souhaitable
que, de même qu'il y a, en vue de la guerre "classique",
une armée "active" et une armée "de
réserve", on souhaiterait, sur l'initiative de la Défense
Nationale et des bonnes volontés qu'elle pourrait susciter, la
création dans la société civile de "centres
anti-désinformateurs" à qui serait dévolue
la fonction de faire prendre conscience aux Français de la
guerre qu’on leur fait. Il découle de là qu'il
serait, dans cette hypothèse, nécessaire de former les
formateurs et de créer un "centre supérieur"
qui pourrait communiquer connaissances, méthodes et impulsion
aux centres répandus sur l'ensemble du territoire et des
terres sur qui flotte le drapeau français. Cette thérapeutique
d'urgence ne serait destinée qu’à généraliser
dans la société l'esprit de défense, l'esprit
de non-recul, en attendant que les mesures institutionnelles
portant sur les moyens d'expression et les moyens de transmission
aient porté leurs fruits. Pour les plus responsables d'entre
nous, il ne s'agirait que d'accepter les conséquences de
nos connaissances. L'efficacité de la "thérapeutique
de la lumière", tient à l'"arrachage de
masques" qui donne à la mise en pleine clarté
d'une information jusque-là trompeuse, une sorte de valeur
explosive sur le plan psychologique. La représentation, au
sens psychologique du terme, peut être rendue agissante et
motrice par la conscience qu'on en prend. Sans doute, les grands
résultats où est parvenu l'Occident doivent beaucoup à
cette valeur explosive de la connaissance. Tout ceci, qui est
essentiel, ne peut être entrepris si les futurs praticiens ne
font pas leurs certains impératifs ou certaines suggestions de
l'ordre de la méthode. Il serait souhaitable de leur former
une cuirasse intellectuelle et psychologique faite de scepticisme
instrumental (toutes les notions qui ne sont pas suffisamment
établies sont mises en attente et ne peuvent être
essayées qu’avec précaution, aux risques et
périls de l'essayeur), de doute provisoire et suspensif
(celui-là même que recommandait Descartes et qui peut
être la condition préalable de la certitude) et enfin ce
qui est plus malaisé, un véritable blindage intellectuel et
psychique en général contre le conformisme régnant en partie
falsifié.
La guerre Protée se mène
et se gagne en grande partie chez nous. Cela ne nous dispense pas de
connaître les points faibles de l'adversaire et de tenter des
opérations offensives telles que celles qu'il mène chez
nous. La lecture, par exemple, des ouvrages d'Alexandre Zinoviev, et
la lecture des ouvrages les mieux informés sur le Moyen-Orient
d'aujourd'hui nous révèlent de telles "plages de
vulnérabilité". Et nous ne sommes pas sans moyens.
Mais ce sont des points -- capitaux -- sur lesquels le présent
exposé ne porte pas.
Le principe de riposte peut
prendre plusieurs formes, dont chacune est essentielle. A part la
reconquête intérieure de nos moyens d'expression et de
transmission, il consiste à faire la guerre qu'on
nous fait et dans la mesure -- elle est loin d'être
négligeable -- du possible, à frapper comme on nous frappe.
Pour cela, il importe d'éclairer la
société civile afin qu'elle combatte avec ses
défenseurs, et que ceux qui risquent leur vie au service de la
France se sentent soutenus par la nation, que les français
ne regardent pas une partie de notre défense nationale avec
les yeux de l'ennemi.
Le principe de riposte ne peut
s'appliquer d'une manière réflexe et sans efforts
d'imagination, puisque les collectivités ou groupes dont
relèvent les agresseurs et nous, ne sommes pas constitués
de la même manière, le totalitarisme, étatique et
dogmatique, l'un ou l'autre ou l'un et l'autre, régnant parmi
eux et non parmi nous. Pourtant, la règle de la riposte
efficace prime. Dans ces conditions, cette riposte ne peut être
pratiquée qu'en ayant recours a ce que j'appelle la " conduite de
l'échiquier ". La conduite de
l'échiquier consiste à considérer avec la plus
totale liberté d'esprit la situation de l'adversaire et ses
points faibles à un moment donné et à ne frapper
que là où le coup est efficace. Faire comme l'ennemi
qui a choisi son point d'attaque, et ici, non pas se défendre
mais riposter, c'est-à-dire infliger sur un tout autre
terrain un coup au moins aussi efficace que celui qu'on a reçu.
Il peut et même il doit y avoir hétérogénéité
complète du stimulus et de la réponse. Mais le joueur
-- pour continuer notre comparaison -- qui aurait à lui seul
l'échiquier complet devant les yeux, n'est pas vraiment
constitué. Il reste virtuel. Il ne peut exister que si les
puissances politiques qui sont nos alliées nous communiquent
assez d’informations pour que nous ayons la vue la moins
inexacte possible de l'échiquier. Mais, mieux on aura compris
les principes de la guerre Protée, de l'agression polytrope et
du nouvel art de vaincre, plus les puissances alliées seront
portées à permettre a celles d'entre elles qui en ont
un pressant besoin, d'adopter la conduite de l'échiquier.
Absolument parlant, la conduite de l'échiquier présuppose
la constitution du joueur " Occident ". En attendant, la
simple alliance bien comprise peut amener beaucoup de progrès
dans ce domaine.
On pourrait faire à cet exposé
l'objection suivante : "Vous sortez du cadre de la Défense
Nationale. Vous traitez en somme de politique". Mais ne
sommes-nous pas à une phase de l'histoire où la
distinction entre politique extérieure et politique intérieure
est souvent malaisée, et bien des fois illusoire ? L'objection
n'est donc valable qu'en apparence : la guerre Protée étant
donnée, la Défense Nationale, tout en demeurant
une spécialité indispensable, vitale, dans sa
spécificité propre, devient une fonction générale. Le salut
est, je crois, dans une sorte de généralisation
de l'esprit de défense nationale dans la société
civile. Il serait capital d'abattre les barbelés
électrifiés qui séparent la Défense
Nationale de l'enseignement et des médias. Et il faudrait une
circulation confiante des idées entre les milieux de la
Défense Nationale et les milieux où s'élaborent
les solutions concernant l'ensemble de la société, et,
en un sens, des sociétés. Jamais peut-être au XXe
siècle, la tâche de la Défense Nationale n'a été
si riche, ni peut-être si exaltante. A elle de former l'armée
de réserve de la guerre Protée. A elle d'injecter à
la société civile le "vaccin défense".
Qu'on nomme le fait hasard, Grâce ou Providence, puisqu'il y a
coïncidence de notre position historique et de nos vœux de
connaissance, de notre obéissance à la loi du maximum
de vérité, il ne nous reste plus qu'à nous
imprégner de cette évidence : la meilleure preuve qu'on
a compris l'art de vaincre, c'est de vaincre.
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(Le Nouvel Art de Vaincre est la suite, le complément, la mise à jour, du livre La Guerre en question ("un
couple démodé, la guerre et la paix") que Monnerot avait
publié trente-cinq ans auparavant, en 1951 (Gallimard).)
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