Jules Monnerot répond à Hannah Arendt







 EXPLIQUEZ CETTE PHRASE DE BERGSON :



"Elle [l'humanité] ne sait pas assez que son avenir dépend d'elle. A elle de voir d'abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l'effort nécessaire pour que s'accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l'univers, qui est une machine à faire des dieux".

 
       
                                          


     Pour comprendre cette phrase de Bergson, qui constitue la conclusion des Deux Sources de la Morale et de la Religion, il n'est pas inutile de savoir celle qui la précède. La voici : "L'humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu'elle a faits" - ce qui est devenu beaucoup plus vrai encore que lorsque Bergson l'avait écrit. "Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d'elle", ajoute Bergson. Deux idées capitales sont ainsi avancées : la première est une constatation, la seconde, un choix, et la conclusion du grand ouvrage de Bergson qui sonne comme une prière, ne se comprend elle-même que si l'on a compris, et les termes du constat qui porte sur le passé et le présent, et les termes de l'option proposée qui porte sur l'avenir.

     Le progrès - indéniable, massif, sans précédent, de l'humanité dans son ensemble, les uns précèdent, les autres suivent plus ou moins loin derrière - n'est, si on l'examine avec les yeux de l'esprit, qu'un progrès portant sur les moyens. On peut aller plus vite d'un  lieu à un autre, par exemple, mais les destinations elles-mêmes ne sont pas changées.

     Les moyens de l'homme ont grandi, mais la faculté de se donner des fins supérieures à celles de l'âge précédent, n'est nullement apparente. Les misères individuelles et collectives que l'homme fait à l'homme, ont varié dans leurs modes. Et ces modes étant devenus, tant à la guerre qu'à la paix, tant dans la vie publique que dans la vie privée, incomparablement plus efficaces, s'il y a progrès, il est dans l'étendue des souffrances humaines, et dans la faculté de les infliger. C'est face à ce problème que Bergson, dans le même ouvrage, remarquait que, faute pour l'humanité dotée de moyens d'action accrus, d'avoir en même temps un "supplément d'âme", le progrès, dont on a tant parlé, risquait de se manifester par son contraire. Les moyens accrus sont comme un poids plus lourd. Il faut donc que les muscles du porteur soient plus forts, c'est-à-dire, si nous transposons du symbole au symbolisé, que l'humanité soit meilleure ; or, elle ne l'est pas. Faisant subjectivement sans doute la même quantité de mal qu'elle a toujours fait, comme ses moyens de le faire sont accrus, elle semble avoir été beaucoup plus avant dans le mal, alors qu'il n'en est rien : elle est seulement restée ce qu'elle était.

     Le cri d'alarme de Bergson n'est pas le premier. Il vient même assez tard. Le premier avait été jeté à l'aube de la révolution industrielle du XIXe siècle, à la naissance des sociétés industrielles, et c'est un illustre et génial visionnaire, le premier (en date) des théoriciens du socialisme, un Français, le Comte Henri de Saint- Simon, qui l'a jeté. La société qui s'annonce, pronostiquait Saint-Simon, sera la société industrielle, c'est-à-dire celle des moyens accrus ; comment l'humanité pourrait-elle se faire égale à ce progrès, sinon en tentant dans l'autre domaine un effort aussi vigoureux que celui qu'elle était en train de tenter dans le domaine matériel, physique, et dans celui des sciences exactes ? Et Saint-Simon préconisait la montée d'un nouveau pouvoir spirituel, et certains de ses disciples précisèrent même d'"un nouveau christianisme". Et c'est ainsi qu'on connut cette extraordinaire déviation mystique d'une société qui fut fondée par l'homme qui allait être également, par l'influence qu'il eut sur le jeune Auguste Comte, le patron du positivisme. Sous la conduite du Père Enfantin, les St-Simoniens travaillèrent à fonder une nouvelle religion qui eût été la religion spécifique de la société industrielle.. L'histoire enregistra leur échec. Il faut constater qu'une dialectique analogue domine les destinées du positivisme comtien qui finit lui aussi sur une phase mystique. Auguste Comte découvre à la fin que le plus important est l'amour, et autour de la révélation tardive qu'il en eut par ses rapports platoniques avec Clotilde de Vaux, il organise un culte, et ce qu'il a voulu une véritable religion. Rares sont les philosophes et les critiques qui ont rendu justice à cette fin de vie, de pensée et de carrière, qui passe plutôt pour un exemple d'extravagance philosophique… qu'un secret avertissement nous interdit de trop railler. Seul peut-être, Alain a su rendre justice à ce mouvement de piété.

     La suite des propositions bergsoniennes peut mieux s'éclairer maintenant. Voici l'alternative de l'humanité actuelle telle que Bergson l'avait vue : ou l'humanité veut vivre seulement, ne dépasse pas le matérialisme, c'est-à-dire qu'elle tend à persévérer seulement dans l'être et le mieux-être, et alors elle est entraînée par le poids de ses moyens ; elle propage et continue une existence où la part non-animale de l'homme est devenue beaucoup trop faible puisque les nouveaux moyens de puissance de l'homme ne font que grandir démesurément ce qui est matériel et ce qui est animal ; ou bien l'homme comprend, non pas qu'il faut s'opposer au progrès matériel, ce qui est absurde, mais qu'il a pris un trop fort retard quant au processus de domination de ses propres moyens, et que s'il ne réforme pas et ne renforce pas dans l'individu et dans la société le pouvoir spirituel, et ce que les scolastiques appelaient l'unité de domination des actes, l'espèce humaine risque de périr d'un déséquilibre comparable à celui de ces énormes animaux préhistoriques qui périrent d'un développement disproportionné d'organes spécialisés.

     Bergson craint que notre planète s'arrête de faire des dieux. Il craint que si l'homme cesse de se transposer en plus qu'humain, il ne retombe au-dessous de l'homme. Rien, hélas ! dans l'histoire qui s'est écoulée depuis trente ans ne lui donne tort. Mais rien non plus ne donne raison au pessimisme. Et Bergson, en nous mettant, nous, humanité, en présence d'un choix, a très bien vu que le dernier mot était à la liberté.


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Jules Monnerot



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